Publié le : 30 janvier 2012
Source : lecercle.lesechos.fr
Longtemps ignoré des grands médias nationaux, l’économiste Jacques Sapir est devenu l’une des figures les plus remarquées parmi les opposants à la monnaie unique. Dans son dernier ouvrage, « Faut-il sortir de l’euro », il explique pourquoi cette monnaie n’a, selon lui, pas d’avenir.
La crise de la monnaie unique est loin d’être terminée. Depuis quelques jours, l’élection présidentielle à venir occupe l’immense majorité de l’espace médiatique, au point que l’on pourrait finir par en oublier que les ennuis de la Grèce, de l’Italie, du Portugal ou de l’Espagne sont les mêmes qu’il y a quelques mois. L’Allemagne a abaissé sa prévision de croissance et la France devra probablement en faire de même. Plus que jamais, la zone euro semble dans l’impasse. C’est dans ce contexte que Jacques Sapir, économiste et directeur d’études à l’EHESS nous propose son nouvel ouvrage, au titre on ne peut plus clair : « Faut-il sortir de l’euro ? ».
Aux origines de la crise
Ce que l’on a pris l’habitude d’appeler « crise de l’euro » est en réalité le résultat de 3 crises qui se conjuguent, se croisent et se rejoignent. Il y a d’abord la crise des dettes (publiques et privées) qui étranglent certaines économies d’Europe. L’euro est un vecteur de l’augmentation de la dette, puisqu’il impose aux États de se financer auprès des marchés financiers d’une part, et parce qu’il empêche de corriger les écarts de compétitivité qui se creusent en interdisant les dévaluations d’autre part.
La deuxième crise est une crise structurelle, résultant de la cherté de la monnaie et de son rôle d’étouffoir de la croissance. Une situation qui génère misère et chômage dans les pays du sud du continent, particulièrement chez les jeunes.
Enfin, la troisième crise est celle des institutions encadrant sa création : une monnaie unique implique un État fédéral et des transferts financiers entre États. Rien de tout cela n’existe et les conditions pour y parvenir ne sont manifestement pas réunies aujourd’hui.
« L’Histoire mesurera la responsabilité de nos gouvernements qui, par idéologie, par conformisme et parfois par lâcheté, ont laissé la situation se dégrader jusqu’à l’irréparable. Elle dira aussi l’immense culpabilité de ceux qui, dans les capitales nationales comme à Bruxelles ou à Francfort, ont cherché à imposer en contrebande une Europe fédérale par le biais de la monnaie unique à des peuples qui n’en voulaient pas. »
La monnaie unique est par conséquent une construction baroque, qui souffre de défauts de conception évidents. Dès 2006, l’auteur les dénonçait dans un article publié dans « Perspectives républicaines ».
« Cette crise était en fait prévisible depuis des années, car les défauts structurels de la zone euro étaient notoires et bien connus des économistes, y compris des partisans de l’euro. »
Si elle est si critiquable, comment expliquer le véritable tabou qui existe autour de la monnaie unique en France ? D’abord par son côté symbolique, qui se rattache au mythe des « États-Unis d’Europe » : pour une large partie de la classe politique, l’euro est un totem qu’il faut défendre coûte que coûte, pour éviter d’avoir à reconnaître que le projet politique qu’elle a défendu était une utopie dont l’échec est désormais patent.
« La monnaie unique a perdu sa dimension d’instrument, que l’on doit juger à ses effets, pour devenir un véritable fétiche, au sens religieux du terme. L’euro, c’est la religion de ce nouveau siècle, avec ses faux prophètes aux prophéties sans cesse démenties, avec ses grands prêtres toujours prêts à fulminer une excommunication faute de pouvoir en venir aux bûchers, avec ses sectateurs hystériques. »
Les défenseurs de l’euro ont également un allié de poids dans leur « argumentation » : le Front national. Utilisé comme un épouvantail, il permet d’esquiver le débat à bon compte et de ne débattre que de manière très superficielle. Il suffit de voir la façon dont Jacques Attali n’hésitepas à mentir pour décrédibiliser Jacques Sapir, afin d’éviter de répondre à ses objections légitimes, pour comprendre la faiblesse de cette posture. On peut néanmoins se demander s’il est très responsable de laisser à un parti extrémiste le monopole du bon sens… à cet égard, les positions critiques vis-à-vis de la monnaie unique de véritables républicains tels que Jean-Pierre Chevènement ou de Nicolas Dupont-Aignan mérite d’être saluées.
