Publié le : 23 février 2015
Source : lesakerfrancophone.net
James Petras a été directeur du Centre d’études européennes à Athènes (1981-1984) et conseiller du Premier ministre Andreas Papandreou (1981-1984). Il analyse la crise grecque et ses enjeux par rapport à l’Union européenne.
Le gouvernement grec est actuellement pris dans un combat pour la vie ou la mort avec l’élite de l’Union européenne qui domine les banques et les centres de décision. L’enjeu, ce sont les moyens de subsistance de onze millions de Grecs, ouvriers, employés et petits entrepreneurs, et la viabilité de l’Union européenne. Si le gouvernement de Syriza capitule devant les demandes des banquiers européens et accepte de poursuivre les programmes d’austérité, la Grèce sera condamnée à des décennies de régression, à la misère et à la domination coloniale. Si la Grèce décide de résister et se trouve contrainte de sortir de l’Union européenne, il lui faudra répudier 270 milliards d’euros de dettes étrangères, envoyant les marchés financiers internationaux au crash et provoquant l’effondrement de l’UE.
Les dirigeants de l’UE comptent que Syriza abandonnera les engagements qu’il a pris devant l’électorat grec qui, en ce début de février 2015, est majoritairement (plus de 70%) favorable à la fin de l’austérité, au défaut sur la dette et aux investissements de l’Etat dans le développement économique et social [1]. Les choix sont sans équivoque ; les conséquences ont une importance historique mondiale. Les enjeux vont bien au-delà d’impacts locaux ou même régionaux limités dans le temps. Tout le système financier mondial en sera affecté [2].
Le défaut sur la dette se répercutera sur tous les débiteurs et créditeurs, bien au-delà de l’Europe ; la confiance des investisseurs dans l’empire financier occidental tout entier sera ébranlée. D’abord et avant tout, toutes les banques occidentales ont des liens directs avec les banques grecques[3]. Si ces dernières s’effondrent, elles seront profondément atteintes, au-delà du soutien que leurs gouvernements peuvent leur garantir. Une intervention massive de l’Etat sera à l’ordre du jour. Le gouvernement grec n’aura pas d’autre choix que de reprendre l’ensemble du système financier… L’effet domino frappera d’abord et surtout l’Europe du Sud puis se propagera aux régions dominantes du Nord avant d’atteindre l’Angleterre et l’Amérique du Nord [4].
Pour comprendre les origines de cette crise et les alternatives auxquelles sont confrontées la Grèce et l’Union européenne, il est nécessaire d’effectuer un bref survol des développements politiques et économiques des trois dernières décennies. Nous commencerons par examiner les relations de la Grèce et de l’Union européenne entre 1980 et 2000, puis l’effondrement actuel et l’intervention de l’UE dans l’économie grecque. Dans la dernière partie, nous analyserons la montée et l’élection de Syriza, et sa soumission croissante, dans le contexte de la domination et de l’intransigeance de l’Union européenne, et soulignerons la nécessité d’une rupture radicale des relations antérieures de seigneur à vassal.
Histoire ancienne: la formation de l’Empire européen
En 1980, la Grèce a été admise dans la Communauté économique européenne (CEE) en tant qu’État vassal de l’Empire franco-germanique naissant. L’élection d’Andreas Papandreou, dirigeant du Parti socialiste pan-hellénique, doté d’une majorité absolue au Parlement, fait naître l’espoir de changements radicaux dans la politique nationale et étrangère [5]. En particulier, pendant sa campagne électorale, Papandreou a fait la promesse de rompre avec l’OTAN et la CEE, de révoquer l’accord sur la base militaire américaine et de promouvoir une économie basée sur la propriété sociale des moyens de production. Après son élection, Papandreou a immédiatement assuré la CEE et Washington que son régime resterait au sein de la CEE et de l’OTAN et a renouvelé l’accord sur la base américaine. Des études menées au début des années 1980 à la demande du gouvernement, qui décrivaient les résultats néfastes, à moyen et long terme, si la Grèce restait dans l’Union économique européenne, en particulier la perte du contrôle sur son commerce, ses budgets et ses marchés, ont été ignorées par Papandreou, qui a choisi de sacrifier l’indépendance politique et l’autonomie économique en faveur de transferts massifs de fonds, d’emprunts et de crédits de la CEE. Depuis le balcon, Papandreou a parlé à la foule d’indépendance et de justice sociale tout en conservant des liens avec les banquiers européens et avec les oligarques armateurs et banquiers grecs. L’élite européenne de Bruxelles et les oligarques grecs à Athènes gardaient la mainmise sur les hautes sphères du système politique et économique grec.
