Publié le : 22 juin 2015
Source : rochedy.fr
Cher Michel,
D’abord, Michel, permets moi d’être franchement familier. C’est qu’on a quelques amis en commun, et c’est surtout que tu fais, somme toute, un peu parti de ma famille. Voilà des années et des années que tes livres traînent sur la table du salon de mon père. Je crois les avoir tous vu passer, au moins depuis La politique du rebelle. Je ne compte pas les fois où l’on parla de toi au repas ; moi t’enfonçant, mon père te défendant, toi dont le parcours ressemble au sien, comme il ressemble à tant d’hommes de ta génération (ce qui explique une partie de ton succès). Jeune provincial éduqué à l’ancienne chez les bonnes sœurs et jeté d’un coup, à l’âge d’homme, dans le post-modernisme et ses valeurs hédonistes : un grand classique, presque un poncif générationnel. Tu me pardonneras donc, j’espère, le tutoiement et les quelques grossièretés qui vont suivre.
Michel, je t’ai longtemps pris pour un con. Un vrai con, comme les autres. Un petit moderne qui se piquait de penser. Un gros gauchiste de plus de l’intelligentsia médiatique. Un béat de 68, un progressiste, un athée militant, un droit-de-l-hommiste content de lui, un libéral-sociétal qui faisait encore des caprices de gosses pour obtenir, toujours, plus de droits. Liberté. Fraternité. Amour. Tolérance. Gentils immigrés. Méchants capitalistes. Et prout-prout.
Puis tu as évolué. Ça m’a un peu surpris, mais, très vite, j’ai été plutôt surpris de ma propre surprise, car j’aurais du deviner. Un nietzschéen obligé de frayer avec le Paris mondain, ça ne peut donner qu’un réactionnaire. Un jour ou l’autre, ça devait arriver. J’aurais du y penser. Du coup, je t’ai même rendu hommage sur mon blog (http://www.rochedy.fr/2015/04/michel-onfray-encore-un-effort.html). Je louais tes changements soudains de points de vue. Non seulement tu t’en prenais à ce monde décadent (je me permets le mot car tu te le permets toi-même en ce moment), mais en plus tu te payais le luxe de découvrir la pensée de la Tradition : l’immanence de la terre (avec un T majuscule ou minuscule), les valeurs archaïques de l’honneur, de la parole, de la droiture, de la force, etc. Tu découvrais même la pensée des cycles contre celle du progrès ! Quel progrès ! Je ne pouvais qu’applaudir. Bravo Michel. Rien à dire. Pour moi, tu n’étais plus un con.
Le problème Michel, c’est que tu as beau être sorti de la catégorie des cons, tu es entré dans celle des salauds. Finalement, c’est peut-être pire.
Avant de te dire pourquoi, autorise moi juste une petite remarque, gratuite et méchante. Elle n’est pas un peu tardive ton évolution ? Coucou Michel ! J’écoutais dernièrement, pour le plaisir, une émission d’une heure qui t’était consacrée en 1997. L’horreur absolue. En face de Finkielkraut, qui était ton interlocuteur et qui avait déjà pris pas mal de temps d’avance intellectuel sur toi, tu défendais encore toutes les libertés possibles et inimaginables, tu parlais du devoir des européens à accueillir le plus d’immigrés possibles, tu parlais des bienfaits de 68, notamment de la destruction du principe d’autorité, en particulier à l’école, et tu continuais Michel, tu chantais les lendemains égalitaires, tu bavais de sentiments moraux, tu pleurnichais comme les autres. C’était en 97 et c’était à gerber ! Tu étais encore un jeune gauchiste ! Et tu le fus longtemps. Et maintenant ? Eh ben Michel ! Oh, comme c’est étrange, maintenant tu pestes contre la médiocrité des politiques, de l’éducation nationale et de la culture, maintenant tu annonces que notre civilisation européenne est morte et qu’elle risque de se faire submerger par des méchants islamistes. Coucou Michel ! Réveil matin ! 2015, tu découvres que tes anciennes idées ont produit le monde de merde que tu vomis désormais. Dring dring ! Trente ans de retard. Rendez-vous loupé avec l’Histoire.
Pareil pour ta philosophie dans ton dernier livre Cosmos Michel ! Là c’est grave quand même. Toi qui a commencé à réfléchir avec Nietzsche, voilà que quarante ans après tu retournes à lui. Tu redécouvres la métaphysique nietzschéenne de l’immanence. Moi, je l’ai lu à 15 ans et j’y suis resté. Toi, tu as erré pendant quarante ans pour t’apercevoir qu’enfin, c’était lui qui avait raison. Coucou Michel ! Quand au reste de Cosmos (très bon), bah Michel, c’est juste la philosophie des penseurs de la nouvelle droite, avec seulement quelques chichis et quelques prodomos que tu as encore besoin d’ajouter. Franchement Michel, tu as perdu un temps fou.
Tu pourrais m’objecter, comme on dit, vaut mieux tard que jamais. C’est vrai. Mais bon, en fait, on pourrait presque croire que tu es surtout un bon filou. Tu es toujours à la mode en quelque sorte. C’est habile. Quand la pensée à la mode était la pensée libérale (au sens américain, en Français : gauchiste), tu en étais un magnifique représentant. Maintenant que ça a basculé, maintenant que la société est devenue pessimiste et que ce sont plutôt les Zemmour qui cartonnent en librairie, tu te découvres réactionnaire. Habile ! Tu as raison en fait : en matière mondaine, littéraire et politique, rien ne sert d’avoir raison avant tout le monde, il faut avoir raison à temps. Même si c’est un peu tard.
