Publié le 08 juin 2012
Source : lenouveleconomiste.fr
D’un certain point de vue, Mohamed VI a d’ores et déjà fait mieux que son père. C’est ce qu’on découvre à la lecture du livre passionnant et précis des deux enquêteurs chevronnés Catherine Graciet et Eric Laurent.
Comment la France et l’Europe financent les projets royaux
(…)
“Nous ne sommes pas la Croix-Rouge. Nous ne pansons pas les plaies d’un pays en développement. Ces deux dernières années, nous n’avons pas eu connaissance de fraudes ou de mauvais usage systématique des fonds accordés aux Marocains.” L’homme qui s’exprime ainsi s’appelle Eneko Landaburu. Confortablement installé dans son bureau lumineux d’un quartier moderne de Rabat, il est le chef de la délégation de l’Union européenne au Maroc.
De nationalité espagnole, cet homme distingué est un Européen convaincu et un diplomate chevronné. Après avoir été membre du conseil d’administration de la Banque européenne d’investissement (BEI) et du conseil de surveillance du Fonds européen d’investissement (FEI), il a été nommé directeur général de l’élargissement à la Commission européenne. En poste au Maroc depuis 2009, il gère notamment le statut avancé accordé au royaume “à sa demande”, qui lui octroie la position de partenaire privilégié de l’Europe. Parmi les principaux avantages de ce statut figure l’octroi de nombreuses aides financières.
La générosité européenne envers le royaume alaouite ne date pas d’hier. Déjà, sous Hassan II, Bruxelles regardait peu à la dépense. Entre 1977 et 1996, le Maroc a ainsi bénéficié d’un peu plus de 1 milliard d’euros, dont 518 millions en prêts, de la Banque européenne d’investissement (BEI). Des fonds destinés pour l’essentiel à sortir les campagnes marocaines du sous-développement dans lequel Hassan II les avait laissées. Mais une partie de ces sommes a en réalité servi à financer les barrages construits par Hassan II, qui permettaient d’irriguer des terres qu’il avait parfois confisquées.
La seconde étape du rapprochement entre l’Europe et le Maroc est marquée par la mise en œuvre du programme Méda, qui, à partir de 1996, devient le principal instrument du déploiement du partenariat euro-méditerranéen. Objectif : aider les pays du Sud à réformer leurs structures économiques et sociales. Les aides bondissent alors de 3,4 milliards d’euros, pour la période 1995-1999, à 5,4 milliards, pour 2000-2006. Soit une hausse de près de 60 %.
Baptisé Programme indicatif national et actuellement mis en œuvre dans le cadre du statut avancé du Maroc, cet instrument déploie un véritable feu d’artifice d’aides financières. Rien que pour les années 2011 à 2013, le Maroc devrait toucher 580,50 millions d’euros d’aides.
A en croire deux hauts fonctionnaires du Parlement européen de Strasbourg, qui s’expriment sous le sceau de l’anonymat, la France effectue “un discret mais efficace lobbying en faveur du Maroc”. Paris sait aussi se montrer très généreux avec l’ami marocain. L’aide passe pour l’essentiel par l’AFD, l’Agence française de développement, un organisme public placé sous la tutelle de différents ministères, dont ceux de l’Economie et des Affaires étrangères.
Ainsi, en 2009, 401,4 millions d’euros ont été débloqués en faveur du Maroc (395 millions d’euros d’emprunts, 3,3 millions de subventions, et 3,1 millions de participations sous forme d’actions). En 2010, les aides françaises accusent une légère baisse mais atteignent tout de même 363,4 millions d’euros. Est-ce la première des priorités en période de crise financière et économique ? On peut en douter, d’autant que l’argument consistant à vouloir protéger le Maroc de l’islamisme, en le plaçant sous perfusion financière pour accélérer son développement, est désormais moins convaincant : en novembre 2011, les islamistes marocains ont, en toute légalité, remporté les élections législatives…
Les responsables de l’AFD n’ayant pas donné suite à nos demandes d’interviews – pas plus que ceux de la BEI, d’ailleurs –, les critères d’affectation des budgets européens nous sont demeurés inconnus. De même que, dans le cas de l’AFD, il est impossible de savoir si la présence au sein du conseil d’administration d’Omar Kabbaj, un économiste respecté mais surtout conseiller du roi Mohammed VI, pèse dans les décisions de cette vénérable institution.