Papandreou a perpétué les pratiques politiques clientélistes mises en place par les précédents régimes de droite – se contentant de remplacer les fonctionnaires droitiers par des membres loyaux de son parti, le PASOK.
La CEE a balayé la rhétorique faussement radicale de Papandreou et a poursuivi son but de mettre en place le contrôle et l’asservissement de l’État grec, en finançant un régime corrompu, clientéliste, qui détournait des fonds pour le développement de projets destinés à améliorer la compétitivité grecque en construisant une machine à subventionner basée sur une consommation croissante.
L’élite de la CEE savait, en fin de compte, que sa mainmise financière sur l’économie lui permettrait de dicter sa politique à la Grèce et de la maintenir dans les limites fixées par l’empire européen naissant.
La rhétorique tiers-mondiste de Papandreou était démagogique, nonobstant le fait que la Grèce était profondément insérée dans l’Union européenne et l’OTAN. Entre 1981 et 1985, Papandreou a abandonné sa rhétorique en faveur d’une augmentation des dépenses de sécurité sociale, d’augmentation des salaires, des retraites et de la couverture des dépenses de santé, tandis qu’il refinançait les entreprises tombées en faillite coulées par des capitalistes cleptocrates. En conséquence, alors que le niveau de vie augmentait, la structure économique de la Grèce ressemblait toujours à celle d’un État vassal profondément dépendant des subsides de la communauté européenne, des touristes européens et d’une économie de rentiers fondée sur l’immobilier, la finance et le tourisme.
Papandreou a consolidé le rôle de vassal de la Grèce avant-poste de l’OTAN ; comme plateforme militaire pour une intervention états-unienne au Moyen-Orient et en Méditerranée orientale ; et comme marché pour les biens manufacturés d’Allemagne et d’Europe du Nord.
D’octobre 1981 à juillet 1989, la consommation grecque a augmenté tandis que la productivité stagnait ; Papandreou a remporté les élections de 1985 en utilisant des fonds de la CEE. Pendant que la dette grecque envers l’Europe s’envolait… Les dirigeants de la CEE ont puni la mauvaise affectation des fonds par la vaste armée de cleptocrates de Papandreou, mais pas trop lourdement. Bruxelles a reconnu que Papandreou et le PASOK était les forces les plus efficaces pour museler l’électorat radical grec et pour maintenir la Grèce sous la tutelle de la CEE et de l’OTAN.
Des leçons pour Syriza : les réformes à court-terme du PASOK et la vassalité stratégique
Dans le gouvernement ou dans l’opposition, le PASOK a marché dans les pas de son adversaire de droite (Nouvelle démocratie) en acceptant le carcan OTAN-CEE. La Grèce a continué à maintenir les dépenses militaires les plus élevées par habitant de tous les membres européens de l’OTAN. Comme résultat, elle a reçu des prêts et des crédits pour financer des réformes sociales à court terme, une corruption à long terme, tout en développant l’appareil politique du parti-Etat.
