Europe

Anne-Marie Le Pourhiet – Conférence-débat « L’Europe d’Après » février 2012

29 février 20120
Anne-Marie Le Pourhiet – Conférence-débat « L’Europe d’Après » février 2012 5.00/5 1 votes

Posté le : 28 février 2012

Source : observatoiredeleurope.com

Le Conseil constaterait une «nouvelle et copieuse atteinte aux conditions essentielles de la souveraineté nationale»

Elle compte parmi les plus éminents et les plus libres universitaires français, n’hésitant par à décrire comme un « coup d’Etat » le recyclage du traité constitutionnel refusé par le peuple français lors du référendum de 2005, dans le traité de Lisbonne. Professeur agrégé de droit public à l’Université de Rennes et vice-présidente de l’Association française de droit constitutionnel, Anne-Marie Le Pourhiet a théorisé le concept de « post-démocratie » pour caractériser la mutation en cours de nos régimes politiques sous l’effet de l’euromondialisme. Experte du processus constitutionnel européen, elle était l’invitée du Groupe Europe des Libertés et des Démocraties au Parlement européen le 7 février dernier (« L’Europe d’après »), pour y évoquer la constitutionnalité du nouveau traité européen sur la stabilité et la gouvernance, le pacte budgétaire et le Mécanisme européen de stabilité (MES). Au terme de son intervention où elle devait constater qu’en France, la Constitution subira probablement une nouvelle révision pour faire mention du nouveau traité, peu importe qu’il contredise une fois encore « les conditions essentielles de la souveraineté nationale », Anne-Marie Le Pourhiet a conclu sur deux questions subsidiaires moins juridiques que politiques : L’Union européenne peut-elle survivre à l’euro ? Comment restaurer la démocratie dans « l’Europe d’après » ? L’Observatoire de l’Europe publie ici sa communication intégrale.

 

Communication du Professeur Le Pourhiet – Conférence-débat du 7 février 2012 au Parlement européen

 

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Le projet de traité sur le renforcement de la discipline budgétaire dans l’Union européenne est compatible avec la Constitution française ?

Pour répondre à votre question il me faut rappeler les rapports de la Constitution française et de la construction européenne, qui sont assez particuliers et différents de ce qui se passe en Allemagne.
C’est un lieu commun de constater que, jusqu’aux années 1990, le droit constitutionnel français ne s’est pas préoccupé spécifiquement de la construction européenne. On sait que le Conseil d’État est à l’origine de deux dispositions du texte initial de la Constitution adoptée en 1958, qui lui avaient été inspirées par le débat européen. La première est inscrite dans l’article 11 de la Constitution qui interdit de soumettre au référendum un projet de loi tendant à autoriser la ratification d’un traité contraire à la Constitution. La seconde est contenue dans l’article 54 qui permet de déférer un traité au Conseil constitutionnel afin qu’il vérifie s’il ne contient pas une clause contraire à la Constitution, auquel cas la ratification ne pourra intervenir qu’après révision de celle-ci. Toutefois même si ces dispositions ont été inspirées par l’expérience européenne, elles s’appliquent à l’ensemble des traités et accords internationaux. Et c’est bien là la caractéristique principale du texte initial de 1958, il ne fait aucune distinction entre le droit international général et le droit communautaire qui est lui-même encore tout jeune puisque le traité de Rome a été ratifié en 1957.

Sont donc applicables aux traités européens, comme aux autres : la nécessité d’une ratification parlementaire ou référendaire ; le principe de l’autorité supérieure des traités et des accords sur les lois,  ainsi que les dispositions des alinéas 14 et 15 du préambule de la Constitution de 1946, repris par celui de 1958, selon lesquels, « la République française, fidèle à ses traditions, se conforme aux règles du droit public international » et « sous réserve de réciprocité, consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix ».

Rien ne bouge dans la Constitution durant plus de trois décennies. On sait qu’au départ les débats européens se concentrent sur les questions de politique agricole tandis que le général de Gaulle, se montrant hostile à toute idée de supranationalité ainsi qu’à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le marché commun, pratique la politique de la chaise vide qui débouche finalement, en 1966, sur le compromis de Luxembourg.