Mais cela dit, je me plante quand je dis que tu es devenu réactionnaire. Le mot est mal choisi pour toi, car un réactionnaire, par définition, ça veut réagir. D’ailleurs, le problème vient de là, et c’est ce qui fait que tu es un vrai salaud.
Je te raconte juste une petite histoire avant de m’expliquer :
Dans ma petite vie, j’ai eu la chance d’avoir, comme tout le monde, des milliers de discussions. Des amis, des collègues de travail, des inconnus en soirée, la famille. Autour d’un verre, d’un café, ou juste dans la rue. Armé de mes idées et tandis qu’on s’aventurait à parler politique ou histoire, j’en ai convaincu plus d’un à propos du caractère profondément médiocre de notre post-modernité. Aujourd’hui, tu me diras, ce n’est pas bien difficile, mais pardonne moi quand même cet orgueil : je crois avoir fait plusieurs fois des noeux à la tête de bons petits gauchistes, ou simplement des indifférents, qui pensaient encore être nés à une époque formidable, joyeuse et pleine de vie. J’ai introduit le pessimisme dans leur petite tête gonflée de la vanité du présent. Mais souvent, alors que je voyais la bête enfin s’incliner et opiner du chef face à mes arguments, j’ai vu ce qu’il y a de pire au monde et ce à quoi je ne m’attendais pas : j’ai vu le fatalisme. Moi, tu comprends, quand je dis que nous vivons une époque de merde, c’est pour tout faire pour en changer. Au lieu de cela, j’ai vu des dizaines et des dizaines de personnes (et des jeunes notamment…), une fois d’accord avec mes sentences sur le temps présent, terminer la conversation par des réflexions du genre « puisque c’est comme ça je ne ferai pas d’enfants », « bah, on va mourir donc c’est pas grave », « tant pis quoi ». Horreur et damnation. Moi qui pensais toucher leurs cordes de la révolte, voilà qu’elles n’émettaient plus aucun son. Je crois que je préférais encore quand ils n’étaient que de simples béats un peu idiots. En fin de compte, je regrettais qu’ils voient clair.
Cette histoire terminée, je peux te dire pourquoi tu es en vérité un beau salaud. J’ai vu ta conférence à Nice, datée du 3 juin 2015. Je t’ai vu débiter, avec plaisir, les vérités sur la dégénérescence de notre civilisation. Puis tu as commis (par trois fois !) le pire des péchés contre la vie Michel, celui-là même contre lequel notre maître commun, Nietzsche, nous mettait en garde. Tu as dit, expliqué, justifié, qu’il ne fallait plus faire d’enfants. Tu as même fait applaudir toute la salle sur cette idée (et des femmes ! Je répète : des femmes !!). La civilisation européenne était morte, elle allait sans doute se faire remplacer, et il ne restait plus qu’à aller s’enfermer dans le jardin d’Epicure. Salaud. Triple salaud. Tu professes pendant quarante ans les idées qui ont conduit à cette déchéance, puis un matin tu te réveilles et continues à vendre des livres en disant que finalement tout ça sent la catastrophe, puis tu déclares que tout est foutu et qu’il ne faut même plus se battre ni faire d’enfants. Tombée de rideau. Boucle nihiliste. Salopard de première.
Michel, je te crois si intelligent que je ne te crois pas capable de ne pas voir le profond nihilisme dont tu fais état, et je te crois assez nietzschéen pour savoir que ce nihilisme est l’horreur absolue. Tu le sais Michel, la volonté du néant (consciente ou non) est à laisser aux autres, aux esclaves, aux êtres du ressentiment, ceux-là même que tu as souvent pourfendu dans tes livres. Alors pourquoi, Michel ?
On me dit que tu as voulu des enfants mais que tu ne pus en faire avec ta femme, malade et morte jeune. Je respecte profondément – je n’ai rien à dire. Mais Michel, toi le nietzschéen, je sais que tu sais qu’en vérité toutes nos pensées ne sont que des symptômes de notre propre vie, et, surtout, des tentatives de justifications de soi. Ça, je le sais, et tu le sais aussi (puisqu’à la suite de Nietzsche, tu l’as toi même écrit). Mais Michel, si tu le sais aussi bien, tu dois savoir que les grandes âmes parviennent également à réfléchir, de temps en temps, contre elles-mêmes (ci-contre disait Nietzsche). Penser contre soi. Ta vie n’est donc pas une excuse Michel. A dire qu’il ne faut plus faire d’enfants, tu ressembles à quelques uns de ces anachorètes des pires sectes chrétiennes d’antan, pleines de ressentiment et de haine contre la vie, tout ce que tu abhorres, tout ce contre quoi tu es censé t’ériger.
Voilà mon cher Michel. J’ai appris, compte tenu de tes évolutions, à être patient avec toi. Échappé du camp des cons, essaye de ne pas entrer dans celui des pires salauds, car entre un homme qui croit, même à de mauvaises choses, et un autre qui ne croit plus en rien, je pense que je préfère encore le premier. Et le pire, c’est que je suis sûr que toi aussi.
Bien à toi,
Julien Rochedy
Attention à l’orthographe, cher Julien Rochedy, elle fait aussi partie de l’héritage que nous devons défendre :
- « tu fais, somme toute, un peu parti de ma famille » >> partie
- « ceux-là même que tu as souvent pourfendu » >> pourfendus
Il faudrait aussi ne pas omettre la virgule avant un mot mis en apostrophe (« Le problème Michel, c’est que… » ; « Ta vie n’est donc pas une excuse Michel » ; etc.) ; surtout après un verbe transitif direct : « et tu continuais Michel » ne devrait pas se confondre avec : tu prenais la suite de Michel !