Avec l’ascension du Premier ministre Costas Simitis, ouvertement néolibéral, en 2002, le régime du PASOK a trafiqué les comptes, fabriqué des données gouvernementales sur son déficit budgétaire avec l’aide d’une banque d’investissements de Wall Street, et est devenu membre de l’Union monétaire européenne. En adoptant l’euro, il approfondissait encore la subordination financière grecque à l’égard des dirigeants européens non élus à Bruxelles, dominés par le ministre des Finances allemand et les banques allemandes.
Les oligarques en Grèce ont installé au pouvoir une nouvelle espèce d’élite cleptocratique du PASOK, qui a écrémé des millions en achats militaires, commis des fraudes bancaires et a pratiqué une évasion fiscale massive.
L’élite bruxelloise a permis à la classe moyenne grecque de vivre ses illusions d’Européens prospères parce qu’ils ont conservé le levier décisif que constituent les prêts et l’accumulation des dettes.
Une fraude bancaire à large échelle de trois cents millions d’euros a même atteint le cabinet de l’ex-Premier ministre Papandreou.
Les relations clientélistes en Grèce se calquaient sur celles établies entre Bruxelles et Athènes.
Même avant le krach de 2008 les créanciers de l’Union européenne, les banquiers privés et les prêteurs institutionnels définissaient les paramètres des politiques grecques. Le krach mondial a révélé les fondations fragiles de l’État grec – et a conduit aux interventions crues et directes de la Banque centrale européenne, du Fonds monétaire international et de la Commission européenne – la tristement célèbre troïka. Cette dernière a édicté les politiques d’austérité comme condition au renflouement qui a dévasté l’économie, provoquant une dépression majeure, un appauvrissement de plus de 40% de la population, réduisant les salaires de 25% et propulsant le taux de chômage à 28%.
Grèce: captivité sur invitation
La Grèce, captive politique et économique de l’Union européenne n’avait pas de parti politique susceptible de répondre. A part les syndicats, qui ont lancé trente grèves générales entre 2009 et 2014, les deux grands partis, le PASOK et Nouvelle démocratie, ont invité l’Union européenne à prendre le contrôle. La dégénérescence du PASOK en appendice de l’oligarchie et en collaborateur dévoué de l’Union européenne a vidé la rhétorique socialiste de tout son sens. L’alliance de droite du parti Nouvelle démocratie a renforcé et approfondi la mainmise de l’Union européenne sur l’économie grecque. La troïka a prêté des fonds (bail-out – « sauvetage »), qui ont été utilisés pour rembourser les oligarques financiers allemands, français et anglais et pour soutenir les banques privées grecques. La population a été affamée par les politiques d’austérité afin de maintenir le remboursement de la dette qui allait à l’étranger et aux nantis.
Europe : union ou empire?
Les répercussions de la crise économique européenne de 2008-2009 ont frappé plus durement les maillons les plus faibles – l’Europe du Sud et l’Irlande. La vraie nature de l’Union européenne en tant qu’empire hiérarchisé, dans lequel les États puissants – l’Allemagne et la France – pouvaient ouvertement et directement contrôler l’investissement, le commerce la politique monétaire et financière, a été mise à nu. Le plan de sauvetage de la Grèce, tant vanté, était en fait un prétexte pour imposer des changements structurels profonds. Cela incluait la dénationalisation et la privatisation de tous les secteurs économiques stratégiques ; le remboursement de la dette à perpétuité ; des diktats étrangers sur la politique des revenus et de l’investissement. La Grèce a cessé d’être un État indépendant : elle était totalement et absolument colonisée.
Les crises perpétuelles de la Grèce : la fin de l’illusion européenne
Les élites grecques et, depuis au moins cinq ans, la plus grande partie de l’électorat, ont cru que les mesures régressives adoptées (austérité) – les licenciements, les coupes budgétaires, les privatisations, etc. – étaient une médecine pénible à court terme, qui réduirait bientôt la dette, équilibrerait les budgets, déboucherait sur de nouveaux investissements, la croissance et la guérison. Au moins, c’est ce que leur disaient les experts en économie et les dirigeants à Bruxelles.
