Publié le : 16 novembre 2014
Source : atlantico.fr
La construction européenne fait voir aujourd’hui ses principales failles de conception. L’un des diagnostics possibles à été pour ses fondateurs de croire à l’amalgame entre Europe des civilisation et Europe des institutions, assimilationniste. Identité, compétition commerciale, voire guerre économique, l’Europe en tant que garante de la paix n’a pourtant jamais été une formule aussi contestable.
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Atlantico : Dans son dernier Livre Sauvons l’Europe !, Valéry Giscard D’Estaing déclare » L’Europe, notre Europe, dispose encore de 20 ou 30 ans pour s’unir comme ont su le faire les américains et rééquilibrer de ce fait le jeu des grandes puissances « . Partagez-vous ce constat ? Les raisons qui ont poussé les états européens à s’unir après la seconde guerre mondiales sont-elles encore valables aujourd’hui ?
Emmanuel Todd : Cette idée que l’union fait la force, » les Etats Unis sont gros, la Chine encore plus, l’Inde arrive, tout le monde est gros sauf nous « , c’est le paralogisme fondamental de l’européisme. Cette idée est très puissante, elle semble de bon sens. J’y étais moi-même assez sensible. Puis, je me suis aperçu que la politique de contrôle salarial allemand était dirigée contre ses partenaires et consciente. Si l’Allemagne fait baisser son coût du travail de 20%, cela ne produira aucun effet sur la Chine qui, à l’époque, avait un cout du travail vingt fois moins élevé. Par contre, vis-à-vis de la France, de l’Italie etc…. cela va faire un gros effet.
Même jeu pour la politique de change de Pékin, avec un maintien de la monnaie chinoise au plancher : est-elle vraiment dirigé contre les Etats Unis? Evidemment non. Mais contre les Vietnamiens, les Thaïs, les Indonésiens et autres pays à bas coût du travail. Dans la globalisation, nous voulons toujours voir seulement une compétition entre les pays à haut et bas cout du travail. Mais dans les ajustements des nations à la globalisation, ce que nous observons d’abord, c’est que chacun des acteurs essaye de s’en sortir, non pas en luttant contre les plus lointains, mais contre les plus proches, par la géographie et le niveau de développement.
Dans la globalisation, l’Allemagne ne cherche pas son équilibre par une coopération économique avec ses partenaires mais par leur destruction industrielle. De même, la Chine affronte ses voisins du sud. Les gens vivent avec une idée fausse, inversée de l’Europe : elle n’est plus du tout une zone pour se protéger, pour survivre, c’est au contraire une zone de guerre économique maximale. La baisse du coût du travail, c’est une stratégie anti-voisin : on essaye d’être le dernier à survivre dans un processus d’abaissement des niveaux de vie, d’anéantissement du futur. Dans ce contexte de compétition féroce entre voisins sociaux, économiques, géographiques, les effets économiques des différences de force liées à l’anthropologie et à l’histoire sont maximisées.
La vérité est que pour les plus petits ou les plus faibles, l’enfermement dans l’Euro rend toute défense par le change impossible. On assiste à une implacable mécanique de mise en hiérarchie, d’abord économique mais très vite politique. La Grèce est déjà un genre de protectorat interne. Voilà ce qui se passe réellement en Europe. C’est la métamorphose de Kafka, version économico-politique. Hier, nous vivions dans un monde de nations libres et égales, d’esprit français, mais aujourd’hui, nous nous réveillons comme le petit fonctionnaire de Kafka, à l’état de cafard rampant sur un mur. L’Europe est devenue un monstre hiérarchique.
Henri Guaino : L’union fait la force, c’est la devise de la Belgique, de l’Angola, de la Bulgarie et de la Bolivie ! Tout est dit ! Non ? Qui peut croire qu’imiter la Belgique ou l’Angola à l’échelle de l’Europe tout entière nous rendra plus forts ? En se réunissant dans de grands ensembles on peut parfois être plus fort que tout seul. Mais, il arrive aussi que l’on soit plus faible. Il y a toujours eu des colosses aux pieds d’argile. Tout dépend sur quoi on est uni. Que les pays d’Europe aient beaucoup d’intérêts à défendre ensemble, cela est vrai. Mais ce que propose Valéry Giscard d’Estaing est d’une autre nature : copier les Etats-Unis d’Amérique, c’est à dire faire de l’Europe une seule Nation. Mais une Nation, c’est bien autre chose qu’une liste d’intérêts communs, même si la liste est longue. Une Nation, cela ne se décrète pas.
Même aux Etats-Unis cela a été un peu compliqué. Il a fallu, quand même, la guerre de sécession et ses 600 000 morts, et les guerres indiennes. Et c’était un pays neuf, un pays de pionniers transformé, non sans une certaine cruauté, presque en page blanche par les nouveaux venus qui voulaient écrire leur propre histoire sur une terre vierge.
L’Europe est un vieux continent avec de vieux pays et une très vieille histoire. Croire que l’on va simplement, parce qu’on le veut, effacer toutes ces singularités, toutes ces histoires qui font l’Europe, est le péché originel d’une construction qui ne veut tenir aucun compte ni de la géographie, ni des héritages. Est-ce que chercher à s’unir sur le plus petit dénominateur commun, tellement petit qu’il ne représente rien, rend plus fort ou plus faible ? Est-ce que priver tous les peuples d’Europe de leur capacité à décider pour eux-mêmes, fait automatiquement une capacité européenne à décider pour tous ? Est-ce que le broyage des peuples dans l’immense machine bureaucratique de Bruxelles a fait naître une volonté commune plus grande que la volonté de chacun ? Est-ce que l’Europe y a gagné en puissance dans le monde et en prospérité ? La réponse est non. L’Europe des politiques communes, de la préférence communautaire, du marché commun avait peut-être un sens : il s’agissait d’accomplir ensemble ce qui pouvait l’être. Mais tout change avec l’acte unique au milieu des années 80, lorsque l’on a décidé de faire de la concurrence l’alpha et l’oméga de toutes les politiques européennes. Pourquoi ce basculement ? On peut l’imputer à l’idéologie libérale qui triomphait à l’époque. Mais, me semble-t-il, la raison était l’élargissement de l’Union et dans le dessein fédéraliste, plus ou moins avoué.