La dernière édition du rapport annuel de l’AFD indique donc qu’en 2010 le Maroc est le pays le mieux financé de la Méditerranée/Moyen-Orient avec 363,4 millions d’euros. Mieux que l’Irak, pourtant en pleine reconstruction et où les entreprises françaises pourraient prétendre à des parts de marché significatives. De surcroît, l’affectation des budgets et aides récentes de l’AFD laisse songeur. Sont en effet ciblés en priorité des secteurs économiques qui intéressent au plus haut point le roi Mohammed VI. Parfois à titre personnel. Le dossier le plus emblématique (et le plus contesté) est celui du financement d’une ligne de TGV reliant Casablanca et Tanger, sur la Méditerranée, où Mohammed VI fait construire le plus grand port d’Afrique, Tanger Med.
Le TGV, un caprice royal
Les travaux de ce chantier ferroviaire pharaonique ont été inaugurés en grande pompe en présence de Nicolas Sarkozy et du souverain alaouite, le 29 septembre 2011. Les deux chefs d’Etat se sont empressés de célébrer l’indestructible amitié franco-marocaine, mais ils se sont bien gardés de rappeler que le budget du TGV royal est passé d’un coup de baguette magique de 2 à 3 milliards d’euros ! Et ce n’est pas là le seul dérapage.
Cette victoire du TGV est digne d’une république bananière. On raconte volontiers que Mohammed VI cherchait à consoler la France de l’achat, en 2007, d’avions de chasse F16 américains (et non du Rafale), en octroyant le marché du TGV à des sociétés françaises. La réalité est plus triviale. Selon différentes sources concordantes, un véritable caprice royal serait à l’origine du TGV. “Mohammed VI voulait son train à grande vitesse. Point final”, commente ce financier qui a suivi le dossier de près.
Le fait que le train à grande vitesse ne figure guère dans les plans de développement de l’ONCF, les chemins de fer marocains, conforte l’hypothèse d’une lubie royale. Plus étonnant encore, l’édition 2010 du rapport annuel de cette entreprise publique indique qu’elle allait achever la mise en place d’une liaison rapide entre Casablanca et Tanger. On y lit que ce projet a “nécessité une enveloppe de 1,8 milliard de dirhams” et permet “la réduction d’une heure sur le temps de parcours sur l’axe Tanger-Casablanca”. Voilà qui pose la question même de la raison d’être du TGV, puisque cette liaison rapide est déjà doublée d’une autoroute flambant neuve… et vide, les Marocains préférant la route nationale, gratuite.
L’indignation est totale et s’étend des islamistes à l’extrême gauche. Ainsi, pour Najib Boulif, député islamiste du PjD, nommé depuis lors ministre délégué chargé des Affaires générales et de la Gouvernance, “les Marocains n’ont pas besoin de gagner encore autant de temps avec le TGV. Ils vont déjà gagner deux heures sur un Casablanca-Tanger et iront les passer à la terrasse d’un café. Il aurait plutôt fallu investir pour augmenter les fréquences des trains déjà existants et doubler les rails disponibles au lieu de construire un TGV, qui n’est pas la priorité. Cela n’a pas été un choix indépendant répondant aux besoins du peuple”. Ahmed Derkaoui, responsable de l’association altermondialiste Attac, constate quant à lui que “des villes comme Agadir, l’est du pays et Ouarzazate, au sud, manquent cruellement de moyens de transport et de connexions avec le reste du Maroc”.