En fait, la dette a augmenté, la spirale économique descendante a continué, le chômage s’est multiplié, la dépression s’est approfondie. L’austérité était une politique de classe décidée par Bruxelles pour enrichir des banquiers étrangers et pour piller le secteur public grec.
La clé pour le succès du pillage et du saccage était la perte de sa souveraineté par la Grèce. Les deux grands partis, Nouvelle démocratie et PASOK, en ont été les complices consentants. Malgré un niveau de chômage des jeunes (de 16 à 30 ans) de 55%, les coupures d’électricité de 300 000 ménages et une émigration importante (plus de 170 000 personnes), l’UE (comme c’était à prévoir) a refusé d’admettre que la formule de l’austérité pour reconstruire l’économie grecque était un échec. La raison pour laquelle l’UE s’accrochait dogmatiquement à cet échec politique est qu’elle bénéficiait du pouvoir, des privilèges, du butin du pillage et de la suprématie impériale.
Pour les élites de Bruxelles, reconnaître l’échec en Grèce déboucherait probablement sur la nécessité de reconnaître aussi l’échec dans le reste de l’Europe du Sud et au-delà, y compris en France, en Italie et dans d’autres membres importants de l’UE [6]. Les élites dirigeantes de la finance et des affaires en Europe et aux Etats-Unis ont prospéré à travers les crises et la dépression en imposant des coupes dans les budgets sociaux et des baisses des salaires. Admettre l’échec en Grèce aurait des répercussions en Amérique du Nord et en Europe, remettant en question leurs politiques économiques, leur idéologie et la légitimité des pouvoirs en place. La raison pour laquelle toute l’Union européenne soutient avec insistance que la Grèce doit continuer à s’en tenir à une politique d’austérité manifestement perverse et régressive et imposer des réformes structurelles réactionnaires vient de ce que ces mêmes dirigeants ont sacrifié le niveau de vie de leur propre force de travail pendant les crises économique [7].
Les crises économiques qui ont éclaté de 2008-2009 jusqu’à aujourd’hui (2015) exigent encore de lourds sacrifices pour perpétuer les profits de classe et pour financer les subsides publics aux banques privées. Chaque institution financière majeure – la Banque centrale européenne, la Commission européenne et le Fonds monétaire international – garde la ligne : aucun désaccord ni déviation ne sont permis. La Grèce doit accepter les ordres ou affronter de lourdes représailles financières. « L’étranglement économique ou l’asservissement perpétuel à la dette » est la leçon que Bruxelles dispense à tous les États membres de l’Union européenne. Tandis qu’elle parle ostensiblement à la Grèce – ce message est adressé à tous les États, aux mouvements d’opposition et aux syndicats qui mettent en question les ordres de l’oligarchie de Bruxelles et de ses suzerains à Berlin.
Tous les grands médias et les grands experts économiques ont servi de mégaphones aux oligarques de Bruxelles. Le message, répété un nombre incalculable de fois, par les libéraux, les conservateurs et les sociaux-démocrates à destination des nations victimes et à leurs travailleurs salariés dont les salaires baissent, aux petits entrepreneurs, est qu’ils n’ont pas d’autre choix que d’accepter les mesures rétrogrades, qui attaquent leurs conditions de vie (les réformes) s’ils espèrent un redressement économique – qui, bien sûr, ne s’est pas manifesté au bout de cinq ans!
La Grèce est devenue la cible principale des élites économiques en Europe parce que le peuple grec est passé des protestations sans conséquence au pouvoir politique. L’élection de Syriza sur un programme de restauration de la souveraineté, de rejet de l’austérité et de redéfinition des relations avec les créanciers pour favoriser le développement a permis une confrontation à l’échelle du continent.