L’indifférence à l’égard du droit européen est telle que les décideurs politiques ne réagissent même pas aux décisions de la Cour de justice de Luxembourg de 1963, 1964 et 1970 consacrant respectivement le principe d’effet direct et celui de la primauté du droit européen sur le droit national, y compris constitutionnel. On rétorque évidemment qu’à l’époque, les normes européennes se résumaient essentiellement  aux quotas laitiers et au prix des pommes de terre, de telle sorte que la jurisprudence de la cour était passée inaperçue.

Les décisions du Conseil constitutionnel relatives à la construction européenne sont alors rares. Le 19 juin 1970, dans sa décision relative aux ressources propres de la Communauté, le Conseil forge pourtant une notion promise à un grand avenir, celles des « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale » auxquelles il considère que la décision en cause du Conseil des communautés ne peut porter atteinte, ni par sa nature, ni par son importance. Dans une décision du 30 décembre 1976 relative à l’élection au suffrage universel direct de ceux que l’on appelle encore les  « représentants des peuples des États-membres des communautés européennes », il conclut à la conformité de l’acte européen à la Constitution non sans avoir cependant procédé à de sérieuses et intéressantes mises en garde(1)1 . On lit, en effet, dans la décision, qu’ « aucune disposition de nature constitutionnelle n’autorise des transferts de tout ou partie de la souveraineté nationale à quelque organisation internationale que ce soit », que l’élection des eurodéputés au suffrage universel direct n’est pas « de nature à modifier la nature de cette assemblée qui demeure composée de représentants de chacun des peuples de ces États » et que «  la souveraineté qui est définie à l’article 3 de la Constitution de la République française, tant dans son fondement que dans son exercice, ne peut être que nationale et que seuls peuvent être regardés comme participant à l’exercice de cette souveraineté les représentants du peuple français élus dans le cadre des institutions de la République ». Le Conseil conclut que « l’acte du 20 septembre 1976 est relatif à l’élection des membres d’une assemblée qui n’appartient pas à l’ordre institutionnel de la République française et qui ne participe pas à l’exercice de la souveraineté nationale ». Le moins que l’on puisse dire est que l’accueil jurisprudentiel réservé à une élection présentée dans l’euroland comme un « progrès » de la supranationalité est plutôt réservé. Toutefois le Conseil jugeant que le rôle de cette assemblée restait négligeable, admet la conformité de l’acte européen à la Constitution, dispensant ainsi de faire appel au pouvoir constituant.

Le 30 décembre 1977, il prend cependant acte, sans rechigner cette fois, de l’effet direct d’un règlement communautaire et de son incidence sur l’exercice des compétences normatives nationales(2)2 .

L’acte unique européen de 1986 n’ayant pas été déféré au Conseil constitutionnel il faut attendre le traité de Maastricht et l’instauration d’une Europe plus politique pour que le droit constitutionnel écrit et jurisprudentiel soit condamné à intégrer le droit européen de façon nettement moins distante et même bientôt fusionnelle.

À partir des années 1990, en effet,  le Conseil constitutionnel constate, chaque fois qu’il est saisi d’un nouveau traité,(3)3 d’importantes atteintes aux principes constitutionnels. Apparemment donc il fronce le sourcil et prononce une sentence sévère. Ce faisant, il conduit l’exécutif français à engager systématiquement une procédure de révision constitutionnelle qui aboutit à intégrer la référence au nouveau traité dans la Constitution. Le résultat est que le Conseil constitutionnel se trouve ensuite condamné à appliquer consciencieusement les dispositions d’un traité qui fait désormais partie intégrante de la Constitution. En d’autres termes le Conseil dénonce dans une première décision les atteintes portées par le traité aux conditions essentielles de la souveraineté nationale (1) mais, une fois la révision opérée, suite à sa décision, il se transforme en collaborateur de ces atteintes, passant ainsi du rôle de censeur à celui de serviteur (2).

