Publié le : 22 avril & 2012
Source : gaullistelibre.com
La déconstruction européenne d’Eric Juillot (1/2)
C’est un livre passionnant qui est sorti à l’automne dernier, écrit par Eric Juillot, titulaire d’un Master d’études politiques sous la direction de Marcel Gauchet. L’auteur propose une analyse de la construction européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Le délitement de l’idée de nation
Dans le début du livre, Eric Juillot rappelle qu’en 1954, quand l’Assemblée Nationale rejette la CED (qui plaçait, déjà, les armées européennes dans l’orbite de l’OTAN), « les députés MRP quittent l’hémicycle pour protester contre son résultat, tandis que les députés communistes et gaullistes entonnent une marseillaise victorieuse ». Pendant une longue époque en effet, le sentiment national était fort, y compris à la gauche de la gauche, comme l’illustre le discours du PCF il y a trente ans.
Mais si l’Europe supranationale a pu avancer, l’auteur souligne le rôle de la mutation du sentiment national. Pour lui, la nation s’est désacralisée après la Première Guerre mondiale du fait des 1,4 millions de morts pour la Patrie : « le sacrifice de la vie des hommes va apparaître comme un prix trop lourd à payer pour une nation qui n’en vaut pas la peine ». Pour lui, cette guerre a fait émerger « le sacré de l’individu dont la vie doit être préservée ». On passe des devoirs aux droits.
Pour lui, cela explique le comportement de nos dirigeants avec Hitler, citant Blum, qui, après les accords de Munich écrivait se sentir « partagé entre la honte et un lâche soulagement ». Pour lui, en 1940, « les Français ont préféré survivre à leur pays », « la France a viscéralement refusé la guerre ». Il souligne que tout cela explique sans doute que ce soit un Français, Aristide Briand qui, le premier, a évoqué une construction fédérale de l’Europe, en 1929.
Puis, nous rentrons dans une phase de mythification de la nation après 1945. Naturellement, la période gaulliste constitue une parenthèse avec le Général de Gaulle qui refuse toute dérive supranationale de l’Europe, allant jusqu’au conflit avec la politique de la chaise vide. Mais ce sursaut patriotique prend fin avec le départ du Général et on passe carrément au déni de la nation pour laquelle ce dernier portait une « piété un peu idolâtrique » selon Beuve-Méry.
L’Europe contre les nations
L’auteur souligne très justement que « dans son premier quart de siècle, l’Europe communautaire n’a pratiquement jamais été pensée comme une fin en soi, mais comme un moyen au service des Etats ». Pour lui, l’individu se construit de plus en plus contre la nation. Il y voit une illustration dans l’oubli de la deuxième partie « des droits de l’homme et du citoyen », coupant l’homme de la communauté à laquelle il appartient et de tous les devoirs qui découlent de cette appartenance.
Cette évolution voit apparaître dans les années 1970 une caricature parfois agressive des classes populaires par les élites intellectuelles, y compris de gauche, comme le souligne Todd, avec l’apparition du « beauf » de Reiser. L’ouvrier est souvent caricaturé, un terrain idéal pour le FN « enfant détestable et inévitable du déni de la nation qui capte à son profit la colère et parfois le désespoir de ceux qui se sentent exclus des réjouissances économiques néolibérales ».
L’auteur souligne qu’alors que la nation a permis l’émancipation des individus, elle est alors rejetée comme obstacle à cette émancipation, par le cadre rigide qu’elle imposerait. Cela favorise l’émergence de l’Europe, qui devient un « horizon moral » aligné avec « la forte tonalité anti-politique de l’individualisme libéral ». « La construction européenne représente une tentative de dépassement du politique par la technocratie et le marché » ultra dominant dans les élites.
Uniquement pour cette remise en perspective historique de la construction européenne et de la nation, ce livre vaut le détour. Je reviendrai plus tard sur son analyse plus politique sur les évènements récents.
La déconstruction européenne d’Eric Juillot (2/2)
Après avoir étudié dans une perspective historique comment l’Europe s’est construite contre les nations, Eric Juillot poursuit son analyse par une étude du débat public et démocratique.
Quand l’Europe s’impose à nos politiques
L’auteur souligne l’importance du 21 mars 1983 et du maintien du franc dans le SME. Pour lui « cette date démontre exemplairement la consubstantialité du libéralisme et de l’européisme : l’adhésion à l’un vaut adhésion à l’autre ». « Cet européisme est la bouée de sauvetage historique qui empêche les socialistes de se noyer au moment même où leur projet de transformation économique et sociale sombre, victime du raz-de-marée libéral qui emporte alors la planète ».
