Publié le : 10 juillet 2007
Source : entretien dans le journal Le Point et mis en ligne sur nouveaureac.org
Le culturel triomphe mais la culture meurt. Ecrivain prolixe, élitiste, et pour certains sulfureux, Renaud Camus jette un nouveau pavé dans la mare des « niveau-montistes » et autres « amis du désastre ». Elégant, féroce et sans illusions, il décrit au scalpel « La grande déculturation » (Fayard). Polémique assurée.
Le Point : Vous observez que la culture fut longtemps le privilège héréditaire de la bourgeoisie. Faut-il en conclure qu’on naît cultivé mais qu’on ne le devient pas ?
Renaud Camus : On ne naît rien du tout. Dans la culture, tout est devenir, élargissement et perte. En revanche, il est bien certain que passer ses premières années dans un milieu cultivé confère ou conférait un avantage prodigieux. Rien d’irréversible au demeurant : on voit tous les jours-le système éducatif y veille – des enfants et surtout des petits-enfants de parents et de grands-parents parfaitement cultivés témoigner la plus rigoureuse inculture et retourner paisiblement à la foncière sauvagerie de l’espèce.
Reste que votre définition de la culture est fondée sur la hiérarchie, la distinction, et cela vaut pour son contenu et pour le nombre de ceux qui y accèdent. Vous énoncez une loi de physique sociale selon laquelle plus la culture est partagée, plus son contenu se dévalue. Cela signifie-t-il que la possibilité de la culture est morte en 1789 ?
Oh là là, là il y aurait mille choses à redresser. Concentrons-nous sur une seule : 1789 n’a pas tué la culture, c’est à peu près à cette époque au contraire qu’est née la culture, au sens que nous voyons mourir sous nos yeux, au sens du ministère de la Culture (du moins au temps de Malraux et de Michel Guy). L’homme féodal, l’homme noble, l’homme classique – ni l’honnête homme, ni même l’homme des Lumières – n’avaient pas de culture. Ils avaient éventuellement de la lecture, l’amour des arts, de l’entregent, de la courtoisie, des humanités, des lumières. Ils étaient ou non des êtres accomplis, pas des êtres cultivés. L’ère de la culture correspond grosso modo à l’ère bourgeoise. La culture est à l’idéal de l’honnête homme ce que l’esthétique selon Hegel est à l’art : une espèce de second degré, déjà, un deuil de l’immédiateté du rapport aux formes. La définition que vous me prêtez n’est pas la mienne, et en tout cas ce n’est pas une définition. La mienne, il y a déjà longtemps que je l’ai énoncée et je lui reste fidèle : la culture, c’est la claire conscience de la préciosité du temps.
Vilar, pour ne citer que lui, croyait à l’élitisme pour tous. Vous observez plutôt le triomphe de la médiocrité. Faut-il incriminer l’élite cultivée qui a abdiqué ses responsabilités ?
Il n’y a plus d’élite cultivée. L’élite, les élites au dérisoire sens moderne, ce sont d’une part les hommes politiques, les élus (et en cela le mot, pour trompeur qu’il soit, a au moins le mérite de rejoindre son étymologie), d’autre part les gens riches et influents. Cette élite-là n’est nullement culturelle ni cultivée. Comme l’a fait remarquer très justement Gomez Davila, entre les riches et les pauvres, la seule différence aujourd’hui, c’est l’argent.
C’est donc bien à une démocratie devenue folle – que vous appelez hyperdémocratie – que vous en avez ?
L’hyperdémocratie – par quoi je ne veux certes pas dire l’achèvement triomphal de la démocratie politique mais sa transposition malencontreuse dans des domaines où elle n’a que faire, tels que la famille, l’éducation et la culture -, l’hyperdémocratie, donc, échouant, comme il était prévisible, à amener les masses au niveau de l’ancienne classe cultivée, s’est assurée par compensation que les héritiers de l’ancienne classe cultivée soient aussi incultes que les masses : grande victoire de l’égalité, triomphe de l’énorme classe centrale, prolétarisation générale.
A certaines disciplines que vous jugez mineures – bande dessinée, science-fiction – vous opposez l’acquis, le patrimonial, le classique. La culture est-elle un stock figé ? N’existe-t-il pas de culture contemporaine ?