Pourquoi avoir créé une monnaie unique ?
Selon l’économiste, le choix de créer l’euro tel qu’il existe aujourd’hui n’avait rien d’évident. Il aurait très bien pu prendre la forme d’une monnaie commune cohabitant avec les monnaies nationales et les complétant pour les échanges internationaux. Les avantages auraient été les mêmes (stabilité, réduction des coûts des transactions), tout en ajoutant la possibilité de réajuster périodiquement les taux de change si le besoin s’en faisait sentir. Cette solution nécessitait néanmoins un strict contrôle des mouvements de capitaux, ce que les sociaux libéraux ont toujours refusé et refusent encore aujourd’hui.
« L’idée même de réintroduire des contrôles suffit à vous faire passer pour un pithécanthrope aux yeux des énergumènes de Terra Nova, un « think tank » qui se dit proche du Parti socialiste, mais qui a surtout prouvé qu’il était composé de gens suffisants, mais non nécessaires. »
La monnaie unique a donc été présentée comme la solution aux crises du Système monétaire européen, qui étaient en réalité dues à cette absence de contrôles. Sa conception a été dès l’origine entachée de vices : sa rigidité et l’impossibilité de corriger les écarts de compétitivité auraient dû être compensées par des transferts entre « régions » (à l’image de ce qui se passe dans le cadre d’un État-nation), une mutualisation des dettes et/ou un État fédéral. Rien de tout cela n’a pu voir le jour, principalement parce que l’Allemagne y était défavorable, mais aussi parce que les peuples n’auraient probablement jamais accepté un tel saut fédéral. Il convenait donc, aux yeux des instigateurs de ce projet, de les contraindre, par l’intermédiaire de ce que Philippe Villin appelle un « fédéralisme furtif ».
« À travers la monnaie unique, ce n’était pas des objectifs d’efficience économique qui étaient en jeu. C’était en fait un tout autre objectif que l’on visait, celui des « États-Unis d’Europe ». »
« Il ne sert à rien de rêver d’une Europe fédérale si les peuples ne partagent pas ce rêve. Croire que, par une succession de crises, l’on aboutirait à construire l’image d’une inéluctabilité du fédéralisme était un pari très dangereux. C’est en partie celui dans lequel nous sommes engagés aujourd’hui et qui risque fort de ne pas se dénouer comme ses promoteurs l’avaient prévu. »
L’impasse de la fuite en avant fédéraliste
Les européistes les plus fervents passent leur temps à réclamer l’instauration d’une Europe fédérale, véritable panacée qui serait la solution à tous les problèmes économiques du continent. Le rêve des fédéralistes se heurte malheureusement au mur de la réalité : pour atteindre cet objectif, encore faudrait-il qu’existe un sentiment d’appartenance à une même communauté ou que se dégage une forme « d’intérêt national ». Or, il n’y a ni nation européenne, ni peuple européen, ni projet commun. Le fédéralisme technocratique et contraint ne peut en aucun cas être le seul horizon de nations hétérogènes marquées par des siècles d’histoire. Difficile de s’étonner, dans ces conditions, du fait que 75% des Allemands et 68% des Français étaient opposés à de nouvelles aides à la Grèce.
« L’exemple des États-Unis est souvent donné pour tenter de justifier le saut vers le fédéralisme. Mais la population des États-Unis à l’origine était relativement homogène et parlait en général la même langue (l’anglais), avait la même culture et la même origine (sauf en Louisiane). Il fallut pourtant passer par les horreurs de la guerre de Sécession pour que cette homogénéité s’impose. »
L’hypothèse fédérale a par ailleurs déjà été rejetée par les peuples (comme en témoignent les référendums en France et aux Pays-Bas en 2005). De plus, la crise réveille les vieux démons : l’arrogance et les demandes incessantes d’Angela Merkel sont considérées comme des diktats impérialistes par les Grecs, tandis que la presse allemande, autrichienne ou néerlandaise se gausse de la paresse et des mensonges des « pays du Club Med ». On voit mal comment, dans ces conditions, pourrait émerger un hypothétique « intérêt général européen ». Le fédéralisme que l’on nous annonce ne pourrait dès lors être qu’un fédéralisme antidémocratique, punitif, basé sur la coercition et s’établissant contre la volonté des nations : sur le long terme, il s’agirait immanquablement du meilleur moyen de détourner définitivement les Européens de l’idée même d’Union européenne.