L’ascension de Syriza : des héritages douteux, des luttes de masse et des promesses radicales (brisées)
La croissance de Syriza à partir d’une alliance de petites sectes marxistes jusqu’à un parti électoral de masse est largement due à l’incorporation de millions d’employés des services publics de la petite classe moyenne, de retraités et de petits entrepreneurs. Beaucoup soutenaient auparavant le PASOK. Ils ont voté Syriza dans le but de retrouver les conditions de vie et la sécurité de l’emploi de la précédente période de prospérité (2000-2007) qu’ils avaient atteintes au sein de l’UE. Leur rejet radical du PASOK et de Nouvelle démocratie est venu après cinq ans de souffrance aiguë qui aurait pu provoquer une révolution dans certains autres pays. Leur radicalisation a commencé par des manifestations, des cortèges et des grèves qui tentaient de faire pression sur les régimes de droite pour infléchir le cours de l’UE, mettre fin à l’austérité tout en restant membre de l’Union européenne.
Cette aile de Syriza est radicale dans la mesure où elle s’oppose à ce qui se passe aujourd’hui et conformiste dans sa nostalgie du passé – le temps où l’euro finançait les vacances à Londres et à Paris, le crédit facile pour acheter des voitures importées et de la nourriture, pour se sentir moderne, européen, et parler anglais!
La politique de Syriza reflète, en partie, cette aile ambiguë de son électorat. En revanche, Syriza a aussi obtenu les voix de la jeunesse radicale au chômage et des travailleurs qui n’ont jamais fait partie de la société de consommation et ne s’identifient pas avec l’Europe. Syriza a émergé comme un parti électoral de masse en moins de cinq ans et ses supporters et sa direction reflètent un degré élevé d’hétérogénéité.
L’aile la plus radicale, idéologiquement, provient principalement des groupes marxistes qui se sont rassemblée au départ pour former un parti. Le secteur des jeunes chômeurs les a rejoints à la suite des émeutes contre la police provoquées par l’assassinat d’un jeune militant pendant les premières années de crise. La troisième vague est composée en grande partie par des milliers de salariés du public, qui avaient été licenciés, et d’employés à la retraite qui ont subi de graves coupes dans leurs pensions sur ordre de la troïka en 2012. La quatrième vague est constituée d’anciens membres du PASOK qui ont quitté le navire d’un parti en perdition.
La gauche de Syriza est concentrée dans la masse de la base et chez les dirigeants et cadres intermédiaires des mouvements locaux. Les hauts dirigeants de Syriza en position de pouvoir sont des universitaires, certains provenant de l’étranger. Beaucoup sont des membres récents ou ne sont même pas membre du parti. Quelques-uns ont participé à des luttes de masse – et beaucoup ont peu de liens avec les militants de base. Ils sont les plus enclins à signer un accord oubliant les Grecs les plus démunis.
Lorsque Syriza s’approchait de la victoire en 2015, il a commencé à se débarrasser de son programme originel de changements structurels radicaux (le socialisme) pour adopter des mesures susceptibles de correspondre aux intérêts des entreprises grecques. Tsipras a parlé de négocier un accord dans le cadre de l’Union européenne dominée par l’Allemagne. Tsipras et son ministre des Finances ont proposé de renégocier la dette, l’obligation de payer et 70% des réformes ! Quand un accord a été signé, ils ont totalement capitulé!
Pendant un court moment, Syriza a maintenu une double position d’opposition à l’austérité et de recherche d’un accord avec les créanciers. Sa politique réaliste reflète les positions des nouveaux ministres, des universitaires anciens membres du PASOK et de la classe moyenne tirée vers le bas. La gestuelle et la rhétorique radicales de Syriza reflètent la pression des chômeurs, de la jeunesse et des masses pauvres qui sont menacés de perdre si un accord sur le paiement des créanciers est négocié.