Ces questions-là me semblent biaisées par le préjugé ou le soupçon. Que les gens ne lisent pas ce que j’écris, c’est leur droit le plus strict, mais que, ne l’ayant pas lu, ils viennent me reprocher d’être Paul Bourget si ce n’est pis, c’est un peu fatigant. Je suis obligé de rappeler, un peu ridiculement, que je suis un auteur POL, considéré par trente ou quarante personnes comme d’ « avant-garde », et que j’ai organisé de nombreuses expositions d’art contemporain, de Kounellis à Marcheschi ou Boltanski. La culture est certes patrimoine, mais si elle n’était que cela elle aurait tôt fait de mourir. Il est un peu comique de voir les hérauts de la chansonnette, qui sont les pires tenants des éternelles variations à la batterie sur l’éternelle marche militaire ou totalitaire fondamentale, s’ériger en champions de la modernité et rejeter parmi les vieilles barbes les admirateurs de Grisey, de Pesson ou Ferneyhough.
Autant avouer mon inculture…
Oh, il s’agit de compositeurs modernes ou contemporains. Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que ces noms soient inconnus à bon nombre de lecteurs du Point, puisque la musique est à peu près totalement sortie du champ culturel, où la remplace ce qui était à peu près son contraire et qui, pour que les cartes soient bien brouillées, s’appelle maintenant, en novlangue, aussi la musique – je pense à ce qu’on nommait jadis les variétés, le music-hall, les divertissements, la chansonnette, etc. La transformation-renversement de sens du mot culture est à peine moins radicale, puisqu’il est chargé de signifier à présent industrie culturelle, loisirs, divertissement, carnet mondain, etc. Cela étant, qu’il y ait une hiérarchie entre les arts n’implique pas qu’il n’y en ait pas à l’intérieur de chacun. Un grand compositeur de chansons peut être un meilleur musicien qu’un mauvais compositeur de musique savante. Cela n’implique pas que la chanson en bloc est un art aussi précieux que la musique savante en bloc.
Coupable d’élitisme assumé, vous êtes accusé de « racisme » par un producteur de France Culture. Pour vous, la culture a une langue, une histoire et une géographie. L’idée d’une culture sans frontières est-elle absurde ? L’universalité de Proust ou de Dostoïevski est-elle une fadaise ?
L’art est toujours étranger. Il se reconnaît à ce qu’il n’est obstinément pas nous. Ce qui en lui est universel, c’est son étrangèreté. Dans un monde sans frontières nous serions partout chez nous, quelle horreur ! Verlaine toujours : « Que me veut cet at home obèse ? » Proust est universel parce qu’il est, entre autres choses, très entre autres choses, merveilleusement français (et même français de Saint-André-des-Champs, pour parler comme lui). L’art qui naît universel n’est pas de l’art : au mieux il relève de l’industrie culturelle, au pis de la propagande (c’est souvent la même chose). La France intéressait le monde entier quand elle était profondément la France. Universelle, elle n’intéresse plus personne : tout le monde a aussi bien ou pire chez soi.
La culture française a été un cadeau, un horizon dont rêvaient les immigrants. De même que vous renoncez à la démocratisation, renoncez-vous à faire des enfants d’immigrés de « bons Français » capables de transmettre la haute culture française ? Refusez-vous à quiconque le droit de la faire sienne ?
Je ne renonce pas du tout à la démocratisation, rien ne serait plus indispensable que d’amener à la culture, indéfiniment, des nouveaux venus. C’est l’hyperdémocratie qui rend et la culture et la démocratisation impossibles, et qui, pour parler comme on parle, c’est-à-dire mal, a enrayé l’ascenseur culturel comme tous les autres. Il en va de même en cela de la culture et de la nationalité : pour y amener de nouveaux venus, il faut qu’il y ait quelque chose à rejoindre. Groucho Marx a très bien vu ça, avec son fameux club qui n’est pas assez bon pour lui s’il accepte parmi ses membres un type comme lui. Qui a envie de rejoindre une culture qui lui court après en lui expliquant qu’elle sera tout ce qu’il voudra qu’elle soit et tout ce qu’il dira qu’elle doit être, qu’elle sera lui, qu’il est ce qu’elle a de plus précieux ? Je ne refuse donc à personne le droit de dire que cette culture est sienne. Je souhaiterais au contraire que, ce droit, les nouveaux venus en usassent davantage au lieu de nous sommer perpétuellement, et avec quel succès, d’accepter pour culture, pour notre culture, la leur.
Pour Maurras, la religion était le moyen de maintenir un certain ordre social. Assigneriez-vous la même mission à la culture ?
Oh, la barbe avec Maurras ! Maurras vous-même ! A part ça, la réponse est non. La culture est un précieux instrument de desserrement du lien social. Elle enseigne à vivre à contretemps, à échapper au mimétisme, à aller voir des tableaux au musée d’Agen un jour de semaine et pas au Grand Palais quand Télérama et le 20 Heures ont décrété qu’il fallait s’y précipiter ; à visiter des châteaux déserts et silencieux le jour de la Fête de la musique. Elle sert à forger cette chose si rare : des individus.