Le fédéralisme pousse à une extension continue du champ des compétences communautaires au mépris du principe de subsidiarité. Résultat, il est de plus en plus difficile, alors que le nombre des Etats membres augmente, de prendre ensemble des décisions sur un nombre de plus en plus important de sujets. C’est cette double dérive de l’élargissement des compétences et des frontières extérieures qui a poussé l’Union à s’en remettre à la concurrence pour tout régler. Ainsi, à partir du milieu des années 80, on a commencé à mettre l’Europe en pilotage automatique, c’est-à-dire d’une certaine manière à la dépolitiser. Cette entreprise de dépolitisation totale de la société et de l’économie européennes est une entreprise sans précédent dans l’Histoire.
Elle est en contradiction avec tous les principes de la civilisation européenne. Et elle est sans issue : les peuples qui veulent écrire leur propre histoire ne peuvent supporter d’être dépossédés, peu à peu, de leur souveraineté. La politique, c’est la volonté humaine dans l’histoire, opposée, pour le meilleur et pour le pire, à tous les déterminismes. Imagine-t-on le continent qui a inventé le libre arbitre s’unir en se reniant à ce point ?
Imagine-t-on l’Europe qui a inventé ce que nous appelons la politique se construire impunément sur un projet d’effacement de la politique, de la volonté et de la responsabilité politiques, pour remettre tout son destin à des règles automatiques et des autorités indépendantes n’ayant de comptes à rendre à personne ?
Quand je dis l’Europe, il faut s’entendre. Il y a l’Europe de la culture et de la civilisation et l’Europe comme construction institutionnelle. On peut se sentir profondément européen, appartenant à une civilisation européenne et mal à l’aise dans cette union artificielle, fondée non sur des réalités qui s’imposent à nous, mais sur des textes d’inspiration bureaucratique qui prétendent, depuis 30 ans, régenter de plus en plus notre vie quotidienne. La civilisation, la culture, la géographie sont des faits qui s’imposent à nous.
L’Union européenne est une construction que nous ne sommes pas obligés d’accepter telle quelle est, que nous pouvons critiquer et changer si nous estimons qu’elle ne fonctionne pas. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle ne fonctionne pas et qu’elle nourrit des ressentiments et des crispations auxquels on pensait que l’histoire avait fait un sort définitif. En confondant l’idée d’Europe avec la construction européenne actuelle, on tue le débat, comme on le tue lorsque l’on proclame que c’est l’Union européenne qui a fait la Paix et non l’inverse, car on ne critique pas la Paix. La construction européenne, c’est le nouveau débat interdit. Vous connaissez la formule : l’Europe où le chaos ! Mais, c’est en faisant l’union de l’Europe de cette façon que l’on va droit au chaos.
Emmanuel Todd : J’en ai vraiment marre de l’Europe. Affirmer une identité européenne devient une obligation de bien-pensance, étouffante, totalitaire. Personnellement, cela ne me gêne pas d’être en Europe, j’ai toujours plaisir à voyager sur ce continent, mais je n’ai aucune identité européenne. Je me définis comme français, ça c’est sûr, et heureux de l’être, éventuellement breton, juif, ayant des liens avec le monde anglo-saxon, mais pour rien au monde européen. J’aime spécialement l’Italie, le Japon, la Hongrie. J’éprouve toujours une immense reconnaissance envers la Russie qui nous a débarrassé de la Wehrmacht. J’en ai assez de l’obligation rhétorique de se dire européen. L’Europe est un désastre, et ça va comme ça. En tant qu’historien de la longue durée, ma révulsion est d’intensité égale : la réalité de la France n’est pas qu’elle est en train de fusionner avec la Finlande, la Tchéquie, l’Espagne, l’Irlande et l’Allemagne, mais que des populations d’origines européenne, africaine, arabe et asiatique sont en train d’y fusionner, notamment en région parisienne, et que face à la grandeur historique de ces retrouvailles planétaires, l’idée européenne est par nature étroite, mesquine même.
Henri Guaino : L’Europe qui a inventé aussi l’universalisme ne doit pas être un enfermement, ou même un renfermement. Mais l’Europe existe dans la pensée, dans les idées, dans la civilisation, dans l’héritage de la chrétienté, et de la Méditerranée : si la philosophie allemande me parle, c’est aussi parce qu’elle est l’héritière de la philosophie grecque. Le constat est quand même que l’homme européen qui porte cet immense héritage de culture, le poids si lourd de tant de souvenirs, la marque d’une spiritualité si profonde, n’a jamais été aussi affaibli dans le monde, aussi fragile, aussi vulnérable que depuis que la construction européenne s’est métamorphosée en processus de dépolitisation, inspiré par une idéologie de la table rase qui se représente l’Europe comme une terre vierge de tout héritage et qui récuse même la géographie, puisque cette Europe n’a plus de limite et semble extensible à l’infini. Cette construction a d’autant plus affaibli l’Europe et les Européens que cette métamorphose s’est produite en même temps que ce changement décisif que l’on appelle la mondialisation qui a ouvert la porte à tous les dumpings et à toutes les concurrences déloyales, remplaçant un monde où chacun se développait en contribuant au développement des autres par un monde où chacun est conduit à se développer au détriment des autres.