1. Première étape : la censure et la révision

Ce phénomène apparaît en 1992 avec le traité de Maastricht. Dans sa décision du 9 avril 1992, le Conseil, saisi par le Président de la République juge notamment que le fait de priver les États membres de leurs compétences propres dans un domaine où sont en cause les conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale ainsi que l’abandon de la règle de l’unanimité dans un tel domaine, nécessite une révision de la Constitution préalablement à la ratification du traité(4)4 . La Constitution est donc révisée par voie parlementaire le 25 juin 1992. La révision introduit dans le texte constitutionnel un nouveau titre intitulé « Des communautés européennes et de l’Union européenne » qui comporte un article 88-1 dont l’alinéa 1 affirme de manière générale que « la République participe aux Communautés européennes et à l’Union européenne, constituées d’États qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d’exercer en commun certaines de leurs compétences ». L’alinéa 2 du même article ajoute de façon plus spécifique que, selon les modalités prévues par le traité signé le 7 février 1992, la République consent aux transferts de compétence nécessaires à l’établissement d’une union économique et monétaire ainsi qu’à la détermination  des règles relatives au franchissement des frontières extérieures. La ratification dudit traité est ensuite soumise au référendum qui est adopté à une courte majorité.

Le traité d’Amsterdam fait l’objet d’une procédure similaire. Cohabitation oblige, il est soumis au Conseil constitutionnel par le président de la République et le Premier ministre. Le Conseil constate de nouveau, bien évidemment, dans sa décision du 31 décembre 1997, des atteintes aux conditions essentielles  d’exercice de la souveraineté nationale et conclut que la ratification nécessite une révision préalable de la Constitution(5)5 . Celle-ci intervient, toujours par voie parlementaire, le 25 janvier 1999 et modifie l’alinéa 2 de l’article 88-1 de façon à inclure une référence explicite au traité signé le 2 octobre 1997. Celui-ci est ensuite ratifié par voie parlementaire et non pas référendaire.

Le traité de Nice a échappé à la saisine du Conseil constitutionnel et a donc pu être ratifié directement par voie parlementaire.

Il n’en va pas de même du traité établissant une constitution pour l’Europe. Le Conseil est de nouveau saisi et constate la contrariété avec la Constitution française(6)6 .
Après avoir constaté que les stipulations du traité concernant son entrée en vigueur, sa révision et sa possibilité de dénonciation lui conservent « le caractère d’un traité international » et que sa dénomination (constitution pour l’Europe) est « sans incidence sur l’existence de la constitution française et sa place au sommet de l’ordre juridique interne », le Conseil ajoute que l’article 88-1 de la Constitution française, issu de la révision de 1992, consacre l’existence d’un « ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international ». C’est peu dire que le raisonnement est confus et que sa cohérence laisse à désirer. La Constitution française reste donc au sommet d’un ordre juridique interne auquel un traité international intègre cependant un ordre juridique externe distinct de l’ordre juridique international mais dont les normes priment sur le droit interne !

Cette appréciation générale posée, le Conseil a ensuite précisé qu’appelle une révision de la Constitution « toute disposition du traité qui, dans une matière inhérente à la souveraineté nationale mais relevant déjà des compétences de l’Union ou de la communauté, modifie les règles de décision applicables, soit en substituant la règle de la majorité qualifiée à celle de l’unanimité au sein du Conseil, privant ainsi la France de tout pouvoir d’opposition, soit en conférant une fonction décisionnelle au Parlement européen, lequel n’est pas l’émanation de la souveraineté nationale, soit en privant la France de tout pouvoir propre d’initiative ». Nombreuses étant les dispositions du traité ayant un tel effet le Conseil a donc conclu à la nécessité de réviser la Constitution mais sans indiquer, de nouveau, quelles sont les dispositions dont la révision s’impose. Le Conseil se borne à constater des contrariétés flagrantes et énormes mais n’indique jamais au pouvoir constituant les modalités ni l’étendue des amendements à apporter. Celui-ci se borne alors à introduire à la fin de la constitution des dispositions reconnues contraires au préambule et aux premiers articles, c’est-à-dire qu’il sème délibérément la contradiction au sein de la loi fondamentale.