Mais Valéry Giscard d’Estaing avait préparé le terrain en soulignant dès 1978 que « nous sommes 53 millions d’habitants dans un monde qui a 4,2 milliards d’habitants ». Cet abandon de la nation va de pair avec l’abandon du peuple, avec le choix d’une politique monétaire de franc cher qui impose des taux d’intérêt très élevés qui cassent la croissance et accélèrent la montée du chômage, dont le pic est atteint en 1996 avec 3,2 millions de chômeurs.
Pire, les tenants de cette Europe se part d’une « supériorité morale », issue de la conviction que « la nation est une forme désuète, appelée à être dépassée par une Europe seule capable d’affranchir l’humanité de la discorde, de la violence et de la guerre ». Il critique les socialistes, « désireux de précipiter la dissolution (des nations) dans un magma identitaire informe dont ils attendent la rédemption ». Il souligne le parallèle mythologique mais irréaliste avec les Etats-Unis.
Eric Juillot soutient que le projet européen mise « sur la disparition progressive du politique, voué à une complète résorption par le droit ». Il souligne l’émergence d’un « mythe élitaire, destiné à légitimer une souveraineté élitaire / européenne indépendante et de plus en plus opposée à la souveraineté populaire / nationale ». Il rappelle cette citation de Monnet : « les souverainetés nationales sont une muraille dans laquelle le marché devra percer des brèches ».
Le débat public manipulé
Il rappelle à quel point les soutiens de cette Europe utilisent la peur. Alain Juppé disait en 1992 : « si le non l’emportait, nous libérerions en Allemagne des forces qui ne demandent qu’à reprendre leur autonomie et ce serait grave pour la paix ». Le direction du Monde osait écrire : « un non au référendum serait pour la France et l’Europe la plus grande catastrophe depuis les désastres engendrés par l’arrivée d’Hitler au pouvoir ». Mais ce chantage à la paix n’a pas marché en 2005.
L’auteur critique vertement les choix d’il y a vingt ans : « que les dirigeants français des années 1992-1995 aient mené avec acharnement une politique monétaire ouvertement néfaste à la croissance de leur pays, cela ne s’explique que par la prégnance de cet européisme ». En effet, la politique de franc cher a fait exploser le chômage et la dette, passée de 35 à 60% du PIB. L’auteur analyse également sur les autres traités européens, Amsterdam, Nice, TCE, Lisbonne.
Il revient sur les outrances de la campagne de 2005, Alexandre Adler qui osa dire « Il y a une France sclérotique, une France prétentieuse, une France tournée vers elle-même, une France qui se croit irremplaçable et qui se trompe. Cette France, (…), c’est bien sûr la France du non ». Serge July évoque le lendemain du 29 mai « un désastre général et une épidémie de populisme qui emporte tout (…) même la générosité ». Une vraie guerre de religion !
L’auteur développe une réflexion sur la légitimité, qui selon Max Weber, est soit rationnelle / légale, soit traditionnelle, soit charismatique. Assez logiquement, il montre que seule la nation a une véritable légitimité, et pas l’échelon européen condamné à « l’évanescence politique par sa trop faible densité identitaire ». Pour lui, « il n’est tout simplement pas possible de concevoir une politique économique commune qui serait valable simultanément pour tous les Etats membres ».
Pour un retour de la nation
Il termine son ouvrage par un hymne à la nation, « la communauté politique moderne, qui a servi de vecteur à l’autonomie » et montre que « la véritable illusion n’est pas nationale, elle est européenne » car les nations ne disparaissent pas dans un ensemble plus grand, mais se fragmentent, au pire. Il souligne que la nation parvient à associer ses membres à l’exercice du pouvoir. Il cite de nombreux fédéralistes fervents dont les propos sont proprement sidérants.
Pour l’auteur, « l’histoire, entre-temps, a tranché : de désir (d’intégration européenne) il n’y eut point, pour la simple raison que l’objet n’était pas désirable », « la nation a encore quelques services à rendre à ses membres », d’autant plus que « la France, qui figure dans les premiers rangs depuis des siècles, a toute chance d’y figurer encore dans cent ans », d’autant plus que « l’Allemagne a joué sa partition sans complexe aucun depuis une vingtaine d’années ».
Par « des réformes structurelles antisociales », l’Allemagne a accru ses excédents en améliorant la compétitivité de ses exportations tout en limitant sa demande, « une politique nuisible pour ses partenaires européens ». Pour lui, « l’Europe ne constitue donc plus une fin en soi, mais un moyen au service de ses intérêts » pour l’Allemagne, qui se détache de cette construction néolibérale, bureaucratique, antipolitique et soumise aux intérêts particuliers.
Bref, je vous recommande vivement cet excellent ouvrage d’Eric Juillot, qui conclut en affirmant que « la nation constitue le poste à partir duquel il est possible d’agir pour l’humanité parce que, en tant que communauté politique, elle élève tous ses membres à une dignité universelle ».
Laurent Pinsolle
Source : « La déconstruction européenne », Eric Juillot, éditions Xenia