Je ne suis pas certain que la mondialisation soit le théâtre d’une guerre consciente comme le disait Emmanuel Todd, ni que l’essentiel s’y joue dans les concurrences de la proximité. Mais, ce dont je suis certain, c’est que dans la mondialisation telle qu’elle est, par nature conflictuelle, ceux qui désarment sont condamnés à être des victimes. L’Europe est la première de ces victimes parce qu’elle a décidé de pousser son désarmement économique et culturel le plus loin possible en remettant son sort à la concurrence seule.
L’Union européenne telle qu’elle est n’a pas rendu les Européens plus forts pour défendre leurs valeurs et leurs intérêts dans la mondialisation. C’est exactement le contraire qui s’est produit. On connaît la réponse pour le moins paradoxale à ce constat : « cela n’a pas marché alors il faut aller encore plus loin dans la même direction ! » On ne peut pas continuer comme ça si l’on ne veut pas laisser le dernier mot à la colère des peuples qui en auront assez de souffrir. L’Union européenne a été rendue possible par le désir de Paix des Européens après des siècles de violence. Faisons en sorte qu’ils ne changent pas d’avis.
Il faut regarder en face la réalité de cette Europe devenue folle qui se précipite dans le gouffre de la déflation et où la solidarité n’est qu’une apparence de moins en moins préservée. Ainsi le modèle allemand tant vanté n’a été qu’une stratégie pour se développer sur le dos de ses partenaires. Si tout le monde avait suivi le même modèle, il n’y aurait pas eu de gagnant : tout le monde aurait perdu, car tout le monde ne peut pas être en excédent. L’Allemagne a comprimé sa demande intérieure et a profité de la demande de ses partenaires financée par l’emprunt, ce qu’elle leur reproche aujourd’hui, non sans un certain cynisme. Sans compter que certains pays comme la France ont aussi pris en charge une partie du coût de la réunification allemande. Mais les modèles ont la vie courte. On ne peut pas comprimer indéfiniment le niveau de vie. L’Allemagne doit faire face à des revendications salariales de plus en plus pressantes, le retard dans les investissements publics commence à faire sentir ses conséquences et elle ne pourra pas demeurer longtemps un îlot de prospérité au milieu d’une Europe en dépression.
Emmanuel Todd : Je trouve que l’on est un peu en retard dans le vocabulaire. On emploie des mots sans se rendre compte qu’ils ont changé de sens. On continue à parler d’Europe, ou de fédéralisme, comme si l’on avait toujours affaire à la même « chose ». Mais ce n’est plus la même Europe. C’est une Europe où les nations sont inégales. Il y a un chef qui est l’Allemagne et ses satellites d’Europe du nord et des pays baltes. On vit dans une Europe ou les Polonais sont à prendre au sérieux alors qu’ils veulent faire la guerre aux Russes. On met Moscovici sous contrôle letton. Ce n’est plus l’Europe de papa, l’Europe sympa de la politique agricole commune, d’Airbus, d’Ariane et du projet Erasmus. C’est un autre monde, austéritaire, inégal, sado-masochiste, qu’il faut peut-être l’appeler par son nom allemand, Europa (En dévoilant le titre du livre de Valéry Giscard D’Estaing : EUROPA- Sauvons L’Europe !).
C’est caractéristique, je n’avais pas vu ce titre du livre de Valéry Giscard d’Estaing. Quel talent! Il est vrai que le privilège des vieillards est de ne plus avoir à faire semblant. Un autre exemple de retard conceptuel : lorsque des benêts, pas toujours socialistes, nous disent que, pour résoudre les problèmes économiques, « il faut aller vers plus de fédéralisme », ils ont un train intellectuel de retard. Il y a déjà un centre de décision unique en Europe qui est l’Allemagne. Et l’Allemagne est centralisée, à Berlin, dans son processus décisionnel. Les ministres français vont à Berlin demander des autorisations à leurs superviseurs allemands. Bon, c’est un fédéralisme hiérarchique un peu complexe. On se tord les mains en se lamentant de ce que l’Europe française n’avance plus. Mais une autre Europe avance, ensemble d’Européens inégaux habitant des nations inégales placées sous l’autorité d’une nation hégémonique, l’Allemagne, dont la démocratie particulière continue de fonctionner. Merkel, au contraire de Hollande est populaire et légitime dans son pays. Je l’ai dit dans le journal allemand Die Zeit, l’Allemagne est, selon le concept politologique classique, une Herrenvolk Democracy : un peuple dominant y délibère démocratiquement et décide pour les autres. Je crois cependant que cette structure n’est qu’une étape.
Le premier souci des élites dirigeantes allemandes n’est pas le bien-être du peuple. En relisant Les étapes de la croissance économique de Rostow, j’ai redécouvert cette idée que les sociétés qui ont atteint un certain niveau de développement ont le choix entre une politique de bien-être des populations et une recherche de la puissance. L’Allemagne fait une politique de puissance. A Berlin, le bien-être des populations n’est pas prioritaire, y compris celui de la population allemande.
Henri Guaino : C’est une analyse séduisante qui contient une part de vérité, mais une part seulement, car ce ne sont pas uniquement les intérêts qui guident le monde. Ce qui nous arrive en Europe n’est pas seulement la conséquence de la volonté de puissance allemande. Il y a quand même une question : pourquoi accepte-t-on le diktat allemand ?
Emmanuel Todd : Les autres pays l’acceptent parce que la France l’accepte.
Henri Guaino : Cela ne répond pas à la question : pourquoi la politique allemande produit-elle une telle adhésion dans les élites européennes en général, françaises en particulier ? Pourquoi les élites françaises n’opposent-elles pas un refus à l’hégémonie allemande ? Elles en ont les moyens, car si l’on ne peut pas faire l’Europe sans l’Allemagne, on ne peut pas la faire non plus sans la France, et ceux qui ont le plus à perdre à voir exploser l’Euro, ce sont les Allemands !