Le parlement réuni en congrès révise encore le titre XV de la Constitution pour donner désormais à l’article 88-1 alinéa 2 la rédaction suivante : « La République peut participer à l’Union européenne dans les conditions prévues par le traité établissant une Constitution pour l’Europe signé le 24 octobre 2004 ». Le président Chirac s’étant engagé à soumettre le projet de ratification au référendum on sait que celui-ci se solde, le 29 mai 2005, par un rejet de 55% des électeurs, alors que la révision avait été adoptée par 92% des députés, ce qui met en relief le divorce entre les citoyens français et leurs représentants sur la question européenne.

Le président Sarkozy, décidant d’ignorer la volonté populaire, signe alors le traité de Lisbonne, jumeau du précédent qu’il soumet également au contrôle du Conseil constitutionnel. Celui-ci ne peut guère dire autre chose que ce qu’il avait dit en 2005 puisque le nouveau traité est quasiment identique et il conclut donc encore à la nécessité d’une révision(7)7 . Celle-ci est opérée par le parlement réuni en congrès en février 2008 et l’article 88-1 alinéa 2 fait désormais référence, non plus au traité signé le 24 octobre 2004 mais à celui signé le 13 décembre 2007. L’article 88-1 est donc actuellement ainsi libellé : « La République participe à l’Union européenne constituée d’États qui ont choisi librement d’exercer en commun certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ». Cette fois la ratification est faite par voie parlementaire de façon à contourner la volonté populaire.

A ces révisions préalables à la ratification des traités de base il faut aussi ajouter deux autres révisions nécessitées cette fois par l’application du droit dérivé. La révision du 25 novembre 1993 fait suite à une décision du Conseil constitutionnel ayant jugé qu’une disposition législative prise en application des accords de Schengen était contraire aux garanties constitutionnelles du droit d’asile(8)8 . Un article 53-1 a donc été rajouté dans la Constitution permettant de concilier les exigences constitutionnelles et européennes. Enfin, la révision du 25 mars 2003, faisant suite non pas à une  décision du Conseil constitutionnel mais à un avis du Conseil d’État sur la décision-cadre du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen, complète encore l’article 88-2 par un alinéa 1 indiquant que « la loi fixe les règles relatives au mandat d’arrêt européen en application des actes pris sur le fondement du traité sur l’Union européenne ».

On le voit donc, le constituant ne se fatigue pas beaucoup lorsqu’il révise la Constitution pour la rendre eurocompatible. Au lieu de modifier tous les articles y compris le préambule dont le Conseil affirme qu’ils sont violés par le traité, notamment les dispositions relatives à la souveraineté nationale, au domaine de la loi ou à la détermination de la politique de la Nation, il se borne à rajouter dans l’avant-dernier titre de la Constitution une référence au nouveau traité qui suffit à en permettre la ratification.

On a ainsi l’impression d’avoir deux constitutions en une : une constitution « normale » d’État souverain et indépendant et une autre constitution, concentrée dans le titre XV, qui est celle d’un État fédéré et dont les dispositions dérogent à toutes les autres. Mais pour le Conseil constitutionnel a toujours jugé que : « rien ne s’oppose, sous réserve des prescriptions des articles 7, 16 et 89 de la Constitution, à ce que le pouvoir constituant introduise dans la Constitution des dispositions nouvelles qui, dans le cas qu’elles visent, dérogent à des règles ou principes de valeur constitutionnelle ». Nous avons donc le sprincipes dans les premiers articles de la Constitution et leur négation dans le titre XV. Le sentiment est celui d’un trompe l’œil mais le Conseil constitutionnel, lorsqu’il applique les normes de référence contenues dans le titre XV devient le serviteur de ce dont il a été précédemment le censeur.

2. Deuxième étape : la collaboration

En faisant référence aux traités de base et à certaines de leurs clauses le titre XV de la Constitution transforme magiquement des dispositions conventionnelles en dispositions constitutionnelles. Ce phénomène apparaît rapidement dans la décision du Conseil constitutionnel du 20 mai 1998 où il est conduit à vérifier que la loi organique qui fixe les conditions du droit de vote et d’éligibilité des citoyens de l’Union aux élections municipales est bien conforme à l’article 19§1 du traité et à sa directive d’application du 19 décembre 1994.