L’euro : un boulet pour les économies de la zone
croissance 2001/2011
Contrairement à ce que ses défenseurs passent leur temps à clamer, l’euro n’a pas rapproché les économies : elle les a au contraire fait diverger. Le fort s’est renforcé, le faible s’est affaibli. Par ailleurs, la monnaie unique n’a en aucun cas servi de bouclier face à la spéculation : celle-ci a simplement changé de nature (des taux de change, elle est passée aux taux d’intérêt).
Certains hommes politiques, comme Romano Prodi ou Jacques Delors, avaient prédit que l’euro allait favoriser la croissance européenne. C’est tout le contraire qui s’est passé : la croissance dans la zone euro a été plus faible que dans tous les autres pays développés. En témoigne le tableau ci-joint, qui présente les taux de croissance du P.I.B. à prix constants, selon les données fournies par l’OCDE.
L’auteur n’hésite pas à affirmer que l’euro s’est « avéré être un boulet que les économies de la zone ont traîné et qu’elles continuent de traîner ». Les écarts de compétitivité se sont creusés : par rapport à l’introduction de la monnaie unique et en prenant pour point de repère l’Allemagne, certains pays (tels que l’Espagne, l’Italie et la Grèce) ont perdu environ 25% de leur compétitivité.
Cela s’explique par la politique de « cavalier seul » de notre voisin d’outre-Rhin, qui a mené des politiques d’austérité depuis 2002, au détriment, bien entendu, du niveau de vie de la majeure partie de sa population. L’excédent commercial réalisé par l’Allemagne sur les pays de la zone euro a permis de compenser la diminution de celui réalisé sur les pays en dehors de l’Union européenne (particulièrement la Chine et l’Inde). Cette stratégie non coopérative a déséquilibré tout le reste de la zone.
« La zone euro apparaît comme l’instrument qui permet à l’Allemagne de maintenir sa politique néomercantiliste en dépit de la surévaluation de l’euro, en compensant les parts de marché qu’elle perd dans le reste du monde par ce qu’elle gagne sur ses partenaires de la zone euro qui ne peuvent dévaluer. »
Le prétendu « modèle allemand » n’est donc possible que parce que l’Allemagne a été la seule à mener une telle politique d’austérité. La généralisation de l’austérité privera les Allemands de débouchés pour leurs exportations. Ce modèle que certains encensent en France n’est en réalité ni reproductible, ni viable.
Sauver l’euro, mais à quel prix ?
Les partisans de la monnaie unique se complaisent à annoncer l’apocalypse en cas de dissolution de la zone euro. Comme le notait Laurent Pinsolle, les exagérations de certaines prédictions témoignent surtout du fait qu’il s’agit là de leur dernière ligne de défense. Il est néanmoins intéressant de noter que si l’argument du coût d’une sortie de l’euro est souvent avancé, jamais n’est abordée la question qui devrait être abordée en parallèle : que nous coûterait le maintien d’une zone aussi mal pensée et déséquilibrée ?
Le coût du sauvetage de la Grèce et des autres pays sous tension (Portugal, Irlande, Italie, Espagne) est estimé, pour l’ensemble des pays de la zone, à plusieurs centaines de milliards par an pour les 8 prochaines années par l’auteur. Qui plus est, cette défense de l’intégrité de la monnaie unique n’est actuellement envisagée que sous la forme d’une austérité généralisée. Inévitablement, ce sont les peuples qui devront en subir les conséquences.
