Publié le : été 2005
Source : enquete-debat.fr
Interview de Jean Baudrillard, “Quand l’excès de bien engendre le mal absolu”, Chronic’art n°20, été 2005, p. 91
Depuis quelques années, vos textes développent une nouvelle idée force, celle du Mal, et plus particulièrement du mal absolu. Ce Mal absolu, quel est-il ? Que représente-t-il ? Quelle est sa place dans notre société aujourd’hui ?
Jean Baudrillard : Cette notion de Mal est toujours très ambiguë. Je distingue au moins deux versions du Mal. Il y a le Mal relatif, le Mal tel qu’on l’entend généralement. Ce Mal-là n’existe que dans sa balance avec le Bien, à la fois en équilibre et en permanente opposition avec le Bien. Mais il y a désormais, aussi, un Mal absolu, une version dépressive ou catastrophique de ce Mal relatif. Là, il n’y a plus ni partage ni antagonisme entre le Bien et le Mal. Ce Mal absolu naît de l’excès de Bien, d’une prolifération sans frein du Bien, du développement technologique, d’un progrès infini, d’une morale totalitaire, d’une volonté radicale et sans opposition de bien faire. Ce Bien se retourne dès lors en son contraire, le Mal absolu. Traditionnellement, le Mal relatif ne fait que s’opposer, il n’a pas d’essence propre, pas de racine, donc surtout pas de finalité. En revanche, ce Mal absolu a une finalité : en tant que Bien, il a une finalité idéale, faire le bien, mais finalité idéale vire au catastrophique, et se transforme en Mal absolu.
Et les commémorations de la Shoah dans tout ça ?
Jean Baudrillard : L’histoire de la Shoah, c’est un peu plus compliqué [que le tsunami], mais ça me semblait participer d’un même syndrome. L’idée de faire de la Shoah une référence absolue, en tant que telle, et donc de ne plus la prendre comme ce qu’elle est, à savoir un événement historique tragique, avec un amont et un aval, des possibilités d’analyse… Après les 50 ans en 1995, on a commémoré les 60 ans de la Shoah. Entre les deux commémorations, j’ai constaté des disparités et un vrai changement d’optique : d’un seul coup, cet événement tragique s’est transformé en une mythologie. Ca avait déjà commencé, mais là c’est devenu limpide et mondial par ailleurs. Tout le monde était concerné, y compris des pays ou des cultures qui n’ont rien à voir avec ça. Là, c’était vraiment l’élaboration d’un alibi… D’ailleurs, aujourd’hui, si vous n’affirmez pas que la Shoah est le crime absolu, vous êtes tout de suite du côté du Mal. Je sais de quoi je parle, puisque je suis habitué à ce type d’accusation… Il y a dix ans, on ne cherchait pas à en faire un mythe mondial, à la mythifier, et donc à la mystifier. Cette transformation de l’événement en mythe permet d’autant mieux d’évacuer toute question sur le Mal qu’est entretenue la confusion entre le Mal et le malheur. La Shoah c’est le Mal. Or il est possible, et même souhaitable, de cultiver une intelligence de ce Mal. Sauf que si l’on confond la Shoah avec un malheur, alors elle se négocie comme n’importe quelle valeur, elle devient l’objet d’un pathos d’autant plus fort que ce malheur est absolu. Ce malheur se partage, et il ne peut se partager que sous la forme la plus pathétique. Le Mal, lui, n’a rien à voir avec l’affect. Il est au-delà de toute morale, de tout jugement. A un degré fantastique, la commémoration nous a mis face à ce “retour image” pathétique du malheur absolu, inconsolable… L’ennui, c’est qu’en faisant de l’événement historique un malheur absolu, on se prive de tout recul, de toute intelligence du Mal.
Est-ce la première fois qu’on assiste à la mythification d’un événement ?
Jean Baudrillard : Non bien sûr, des opérations comme celles-ci, il y en a eu dans toutes les cultures… Mais il se trouve que notre culture est justement fondée sur la maîtrise de ces opérations, et là on y retombe dangereusement. Finalement, quand Dieudonné qualifie cette commémoration de “pornographie mémorielle”, il a totalement raison ! Simplement, on lui fait dire que la Shoah elle-même est pornographique, et cet amalgame là ne passe pas. Mais c’est l’amalgame fait par les médias eux-mêmes qui est scandaleux. Je dis au fond la même chose, d’une autre façon… Est-ce qu’elle est plus subtile ? Je ne sais pas…