Les articles 88-1 et 88-2 de la Constitution, dans leur rédaction actuelle version Lisbonne, sont de nature à permettre la constitutionnalisation de l’ensemble des traités. C’est bien ce qu’a fini par admettre le Conseil constitutionnel en 2004, en considérant que « la transposition en droit interne d’une directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle ». C’est dire que sa jurisprudence de 1975 selon laquelle il ne lui appartient pas de contrôler la conformité des lois nationales aux traités internationaux, ne tient plus en ce qui concerne le droit de l’Union. Le Conseil constitutionnel se trouve bel et bien contraint de vérifier qu’une loi française de transposition d’une directive respecte celle-ci. Mais on comprend aussi que sa jurisprudence ne va pas pouvoir s’arrêter là car si la transposition d’une directive par le législateur français découle désormais d’une exigence constitutionnelle, il en va de même des décisions et règlements que le législateur a aussi le devoir de respecter en vertu des mêmes dispositions constitutionnelles.

On voit donc que le Conseil se trouve pris à son propre piège et condamné à faire désormais primer sur le droit national des normes européennes dont il avait préalablement constaté qu’elles violaient la Constitution française. En affirmant que c’est le constituant lui-même qui a consacré « l’existence d’une ordre juridique communautaire intégré à l’ordre juridique interne et distinct de l’ordre juridique international », le Conseil constitutionnel s’incline devant ce qu’il refusait catégoriquement en 1976 en qualifiant les Communautés d’organisation internationale et en affirmant péremptoirement que le parlement européen n’appartenait pas à l’ordre institutionnel français.

Bien sûr le Conseil essaye d’établir une clause de sauvegarde en posant que la transposition d’une directive est une exigence constitutionnelle sauf si elle se heurte à des dispositions constitutionnelles expresses contraires(9)9 ou, dit-il depuis 2006 après avoir reformulé sa réserve, à des « règles ou principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France »(10)10 . Il semble ainsi faire écho au traité constitutionnel reconverti en traité de Lisbonne qui affirme que « l’Union respecte l’identité nationale des États-membres inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles ». Mais ce rempart fait toutefois figure de tigre de  papier puisque le Conseil ajoute lui-même la réserve « sauf à ce que le constituant y ait consenti ». Il introduit donc encore une réserve à la réserve. Et comme l’on connaît la propension des gouvernants français à faire réviser aisément la constitution par le parlement réuni en Congrès, il convient de ne pas se faire trop d’illusions sur l’efficacité de la clause de sauvegarde identitaire.

L’indifférence de la Constitution française à l’égard de la construction européenne s’est donc muée en relation fusionnelle.

3. Au vu de cet état du droit français, que penser du projet de traité de stabilité ?

Personne n’a de doute sur ce point : le traité de stabilité, de coordination et de gouvernance dans l’Union économique et monétaire est évidemment contraire à la Constitution puisque, en l’état, celle-ci ne permet la participation de la République à l’Union européenne qu’ « en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ».

Le traité de stabilité indique bien sûr en son article 2 qu’il sera appliqué et interprété en conformité avec le traité sur l’Union et notamment son article 4 alinéa 3 sur la coopération loyale qui stipule : « En vertu du principe de coopération loyale, l’Union et les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités. Les États membres prennent toute mesure générale ou particulière propre à assurer l’exécution des obligations  découlant des traités ou résultant des actes des institutions de l’Union. Les États membres facilitent l’accomplissement par l’Union de sa mission et s’abstiennent de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs de l’Union ».
Néanmoins, malgré les précautions prises et  les réticences exprimées par la commission et le parlement, ce nouveau traité ne s’inscrit forcément pas dans les limites de celui de Lisbonne, sinon, il n’aurait pas été nécessaire.