Emmanuel Todd : Seule la France est en position de briser le système. Les pays du sud sont dans un processus de détestation impuissante de l’Allemagne et il suffirait que les élites françaises bougent. Je suis d’accord avec Henri Guaino.
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Le projet européen est-il une impossibilité en lui-même ou un échec découlant de cette construction ?
Henri Guaino : C’est d’abord l’échec du rêve fédéraliste qui vire au cauchemar.
Emmanuel Todd : On m’accuse toujours d’être germanophobe. Quelle erreur ! Je connais mieux l’histoire allemande que la plupart des gens qui peuplent l’Elysée, l’Assemblée et les rédactions en chef des journaux traditionnels. Mon attitude est fondamentalement une acceptation d’historien : j’accepte de voir la spécificité de la puissance allemande, l’évidence d’un rôle particulier de l’Allemagne dans l’histoire. J’accepte de voir que la modernité éducative européenne a commencé avec la réforme protestante, que l’Allemagne était alphabétisée longtemps avant la France et je connais par ailleurs les structures familiales allemandes. J’accepte de façon empirique cette évidence de la capacité de l’Allemagne à dégager une énergie particulière à certains moments. J’accepte de voir que la France a fait ce qu’elle a pu, qu’elle a fait son devoir, au-delà même de ses forces en 14-18. Et j’ai tiré la leçon de la deuxième guerre mondiale : la France ne peut seule contrôler l’Allemagne dans l’espace européen. La France a d’autres qualités ; cela n’a aucun sens de justifier pourquoi on préfère être français. L’idée française que l’on peut faire comme l’Allemagne – je n’ai même pas dit aussi bien- est une aberration. La leçon de l’histoire c’est que nous n’en finissons pas d’avoir un problème allemand, c’est une régularité qui dérive de la constitution anthropologique et religieuse de l’Allemagne. Mais il y a d’autres pays comme cela ; si la Suède avait 80 millions d’habitants, je vous garantis qu’on dégusterait une version ultra féministe de la même chose.
Les élites françaises ont un rapport névrotique à l’Allemagne. Elles aimeraient gérer un peuple aussi obéissant et efficace. Mais nous, Français, sommes autre chose, et notamment peu enclins à accepter sans discussion l’autorité. Nos énarques ne peuvent l’admettre. Il est vrai que les énarques de la botte, Inspecteurs des Finances, Auditeurs à la Cour des Comptes ou au Conseil d’Etat ont le plus souvent réussit en fayotant et sont donc très mal armés intellectuellement pour penser la désobéissance. Mais l’Allemagne est l’Allemagne, disciplinée, efficace, obstinée dans la poursuite d’objectifs spécifiques. Nous ne sommes pas à la bonne échelle de puissance pour la contrôler, c’est le boulot des autres: Américains, Anglais, Russes.
Henri Guaino : Cela donne presque raison à Mitterrand, qui voulait canaliser l’Allemagne en la noyant dans une grande Europe…
Emmanuel Todd : Oui, et ce magnifique projet a mis l’Europe sous contrôle allemand. S’il existe une application de l’expression « se tirer une balle dans le pied », en voici le parfait exemple.
Henri Guaino : L’obsession allemande a fait commettre beaucoup d’erreurs. A force de vouloir se préserver de l’Allemagne, on a fini par faire l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui, assez proche, il faut bien le dire, de la description qu’en fait Emmanuel Todd : en voulant contenir l’Allemagne, on l’a mise au centre, et même au-dessus de la construction européenne.
J’en reviens au point précédent. L’état de l’Europe aujourd’hui est le résultat d’une défaite intellectuelle majeure plus, à mon sens, que de la supériorité objective de la puissance allemande. Keynes avait raison : les idées mènent le monde beaucoup plus que les intérêts. Le problème de l’Europe est dans le rapport qu’entretient une partie de ses élites politiques, intellectuelles, économiques avec l’histoire, la géographie, la culture et l’anthropologie ou encore la démographie, et qui s’exprime très bien dans l’attitude de l’Europe aujourd’hui sur la question ukrainienne, comme elle s’est parfaitement exprimée au moment de la ratification du Traité de Maastricht et de la création de l’Euro. La politique se construit sur des réalités qui ne sont pas toutes matérielles. Sinon les réalités vous rattrapent et elles se vengent. Regardez l’Euro ! Souvenez-vous de ce que disaient les anti-maastrichtiens en 1992 ! Regardez les tensions avec la Russie ! Souvenez-vous de ce que disaient les Russes lors de l’indépendance du Kosovo en 2008. Bien au-delà des intérêts et des puissances, l’Europe actuelle est le produit de ce rêve fou d’un continent vierge sur lequel on pourrait édifier n’importe quelle construction abstraite. Le résultat est un désastre dont émerge seulement ce qu’il y a de plus compact, de plus solide, ou pour reprendre la phraséologie d’Emmanuel Todd, ce qu’il y a de plus discipliné, c’est-à-dire l’Allemagne, mais elle finit par s’y fragiliser à son tour.
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Quel sens prend la construction européenne aujourd’hui ?
Henri Guaino : L’amitié franco-allemande est une nécessité vitale pour les deux peuples et pour le continent. Que la France et l’Allemagne soient de nouveaux ennemis serait la pire chose qui pourrait arriver au continent européen. Mais être amis n’est pas être soumis. Si ce que nous avons construit ensemble transforme l’amitié en soumission, l’échec est assuré. Indépendamment des rêves de puissance que lui prête Emmanuel Todd, l’Allemagne doit faire face à des réalités comme sa démographie qui lui dicte en partie sa politique. Mais la politique de la démographie allemande ne peut pas être la nôtre. A fortiori celle de tout le continent. Elle conduit dans beaucoup de pays à un rejet de l’Allemagne et de l’Europe.