UE – SYRIZA : les concessions avant la bataille ont mené à la reddition et à la défaite
La dette grecque n’est en réalité pas une dette du peuple grec. Les créanciers institutionnels et les euro-banques ont prêté en connaissance de cause de l’argent à haut risque aux cleptocrates, oligarques et banquiers qui ont siphonné la plus grande partie de l’argent pour le placer sur des comptes suisses offshores, dans des biens immobiliers haut de gamme à Londres et à Paris, dans des activités totalement incapables de générer des revenus pour rembourser la dette. En d’autres termes, la dette est en grande partie illégitime et a été injustement imposée au peuple grec.
Depuis le début des négociations, Syriza n’a pas remis en question la légitimité de la dette n’a pas identifiées les classes particulières ni les entreprises qui devraient la payer.
Deuxièmement, alors que Syriza contestait les politiques d’austérité, il n’a pas mis en question l’organisation de l’euro et les institutions européennes qui l’imposent.
Depuis ses débuts, Syriza a accepté d’être membre de l’Union européenne. Au nom du réalisme, le gouvernement Syriza a accepté de payer la dette, ou une partie d’entre elle, comme base de la négociation.
Structurellement, Syriza a instauré une direction politique centralisée dans laquelle les décisions importantes sont prises par Alexis Tsipras. Sa gouvernance personnalisée limite l‘influence des membres plus radicaux. Cela facilite les compromis avec l’oligarchie de Bruxelles qui vont à l’encontre des promesses de campagne et peuvent conduire à la dépendance perpétuelle de la Grèce par rapport à des décideurs politiques centrés sur l’Europe et aux créanciers.
En outre, Tsipras a resserré la discipline du parti au lendemain de son élection, en s’assurant que tout compromis douteux ne débouchera pas sur un débat public ou sur une révolte extra-parlementaire.
L’Empire contre la volonté démocratique de la Grèce
A partir du moment où Syriza recevait un mandat démocratique, les élites européenne ont suivi la voie autoritaire naturelle de tous les empires. Elles ont demandé à Syriza
(1) une capitulation sans conditions
(2) le maintien et la poursuite des structures, des politiques et des pratiques de la précédente coalition de partis vassaux (PASOK–Nouvelle démocratie)
(3) que Syriza renonce à toutes les réformes sociales (augmentation du salaire minimum, augmentation des pensions de retraite, dépenses dans la santé, l’éducation et le chômage)
(4) que Syriza respecte strictement les directives économiques et la surveillance par la troïka (la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international)
(5) que Syriza maintienne l’objectif de surplus primaire du budget en cours, établi à 4,5% de la production économique de 2015 à 2017.
Pour imposer sa stratégie d’étranglement du nouveau gouvernement, Bruxelles a menacé de couper abruptement toutes les facilités de crédit présentes et futures, de réclamer le paiement de toute la dette, de fermer l’accès aux fonds d’urgence et de refuser de soutenir les obligations de la banque de Grèce – qui accorde des prêts aux entreprises locales.
Bruxelles présente à Syriza le choix fatidique de se suicider politiquement en acceptant ses diktats et en s’aliénant ses soutiens politiques. S’il trahit son mandat, Syriza affrontera des manifestations de masses en colère. S’il rejetait les ordres de Bruxelles et mobilisait sa base, Syriza pourrait rechercher de nouvelles sources de financement, en imposant le contrôles de capitaux et en instaurant une économie d’urgence radicale.
Bruxelles a élevé des fortifications et fait la sourde oreille aux premières concessions offertes par Syriza. Au contraire, Bruxelles a vu ces concessions comme des étapes vers une capitulation totale, au lieu de les voir comme des efforts pour parvenir à un compromis.
Syriza a déjà renoncé à ses appels à un défaut massif sur la dette en faveur d’un délai plus long pour la rembourser. Syriza a accepté de continuer à rembourser la dette, à condition que les remboursements soient liés au taux de croissance. Syriza accepte la surveillance européenne, à condition qu’elle ne soit pas assurée par la troïka haïe, un nom qui a des connotations empoisonnées pour la plupart des Grecs. Les changements sémantiques, toutefois, ne changent pas la substance de la souveraineté limitée.