Celui-ci a consacré une forme d’asymétrie en rangeant la politique monétaire dans les compétences exclusives de l’Union pour les  États membres dont la monnaie et l’euro (article 3 TFUE) tandis que la politique économique est conditionnée par de politiques budgétaires décidées par chaque État membre et simplement « coordonnées » en vertu de l’article 5 alinéa 1 : « Les États membres coordonnent leurs politiques économiques au sein de l’Union. À cette fin le Conseil adopte des mesures, notamment les grandes orientations de ces politiques. Des dispositions particulières s‘appliquent aux États membres dont la monnaie est l’euro ». En outre l’article 126 du TFUE relatif aux déficits publics « excessifs »  prévoit une procédure soft : la commission adresse un avis à l’État-membre et en informe le Conseil. Si le Conseil décide (à la majorité qualifiée) qu’il y a effectivement un déficit excessif il adopte des recommandations à l’État pour qu’il prenne des mesures dans un délai donné. A défaut le Conseil peut recourir à la mise en demeure mais elle n’est assortie d’aucune sanction.

Alors que l’objet du nouveau traité est précisément d’obliger les États à modifier leurs règles internes pour incorporer la nouvelle discipline budgétaire sous peine de sanctions prononcées par la Cour sur saisine d’un ou plusieurs États-membres après que la Commission ait constaté le manquement ou même d’ailleurs indépendamment de ce constat (article 8 du traité). Il va de soi que l’on est très au-delà du traité de Lisbonne et que l’atteinte supplémentaire aux conditions d’exercice de la souveraineté nationale est flagrante. Sans doute a-t-on renoncé à faire sanctionner les déficits excessifs eux-mêmes par la Cour mais le simple fait que les États se voient obligés d’adopter un mécanisme coercitif de contraintes budgétaires  sous menace de sanction juridictionnelle suffit à mesurer l’ampleur du saut effectué vers le fédéralisme économique.

En tout état de cause, si la France veut faire le choix, comme l’invite le traité, d’inscrire cette règle d’or (ou cette chape de plomb, c’est selon) dans sa Constitution il faut évidemment une révision. Mais même pour l’inscrire dans des lois organiques ou dans des lois-cadres d’équilibre des finances publiques qui puissent s’imposer aux lois de finances, il faudrait une révision constitutionnelle préalable, comme on a pu le constater à propos de la tentative récemment avortée. La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 a, en effet, déjà inscrit dans l’article 34 de la Constitution « l’objectif d’équilibre des comptes des administrations publiques » et prévu que « les orientations pluriannuelles des finances publiques sont définies par des lois de programmation ». Théoriquement donc, le Conseil constitutionnel est déjà à même de censurer des dispositions législatives qui contrarieraient cet objectif. Mais le gouvernement avait bien compris que, pour aller plus loin dans la normativité, il fallait de nouveau réviser la Constitution. Il est évident que l’introduction des critères impératifs du traité de stabilité et du « pack de six » ne peut se fonder sur la base des lois de programmation existantes.

Bien sûr la question qui se pose toujours est celle du seuil au-delà duquel nous ne serions plus dans une simple « atteinte aux conditions d’exercice de la souveraineté nationale, » mais dans une remise en cause pure et simple de celle-ci de telle sorte qu’une révision radicale de notre constitution pour y supprimer la souveraineté s’imposerait. Le Conseil constitutionnel avait jugé en 1976 qu’  « aucune disposition de nature constitutionnelle n’autorise des transferts de tout ou partie de la souveraineté nationale à quelque organisation internationale que ce soit ». Maintiendrait-il cette interprétation aujourd’hui face à un abandon de la souveraineté budgétaire à un ordre juridique qu’il qualifie lui-même de « distinct de l’ordre juridique international » ? C’est peu probable en raison de l’absence dans notre constitution, contrairement au cas allemand,  d’article interdisant de réviser certains éléments intangibles de notre contrat social. Seule la « forme républicaine du gouvernement » ne peut faire l’objet d’une révision. Il faudrait une interprétation audacieuse et courageuse pour estimer que le traité de stabilité nous fait passer sous un régime impérial anti-républicain.