Emmanuel Todd : Le système européen dysfonctionne, c’est une évidence massive, un nez au milieu d’une figure. La question n’est donc plus de savoir si l’Europe fonctionne, l’Europe est un désastre. Le problème est désormais de pouvoir répondre à la question « Pourquoi ne se passe-t-il rien ? ». Il y certes a un problème de conscience et de responsabilité des élites dirigeantes. Mais dénoncer les élites ne suffit pas. Que se passe-t-il dans le corps électoral ? Il faut quand même admettre qu’il y a encore des élections en France et que le corps électoral n’est pas dans un état d’esprit révolutionnaire. Les gens sont capables de voter non à la constitution de 2005 mais lorsque les manœuvres politiques aboutissent au traité de Lisbonne, il ne se passe rien. Il y a toute une partie de la France qui s’accommode des politiques de l’Allemagne : la France reste riche et elle est de plus en plus vieille. Passive.
Henri Guaino : Cela ne préjuge en rien du caractère révolutionnaire du peuple français. L’histoire nous apprend que les ressentiments, les colères peuvent rester longtemps souterrains jusqu’au jour où, de façon toujours surprenante et inattendue, ils éclatent au grand jour.
Emmanuel Todd : Vous avez raison, mais ce que je dis, en tant que démographe, est que le genre de structure d’âge qu’a actuellement le monde occidental n’a jamais existé dans l’histoire. Compte tenu de la structure politique représentative et de la place des vieux dans le corps électoral on a un peu de mal à imaginer une sortie du blocage actuel dans le cadre de procédures démocratiques. L’âge médian des électeurs doit être proche de 50 ans.
Henri Guaino : Cela ne veut pas dire qu’il ne se passera rien éternellement. Personne, en janvier 1789, ne croyait que la révolution allait tout emporter. Je crois qu’il existe toujours un degré de souffrance à partir duquel tout peut arriver. Et c’est le problème auquel se trouve confrontée l’Europe, une fois de plus, comme elle y a été confrontée dans les années 30. Il y a un moment où à force de faire souffrir les gens, la colère devient irrépressible.
Emmanuel Todd : Je vous accorde que les niveaux de vie sont en train de baisser.
Henri Guaino : Nous sommes entrés dans un processus déflationniste. La déflation, quelle que soit la structure de la société, conduit à la catastrophe. Est-ce que nous allons continuer comme ça ? Jean-Claude Trichet avait une vision de l’économie et de la politique monétaire très restrictive qui conduisait à la déflation. Mario Draghi lui a succédé et n’a manifestement pas la même conception des choses. C’est un sujet absolument majeur car les grandes crises économiques ont souvent des causes monétaires. Dans un discours récent, il a annoncé que la Banque Centrale Européenne allait prendre des mesures non conventionnelles massives pour éviter le piège déflationniste. Quelques semaines après, il a commencé à faire marche arrière devant l’opposition de certains pays, et en particulier de l’Allemagne… Un cycle de désendettement ne peut pas être géré sans l’outil monétaire, sinon c’est la déflation, l’effondrement de l’activité, des prix et du pouvoir d’achat.
L’Europe est à la croisée des chemins. Nous avons un problème de politique monétaire qui peut apparaître tout à fait secondaire à nos élites dirigeantes, mais qui devient en réalité majeur. Que restera-t-il de la Démocratie si nous tombons dans la déflation ?
Emmanuel Todd : Nous spéculons sur la sortie du blocage Nous commençons à penser en termes de crise.
Henri Guaino : Dans les années 30, la déflation est venue des Etats-Unis. Aujourd’hui, elle pourrait bien venir de l’Europe. Il y a une crise de la pensée européenne qui n’est pas séparable de la façon dont nous voyons aussi la mondialisation, comme un monde complètement aplati où tout est fluide, où tout est résolu par une sorte de darwinisme économique.
Emmanuel Todd : Ce qui est caractéristique de l’Europe c’est de ne plus être dans la réalité du monde, de plus avoir de vision globale du monde, comme il en existe aux Etats-Unis, en Russie, en Chine ou au Japon. Cela dit, l’Allemagne développe une vision et si elle reste longtemps le centre de l’Europe, alors l’Europe finira par acquérir une vision allemande du monde.
Ce que montre l’Histoire c’est qu’en général les politiques sont en retard sur les crises économiques. On en arrive en général à une crise politique avant d’avoir résolu la question économique. Et ce que montre l’histoire des crises politiques, c’est que les tempéraments politiques nationaux sont très différents. En vérité, l’entrée en crise maximise la diversité culturelle et les antagonismes. En 1929, les deux pays les plus avancés dans la crise sont l’Allemagne et les Etats Unis. Pour produire Roosevelt d’un côté et Hitler de l’autre. En France cela donne le Front Populaire. Ce sont des réactions fort diverses. Je sens monter une tension générale s’incarnant en Europe dans une divergence des comportements politiques. En France, on est pris dans une farandole totalement démente associant une droite classique pulvérisée, un PS qui est devenu un vrai parti de droite, aile gauche comprise, et un Front National prônant simultanément la solidarité nationale et la division de la nation entre Français anciens et récents. En Allemagne, ils ont comme en Suisse l’union de la gauche et de la droite, effet d’une organisation verticale de la société. Lorsqu’on dit que l’Europe est désormais le continent de « la » démocratie, (après avoir inventé le fascisme, le communisme et le nazisme soit dit en passant), on fait comme s’il n’y avait chez les 27 qu’un seul système politique. C’est faux. D’ailleurs, si les gens de l’UMP ou du PS étaient sérieux dans leur idée de faire comme l’Allemagne, ils gouverneraient ensemble.