« Une défense à tout prix de l’euro passant des tentatives radicales de stabilisation du rapport dette publique / P. I.B. transformera l’Europe en une zone de régression sociale et de dépression économique généralisée. »
Les discussions autour de la fameuse et fumeuse « règle d’or », que Paul Jorion n’hésitait pas à qualifier de « blague de potache » il y a peu, cachent mal le caractère dangereusement antidémocratique de cette mesure : il n’est pas anodin de rappeler que les règles budgétaires sont l’une des bases de la légitimité politique des gouvernements. « Vouloir les disjoindre du contrôle que la représentation de la société (le Parlement) peut exercer sur elles revient à vider de son sens la démocratie », affirme ainsi Jacques Sapir.
Derrière les belles paroles appelant à être « raisonnables » se cache en réalité la perspective d’une austérité à perpétuité, encouragée par tous les libéraux qui y voient une occasion inespérée de s’attaquer à l’État-providence et aux acquis sociaux obtenus de haute lutte par les classes populaires.
« On comprend désormais que la zone euro, dans son état actuel, soit devenue une véritable machine de guerre sur le plan social pour imposer toujours plus de sacrifices et de régression. »
Les alternatives
Contrairement à ce qu’aiment affirmer les européistes aveugles et les libéraux fanatiques, il est bel et bien possible d’envisager des alternatives. Le maintien de la monnaie unique ne pourra pas être obtenu à n’importe quel prix.
« Les peuples des pays d’Europe vont-ils consentir à payer, payer sans cesse et voir la pauvreté s’installer uniquement pour que survive l’euro ? Si ce dernier avait été synonyme de croissance, cela pourrait se justifier. Mais, au vu du passé, on comprend que cet avenir ne sera fait, au mieux, que d’une faible croissance, bien insuffisant pour assurer le plein-emploi. »
Il est tout à fait concevable qu’à terme, des pays comme la Grèce finissent par abandonner la monnaie unique pour retrouver une monnaie nationale après avoir fait défaut. Cette situation ne serait pas la fin du monde : des pays tels que la Russie (en 1998) ou l’Argentine (en 2002) ont su se relever et renouer avec la croissance après avoir connu une crise comparable. La désagrégation progressive de la zone est une des éventualités à envisager.
L’auteur estime par ailleurs que la solution consistant à « monétiser » la dette (achat direct de la dette des États par la Banque Centrale européenne, ou « planche à billets ») pourrait casser la spéculation et donner un répit de quelques années à la zone euro. Le problème réside dans l’attitude de l’Allemagne, qui semble déterminée à ne pas accepter une telle solution.
De plus, les problèmes structurels ne seraient pas résolus. Cette solution temporaire pourrait néanmoins donner l’occasion à nos dirigeants de planifier une sortie « par le haut » de la crise, en préparant par exemple le passage à une monnaie commune.
Cette solution du passage à une monnaie commune s’installe petit à petit dans l’opinion. Des candidats à l’élection présidentielle tels que Jean-Pierre Chevènement ou Nicolas Dupont-Aignan, mais aussi des économistes comme Jean-Claude Werrebrouck ou Philippe Murer l’envisagent désormais de façon très concrète. Il s’agirait là d’une issue raisonnable, conservant le principe d’une coordination monétaire à l’échelle européenne tout en rendant des marges de manœuvre et des possibilités d’action aux nations.
La fin de l’euro ?
Pour Jacques Sapir, maintenir artificiellement l’euro en vie serait un choix déraisonnable : conserver à tout prix la monnaie unique ne pourrait se faire qu’au prix d’une baisse considérable du niveau de vie de l’ensemble des populations à l’intérieur de la zone. Cet acharnement thérapeutique aurait sur le long terme un coût bien trop élevé pour être sérieusement considéré comme une solution acceptable ; il convient donc de se préparer à la vie après la monnaie unique.
D’après lui, le passage à une monnaie commune serait une solution modérée à un problème sérieux : elle permettrait à l’Europe de conserver une certaine cohérence tout en retrouvant de la souplesse. Reste à savoir si l’aveuglement idéologique d’une partie de nos élites ne nous conduira pas à la conclusion lourde de dangers qu’envisage un autre économiste, Jean-Luc Gréau, à savoir une sortie « dans le désordre, le désarroi et la fureur »…
Yohann Duval