Nul ne sait si le projet de traité sera transmis au Conseil constitutionnel car sa saisie n’est pas obligatoire et l’exécutif peut parfaitement constater lui-même qu’il est incompatible avec la rédaction actuelle de la Constitution et qu’il faut donc la réviser d’office sans passer par une décision préalable du Conseil. En tout état de cause l’on sait bien qu’en cas de saisine le Conseil constaterait une nouvelle et copieuse atteinte aux « conditions essentielles de la souveraineté nationale ». Mais on sait aussi la suite : le parlement réuni en congrès votera la révision et cela passera comme toujours. Le candidat François hollande a prétendu qu’il voudrait renégocier le traité, ce qui supposerait que le Sénat ne vote pas la révision  idoine, mais ce n’est pas certain du tout.
Affirmer, en France, qu’un traité est contraire à la Constitution, n’a plus aucune dimension dramatique ni coupable, on révise la Constitution aisément et le tour est joué.

***

L’Union européenne peut survivre à l’euro ? (les fédéralistes eux-mêmes disent que non…)

Cette question n’intéresse pas directement le constitutionnaliste mais il est évident que l’Union peut survivre à l’euro sous une forme moins intégrée, moins autoritaire, moins normative. J’ai toujours pensé que s’il y avait évidemment un fond commun dans l’histoire européenne, il y a aussi des différences capitales, notamment entre le Nord et le Sud et entre l’Est et l’Ouest et qu’il était illusoire de placer sous le même régime et la même férule des peuples aussi dissemblables. L’Allemagne et la Grèce, c’est le pot de fer et le pot de terre, ça ne peut marcher qu’au prix d’une domination et d’un écrasement inacceptables. « Qui trop embrasse mal étreint », telle est certainement la leçon à tirer de la monnaie unique. La crise que nous connaissons a des causes culturelles, identitaires et ce ne sont pas les affirmations fumeuses des traités sur notre « patrimoine commun » qui suffiront à effacer les obstacles. Il faut rendre aux États leur marge de manoeuvre.

***

Peut-on et comment rétablir la démocratie en Europe ?

Il faut réécrire les traités. Ce n’est pas difficile, il suffit d’élaguer les traités actuels en simplifiant cette « usine à gaz » et en s’inspirant notamment de la Constitution américaine qui prouve qu’en 7 articles et 27 amendements on peut faire tenir une Union durable et plus respectueuse de l’autonomie des États et de la liberté des peuples et des citoyens. Quand la Californie a frôlé la faillite, Washington ne lui a pas dépêché une « troïka » pour la mettre sous tutelle.

Nous savons bien, et la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, l’a rappelé de façon remarquable et remarquée, qu’il n’y a pas de démocratie possible au niveau européen faute de corps politique, de demos qui puisse s’exprimer. Il convient donc de rapatrier de nombreuses compétences au niveau des États, comme les Tories l’ont envisagé. Il faut aussi refaire du parlement européen le représentant des peuples des États-membres et affirmer expressément dans les traités que le droit communautaire initial ou dérivé respecte les Constitutions des États-membres et ne peut être interprété dans un sens contraire à celles-ci. Pour stopper l’interprétation téléologique des traités il faut aussi revoir de façon drastique l’article 3 du TUE qui énumère des objectifs sans fin que la Cour interprète discrétionnairement comme justifiant toutes les extensions de compétence  de l’Union.

Contrairement à ce que disent ce qui ont fait du fédéralisme uniformisateur leur religion, il existe bien un « plan B » et même plusieurs mais encore faut-il le vouloir.

Anne-Marie Le Pourhiet


(1) Ccel,  30 décembre 1976, n° 76-71 DC
(2) Ccel, 30 décembre 1977, n° 77-89 DC et n° 77-90 DC
(3) Il peut l’être par le Président de la République, le Premier ministre, les présidents de chambre et, depuis 1992 justement, par  60 députés ou 60 sénateurs.
(4) Ccel, 9 avril 1992, n° 92-308 DC
(5) Ccel, 31 décembre 1997, n° 97-394 DC
(6) Ccel, 19 novembre 2004, n° 2004-505 DC
(7) Ccel, 20 décembre 2007, n° 2007-560 DC
(8) Ccel, 13 août 1993, n°93-325 DC
(9) Ccel, 10 juin 2004, n° 2004-496 DC
(10) Ccel, 27 juin 2006, n° 2006-540 DC

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