La crise approche, la pensée unique évolue. La pensée unique des années 90 (pour moi pensée «zéro »), c’était l’infinie beauté du libre-échange, de l’euro, de la démocratie, l’amitié entre les peuples, un pacifisme de principe. Sur ce dernier point nous pouvons identifier une mutation récente, effet de l’anxiété d’élites, politiques ou journalistiques impuissantes devant le détraquage du monde. Ce que l’on sent venir, ici c’est un besoin de boucs-émissaires et une préférence pour la guerre : avec Bachar El-Assad, avec Poutine. La pensée zéro n’est plus pacifiste. L’Europe avance, vers le mal. On dénonce depuis un quart de siècle la xénophobie des couches populaires, mais vraiment, m’acharnant à essayer de comprendre la russophobie des élites, je suis arrivé à la conclusion que la russophobie, c’était tout simplement la xénophobie des élites.
Les élites sont paumées partout mais les chercheurs français ont quand même un avantage incontestable dans la compétition intellectuelle pour comprendre la crise morale et intellectuelle de l’Occident, Chez nous, le désarroi des élites est transparent, incarné. François Hollande incarne le vide de la classe dirigeante. Il est pour nous une sorte d’avantage épistémologique. Son égarement total nous permet d’envisager l’hypothèse qu’Obama, Merkel, Cameron n’ont pas non plus un gros contrôle de la situation.
Henri Guaino : Je vois les choses un peu différemment. En économie, cette pensée unique ou zéro est tout simplement une vieille orthodoxie. Il est frappant de voir à quel point les idées économiques qui dominent aujourd’hui le débat politique sont de vieilles idées forgées pour beaucoup entre 1750 et 1850… Quant au pacifisme, c’est une pensée qui a toujours conduit…à la guerre. C’est toujours la même chose, à force de nier la nature humaine, la réalité du monde, la dimension tragique de l’histoire, on finit par les reprendre en pleine figure. Quand on veut bien réfléchir à l’alliance de l’orthodoxie économique et financière et du pacifisme, nous avons un exemple dans l’histoire de France, celui de Pierre Laval, en 1935. C’est un pacifiste qui s’est retrouvé à droite et qui pensait que la meilleure réponse à la crise était la déflation plutôt que la dévaluation. Il a répondu à la commission de la défense du Sénat qui lui demandait une augmentation des crédits de la défense, en 1935, que ce n’était pas possible parce que la situation financière de la France ne le permettait pas. A cette époque où se jouaient tant de choses, Laval incarnait parfaitement ce que le Général de Gaulle appelait « le système ». C’est d’ailleurs pour cela qu’il jouera un si grand rôle en 1940, au milieu de la débâcle, dans la mise en place du régime de Vichy : il était parfaitement représentatif du comportement et de l’état d’esprit des notables politiques de la IIIe république finissante.
La pensée unique ou vide est celle de la bonne conscience. Aujourd’hui, comme dans les années 30, elle ne pense pas la crise de civilisation européenne et mondiale. L’Europe a tout faux. Elle a tourné le dos à la Russie. Elle a tourné aussi le dos à la méditerranée et elle s’est coupée de sa source culturelle, spirituelle, géographique, avec une terrible désinvolture que nous payons aujourd’hui. Le mépris de beaucoup de nos partenaires du Nord et de l’Est pour l’Europe du Sud s’inscrit dans cette logique suicidaire.
Emmanuel Todd : L’un des traits fondamentaux de l’Europe était en 1990 son clivage est ouest. Et ce qui est en train d’apparaitre est un clivage nord sud. C’est très impressionnant pour un historien. Cela nous ramène à l’affrontement entre catholiques et protestants, très loin en arrière. S’inquiéter seulement du retour de la guerre froide, c’est à nouveau ne pas sentir la vitesse des mutations en cours.
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Passe-t-on obligatoirement du Pierre Laval de 1935 à celui de 1940 ?
Henri Guaino : Ne refaisons pas l’histoire. Mais observons où peuvent conduire le pacifisme bêlant, l’opportunisme et le conformisme politiciens qui assurent les carrières, le confort d’une bonne conscience à toute épreuve qui conduit à la perte de tout sens moral, une intelligence uniquement préoccupée par les petits calculs, les petites combinaisons, incapable d’appréhender la nature des crises et la dimension tragique de l’histoire. A vrai dire, Laval représente un type de personnage que l’on rencontre tous les jours. Il a vécu juin 40 comme une opportunité pour revenir au centre du jeu politique. Rien de plus. Les circonstances l’ont entrainé dans l’infamie. Mais le politicien rusé, roublard, un peu maquignon sur les bords tout occupé à ses marchandages dont le parlementarisme de la fin de la IIIe République avait fait ses délices, n’a pas perçu l’immense faute morale de la collaboration et son engrenage. Encore et toujours la question du sens moral et du sens du tragique dans la condition humaine et donc dans la politique. C’est la toile de fond. Plus factuellement, les graves erreurs de politique économique dans le contexte de la grande dépression des années 30, la déflation plutôt que la dévaluation, le refus de réarmer à cause de la situation financière et d’un pacifisme foncier contribueront à mettre la France en position de faiblesse au moment de la grande épreuve du printemps 1940 et ne seront pas étrangers au désastre. Sans doute, comme toujours, l’histoire aurait-elle pu emprunter d’autres voies. Mais s’il n’y a jamais de fatalité, il y a néanmoins un lien, somme toute logique, entre le Laval de 35 et celui de 40. Comparez à Churchill à la même époque. Il a pu se tromper sur la politique économique mais il a pressenti le danger et compris sa nature. Au regard de sa personnalité, de son histoire personnelle et politique, personne ne peut l’imaginer proposant la collaboration à Hitler même si l’Angleterre avait été envahie : encore le sens moral et celui du tragique. A vrai dire, lorsque la politique ne peut pas s’élever au-dessus du marchandage, des petites combinaisons partisanes, du clientélisme qui sont le lot des régimes d’Assemblée finissants, lorsque le système politique ne génère que des politiques à courtes vues et que surviennent des crises profondes, le désastre est presque toujours assuré.