Syriza a déjà donné son accord pour une dépendance structurelle à long et moyen terme dans le but de se donner du temps et un peu de marge de manœuvre pour financer son programme à court terme destiné à avoir un impact populaire. Tout ce que demande Syriza est une souplesse fiscale minimum sous le contrôle du ministre allemand des Finances, ça pour sûr c’est radical !
Syriza a momentanément suspendu la privatisation en cours d’infrastructures clés (ports maritimes et installations aéroportuaires), et des secteurs de l’énergie et des télécommunications. Il n’a cependant pas mis fin aux privatisations passées et ne les a pas révisées. Mais pour la liquidation par Bruxelles des secteurs stratégiques lucratifs grecs, c’est un élément essentiel de son programme de réforme structurelle.
Les propositions modérées de Syriza et ses efforts pour opérer dans le cadre européen établi par les régimes vassaux précédents ont été repoussées par l’Allemagne et ses 27 larbins de l’Union européenne.
L’affirmation dogmatique par l’UE de politiques ultra-libérales extrémistes, incluant le démantèlement de l’économie nationale de la Grèce et le transfert des secteurs les plus lucratifs dans les mains des investisseurs impériaux, a trouvé un écho dans les pages de toute la grande presse écrite. The Financial Times, Wall Street Journal, New York Times, Washington Post, Le Monde sont les armes de propagande de l’extrémisme de l’Union européenne. Face à l’intransigeance de Bruxelles et confrontée au choix historique de la capitulation ou de la radicalisation, Syriza a tenté de persuader les principaux gouvernements de l’UE. Il a tenu de nombreuses réunions avec les ministres de l’UE. Le Premier ministre Alexis Tsipras et le ministre des Finances Yánis Varoufákis se sont rendus à Paris, Londres, Bruxelles, Berlin et Rome pour rechercher un accord de compromis. En vain. L’élite bruxelloise a de nouveau insisté :
Les dettes devront être payées intégralement et dans le délai imparti.
La Grèce doit limiter ses dépenses afin d’accumuler un surplus de 4,5% qui assurera les versements aux créanciers, aux investisseurs, aux spéculateurs et aux cleptocrates.
Le manque total de souplesse économique de l’UE, ou de volonté d’accepter même un compromis minimum, est une décision politique: il s’agit d’humilier Syriza et de ruiner sa crédibilité en tant que gouvernement anti-austérité aux yeux de ses supporters en Grèce et dans les pays de ses potentiels imitateurs, en Espagne, en Italie, au Portugal et en Irlande [8].
Conclusion
L’étranglement de Syriza fait intégralement partie des dix ans du processus d’assassinat de la Grèce par l’UE. Une réponse sauvage à une tentative héroïque de tout un peuple, jeté dans la misère, condamné à être dirigé par des conservateurs cleptocrates et des sociaux-démocrates.
Les empires ne renoncent pas à leurs colonies sur la base d’arguments rationnels ou à cause de la faillite de leurs réformes régressives.
L’attitude de Bruxelles à l’égard de la Grèce est guidée par la politique du régner ou détruire. Sauvetage est un euphémisme pour recycler du financement, au moyen du soutien de l’État grec, en faveur des banques européennes, pendant que les travailleurs et les employés grecs ploient sous le joug d’une dette grandissante et d’une domination permanente. Le sauvetage de Bruxelles est un instrument de contrôle par les institutions impériales, qu’elles s’appellent troïka ou autrement.
Bruxelles et l’Allemagne ne veulent pas de membres dissidents ; il peuvent offrir quelques concessions mineures de manière à ce que le ministre des Finances Varoufakis puisse annoncer une victoire partielle – une mascarade et un euphémisme creux pour désigner les fourches caudines.