Il faut se souvenir de Guy Mollet en 1956. Politicien chevronné, ancien résistant mais prototype de l’expert en gestion de courants, de sous-courants, marchandant tout conformément aux pratiques de la IVe finissante, il mena le pays au bord de la faillite, il réussit à transformer le drame algérien en tragédie. Et pour montrer qu’il savait trancher, lui qui ne tranchait jamais, il envoya les troupes françaises, à Suez, pour contrer la nationalisation du canal par Nasser, aux côtés des Anglais, pour qu’elles rentrent quelques jours plus tard face à l’ultimatum conjoint des Soviétiques et des Américains. Terrible humiliation. Lorsque Guy Mollet quitte le pouvoir, la démocratie parlementaire est au bord de l’effondrement et le pays au bord de la guerre civile. La faiblesse inhérente à la politique politicienne est au moins aussi dangereuse que la volonté de puissance. Au-delà de ce constat, je me pose une autre question. Dans l’histoire des élites françaises, une partie d’entre elles au moins, a souvent trahi la France pour tirer au mieux son épingle du jeu sans se soucier du destin collectif, alors que, par exemple, les élites anglaises n’ont jamais trahi l’Angleterre…
Les élites européennes ne sont-elles pas en train de trahir l’Europe ? Que dire d’une Europe qui prend le visage de Monsieur Junker, un homme qui, à la tête du gouvernement luxembourgeois, a organisé le pillage fiscal méthodique de tous les autres pays européens ? C’est cela l’élite européenne ? C’est cela son idéal européen ? C’est d’encourager l’évasion fiscale, d’ouvrir l’Europe à tous les vents, de la laisser économiquement désarmée, d’en faire la victime expiatoire de toutes les guerres économiques, de tous les prédateurs, de tous les démagogues. Plus grave encore, le désarmement militaire de l’Europe dans un monde où les tensions, les conflits, les menaces se multiplient. On nous raconte une histoire de Nation européenne. A-t-on jamais vu une Nation qui n’a pas la volonté de se défendre ? L’Europe, si belliciste vis-à-vis de la Russie, de la Syrie, de l’Iran, de l’Etat islamique, des organisations terroristes ne veut pas de défense européenne. Elle ne veut que le parapluie américain. A part la France et l’Angleterre, l’Europe ne s’engage jamais militairement et elle renâcle à payer pour partager le coût des interventions. Etrange Europe pacifiste en diable et tout autant belliciste vis-à-vis de tous ceux qui ne partagent pas sa conception de la Démocratie ou qui pourraient mettre en danger la Paix dans n’importe quelle région du monde, mais Europe incapable de s’armer pour défendre la Paix et pour se défendre elle-même, pour défendre sa tranquillité, sa liberté, sa conception de la civilisation. Cette Europe qui encense la Paix à tout bout de champ, pousse à la guerre par procuration. Emmanuel Todd parlait tout à l’heure de boucs émissaires. L’Europe s’est fait une spécialité, au nom de la bonne conscience européenne, ou de vieilles rancœurs, de désigner des boucs émissaires dont elle demande la tête aux autres, sans accepter de se salir les mains elle-même. C’est moins dangereux et moins coûteux. En apparence et à court terme. Car, à long terme ce genre de renoncement se paye toujours très cher.
Emmanuel Todd : Il y a partout des fantasmes bellicistes de compensation, de fuite, et une recherche de boucs émissaires. On réactive de vieux et absurdes souvenirs. Mais comme l’Europe qui est en train de ré-émerger, c’est celle des nations, et de nations avec des passions et des mémoires divergentes, nous assistons à la naissance d’un bellicisme européen général qui n’est que la somme de bellicismes nationaux. La Suède russophobe nous révèle qu’en ce début de troisième millénaire elle n’a toujours pas pardonné à la Russie la liquidation de son empire baltique au XVIIIème siècle. Les Polonais n’en finissent pas de vouloir faire payer leur propre échec historique aux Russes, capables eux de construire un Etat puissant pendant que la Pologne se dissolvait dans l’anarchie du veto noble universel, le Liberum Veto. Toujours le XVIIIème siècle. Oui, l’Europe avance, vers le passé…
La génération au pouvoir n’a rien connu d’important ou de tragique. Elle ne connaît ni ne comprend l’histoire. Mais on peut faire l’hypothèse d’une histoire qui redevient dure, dramatique, avec une irruption d’irrationnels nationaux. Vos voyez, je ne parle pas que de l’Allemagne. Il y a l’absurdité polonaise, le bellicisme suédois. Le nouveau mépris des pays du Nord pour ceux du Club Med. Tenez, plus exotique encore, le cas de la Lettonie, aujourd’hui vierge effarouchée par l’ogre russe, donneuse de leçons budgétaires à la France, mais participante particulièrement enthousiaste au bolchévisme en 1917. Vous vous souvenez ? Le régiment letton de Lénine, la remarquable contribution lettone à la fondation de la police politique bolchévique….
Il faut s’intéresser aux nations parce que l’universalisme bêlant est le fait de gens qui sous estiment les nations, les absolvent souvent mais parfois les diffament. Je suis hors de moi lorsque je vois les critiques sans nuances concernant la Hongrie, ce pays qui a affronté l’armée soviétique en 1956, ce pays qui a ouvert le rideau de fer en 1989. Ces Hongrois que l’Europe est en train d’attaquer comme anti-libéraux sont le peuple qui amorcé la chute du communisme. L’Européisme n’est plus qu’un immense révisionnisme: l’Allemagne n’a pas déclenché la guerre de 14, la Hongrie n’a jamais été l’incarnation de la liberté à l’Est.
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Comment sort-on de l’impasse actuelle ?