L’accord de sauvetage sera décrit par Tsipras–Varoufakis comme nouveau et différent du passé ou comme une retraite temporaire. Les Allemands permettront à la Grèce de baisser son excédent budgétaire de 4,5% à 3,5% l’année prochaine – mais cela réduira encore les fonds pour stimuler l’économie et reportera la hausse des retraites, du salaire minimum, etc.
Il ne sera pas mis fin aux privatisations et aux autres réformes régressives, elles seront renégociées. L’État gardera une participation minoritaire.
Les ploutocrates seront priés de payer quelques taxes supplémentaires mais pas les milliards d’impôts évadés des décennies précédentes.
Les agents de la cleptocratie du PASOK et de Nouvelle démocratie ne seront pas poursuivis pour pillage et vol.
Les compromis de Syriza démontrent que la caractérisation de Syriza comme extrême-gauche ou ultra-gauche par la droite loufoque (The Economist, Financial Times, NY Times, etc.) n’a pas de base réelle. Pour l’électorat grec, l’espoir dans le futur pourrait tourner à la colère dans le présent. Seule une pression massive venue d’en bas peut inverser la capitulation de Syriza et les douteux compromis du ministre des Finances Varoufakis. Puisqu’il manque totalement de base de dans le parti, Tsipras peut facilement le démettre pour avoir signé un compromis qui sacrifie les intérêts fondamentaux du peuple.
Toutefois, si dans les faits le dogmatisme et l’intransigeance de l’UE exclut même les accords les plus favorables, Tsipras et Syriza (contre leurs propres désirs) peuvent être forcés à sortir de l’emprise de l’euro et à relever le défi de mettre en œuvre une politique et une économie vraiment radicales en tant que pays libre et indépendant.
Une sortie réussie de la Grèce de l’empire germano-bruxellois conduirait probablement à la dislocation de l’UE, car d’autres États vassaux se révolteraient et suivraient l’exemple grec. Ils pourraient renoncer non seulement à l’austérité mais à leurs dettes étrangères et au versement des intérêts à perpétuité. Tout l’empire financier – ce qu’on appelle le système financier mondial – pourrait être ébranlé… Et la Grèce redeviendrait le berceau de la démocratie.
Il y a trente ans, je participais activement à la politique et j’ai été pendant trois ans (1981-1984) conseiller du Premier ministre Papandreou. Lui, comme Tsipras, a commencé par des promesses de changement radical pour finalement capituler devant Bruxelles et l’OTAN et rallier les oligarques et les cleptocrates au nom de compromis pragmatiques. Espérons que face à une révolte massive, le Premier ministre Alexis Tsipras et Syriza suivent une autre voie. L’Histoire n’a pas besoin de se répéter comme tragédie ou comme farce.
James Petras
James Petras, ancien professeur de sociologie à l’Université Binghamton University, New York, participe depuis 50 ans à la lutte des classes, il est conseiller pour les sans-terre et les sans-travail au Brésil et en Argentine, et il est un des co-auteurs de Globalization Unmasked (Zed Books). Il publie le site http://petras.lahaine.org
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[1] Financial Times 7-8/2/15, p. 3.
[2] Financial Times 10/2/15, p. 2.
[3] Financial Times 2/6/15, p. 3.
[4] Financial Times 9/2/15, p. 2.
[5] Le récit du régime d’Andreas Papandreou provient de ma propre expérience, d’interviews et d’observations et de l’article que j’ai co-écrit : « Greek Socialism: The Patrimonial State Revisited », in James Kurth and James Petras, Mediterranean Paradoxes: the Politics and Social Structure of Southern Europe (Oxford: Berg Press 1993/ pp. 160 -224).
[6] The Economist 1/17/15, p. 53.
[7] Financial Times 2/13/15, p. 2.
[8] The Economist 1/17/15, p. 53.
Traduit par Diane, relu par JJ pour le Saker Francophone