Emmanuel Todd : Tout apparaît impossible aujourd’hui. L’Euro ne marchera jamais. Nos politiques n’auront jamais le courage de l’admettre et d’agir pour nous en sortir. Comme l’Euro vide le pouvoir exécutif présidentiel de son contenu, notre vie politique n’est plus désormais qu’une comédie : les politiques veulent atteindre à l’Elysée pour n’y rien faire. Ils prétendent devenir président mais n’aspirent au fond qu’au poste de vice chancelier.
L’arrêt de l’histoire étant inconcevable, il s’agit d’identifier la crise susceptible d’enclencher une mécanique de désagrégation politique et économique de la zone euro. Deux scénarii sont possibles. Le premier est un emballement des problèmes internationaux, militaires et économiques. L’ Union européenne, voulant continuer de s’étendre, finit par s’écrouler en son coeur. L’affaire ukrainienne pourrait déboucher sur ce genre d’effondrement. Les sanctions économiques anti-russes pourraient achever économiquement le continent de la déflation. L’aventurisme polonais en Ukraine ou à Kaliningrad pourrait contraindre la France à se désolidariser in extremis d’un soutien allemand à la Pologne. Mais mille catastrophes sont envisageables…Les violences de l’Ukraine pourraient se répandre en Europe centrale.
L’autre possibilité est que nous arrivions tous seuls en France, comme des grands, à une implosion complète de notre système politique. Nous avons déjà l’impression d’être en lévitation. On doit certes désormais envisager une vraie percée du Front National, mais son arrivée au pouvoir me paraît toujours inconcevable. Ce que l’on peut imaginer est une volatilisation d’’ensemble du système des partis et que quelque chose émerge autour de quelques personnes, dans un contexte de désordre assez accentué.
Henri Guaino : D’accord avec Emmanuel Todd, l’arrêt de l’histoire est inconcevable, mille catastrophes sont possibles dans le contexte actuel et l’effondrement de notre système politique n’est pas à exclure. Je rajouterai que la Démocratie n’est pas indestructible et qu’un trop grand désordre dans l’économie et la société, comme dans les esprits, peut toujours déboucher sur un moment autoritaire. Le piège dans lequel nous nous sommes mis est bien refermé. La question de l’Euro, par exemple, est redoutable. Sortir de ce piège monétaire ne se résume pas à un problème de courage. Quels que soient les défauts de la monnaie unique, préparer à froid la sortie de l’Euro serait prendre le risque de se jeter dans le vide. Personne ne sait ce qui arriverait. On peut faire des hypothèses, mais personne n’en sait rien, personne ne peut dire si les souffrances provoquées par la sortie de la France de l’Euro, au risque d’un cataclysme mondial, ne seraient pas plus grandes que les souffrances provoquées par le maintien de l’Euro. Je ne prendrai donc pas le risque moral de prôner la sortie de l’Euro. Mais l’Euro ne pourra pas continuer d’exister, et l’Europe non plus, si nos partenaires considèrent qu’ils n’ont aucun devoir les uns vis-à-vis des autres. L’Euro est la mesure de la volonté de chacun de poursuivre l’aventure européenne. Si chacun n’y met pas du sien et c’est le plus fort, le plus prospère qui doit y mettre le plus du sien, alors tout explosera. Si le plus fort attend que tous les autres s’ajustent à lui quel qu’en soit le coût, l’Euro ne survivra pas. Disons les choses : si chacun doit faire un pas vers les autres, l’Allemagne doit en faire un plus grand. L’Euro peut être mis au service du développement européen, mais si nous le gérons de façon suicidaire, nous en subirons les conséquences. Pour l’instant, nous sommes plus proches du suicide que du salut.
Emmanuel Todd : Vous partez du principe, qu’au final, l’Allemagne devra être raisonnable. Mais si l’histoire nous apprend une chose, c’est que l’Allemagne n’est que rarement raisonnable.
Henri Guaino : L’espérance est une vertu héroïque. Mais, c’est l’intérêt de l’Allemagne d’être raisonnable.
Emmanuel Todd : Etre raisonnable, pour moi, c’est me soumettre aux faits observables. Et si l’on a perception empirique de l’histoire, la probabilité que l’Allemagne ne soit pas au final raisonnable est très élevée.
Henri Guaino : Si l’Allemagne est déraisonnable, elle sera celle qui en paiera le prix le plus élevé.
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Au-delà du constat que vous dressez, concrètement et politiquement, comment est-il possible d’avancer ?
Henri Guaino : On parle toujours de courage politique mais la grande défaillance aujourd’hui est celle du courage intellectuel. La grande dépression des années 30 qui s’est muée en profonde crise de civilisation a suscité partout dans le monde une grande effervescence intellectuelle qui a donné le New Deal, le nouvel ordre mondial de l’après-guerre, la protection sociale, Keynes, Beveridge, le programme du Conseil National de la Résistance, les 30 Glorieuses… Cette effervescence intellectuelle qui a transformé en profondeur le capitalisme et le droit international n’est pas au rendez-vous des crises actuelles. Je l’ai constaté lors de la crise financière. Du coup, il n’y a pas eu de réforme de la finance à la hauteur des enjeux révélés par les évènements. Depuis, il n’y a eu aucun progrès. On reste à la surface des choses tandis que, souterrainement, les crises avancent. Les politiciens se demandent comment gagner les élections. Ils ne se posent pas la question de savoir comment ils pourront gouverner au lendemain des élections. C’est ce qui frappe le plus et qui me paraît le plus inquiétant pour l’avenir.
Emmanuel Todd : La crise avance désormais plus vite que la politique consciente et organisée. Je m’abstiendrai donc de toute recommandation concrète. Mais je vous garantis que ça va être intéressant et surprenant.
Entretien réalisé le 10 octobre 2014