Même les bailleurs de fonds habituels du Maroc partagent l’opinion des protestataires, à commencer par la BEI vers laquelle le royaume s’est pourtant tourné à plusieurs reprises pour financer le caprice ferroviaire de son souverain. Rabat s’est ainsi retrouvé pris à son propre jeu.
En effet, une partie du contrat accordé aux Français l’a été de gré à gré, sans le moindre appel d’offres. Résultat : les Allemands, et dans une moindre mesure les Espagnols, qui construisent aussi des trains à grande vitesse, ne décolèrent pas. Si de l’aveu d’Andres Martinez Fernandez, le responsable du département Investissement de l’ambassade d’Espagne à Rabat, les Espagnols, beaux joueurs, ont donné leur feu vert à un financement par la BEI, il n’en va pas de même des Allemands, qui ont la rancune tenace.
Une fois n’est pas coutume, la BEI s’est donc finalement abstenue de subventionner le TGV de Mohammed VI. “Elle a refusé d’octroyer un prêt de 400 millions d’euros, comme le demandaient les Marocains, car ce train n’était pas le projet le plus prioritaire pour développer le pays. De plus, les analystes financiers se sont interrogés tant sur la rentabilité du projet que sur la nécessité de faire circuler des trains subventionnés”, reconnaît Eneko Landaburu, l’ambassadeur de l’Union européenne au Maroc. De son côté, la BEI avait fait savoir que, quelques mois plus tôt, elle avait validé un prêt de 200 millions d’euros pour le port de Tanger Med 2 et que, au cours de ces trente dernières années, elle avait alloué pas moins de 4,5 milliards d’euros aux projets du Maroc !
Bien embarrassé, le royaume s’est alors tourné vers la France. La suite, un consultant à l’AFD la raconte sous couvert d’ano- nymat. (Son employeur n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.) : “Nicolas Sarkozy a ordonné à Dov Zerah, le directeur général de l’AFD, de donner de l’argent aux Marocains qui voulaient absolument leur TGV, et aussi parce que le royaume serait une vitrine internationale pour ce train. Tout le monde se fiche de la rentabilité du projet. De toute façon, l’AFD a été dévoyée de sa fonction et est devenue le bras financier de l’Elysée en Afrique”, assène-t-il. Résultat : un prêt de 220 millions d’euros a été accordé pour aider au financement du TGV marocain.
En réalité, l’agence indique sur son site Web que la France finance 50 % du coût initial du TGV, qui était de 1,8 milliard d’euros. Outre l’AFD, les généreux contributeurs hexagonaux sont la Réserve pays émergents (prêt de 625 millions d’euros) et la FASEP (subvention de 75 millions d’euros). Au total, le caprice de Mohammed VI aura coûté près de 1 milliard d’euros aux contribuables français ! Cerise sur le gâteau, ces prêts ne sont même pas rémunérateurs pour les finances tricolores, pourtant en piètre état. Selon l’agence officielle marocaine MAP, leurs taux seraient compris entre 1,2 et 3,6 %, et les délais de remboursement échelonnés de cinq à vingt ans…
Etant incapable de financer le caprice de son roi au-delà de 500 millions d’euros, le Maroc a également fait appel à la générosité arabe, et divers fonds du golfe Persique ont avancé jusqu’à 380 millions d’euros. Si seulement Mohammed VI consacrait la même énergie à financer la construction d’écoles et d’hôpitaux à travers son royaume…
La France, elle, fait figure de dindon de la farce. Non seulement elle n’a pas vendu un seul Rafale au Maroc, mais elle a de surcroît offert un TGV à son roi, le tout en période de crise ! On est décidément bien loin des pratiques néocoloniales, au royaume du Maroc.
Aux frais de la princesse européenne
Le cas du port de Tanger Méditerranée, désigné sous le label de Tanger Med, véritable aspirateur à subventions et aides, mérite lui aussi que l’on s’y attarde. Comme pour le TGV, Mohammed VI s’est personnellement impliqué dans le projet, au point de venir régulièrement jouer les inspecteurs des travaux finis sur le chantier. Certains indices ne trompent guère quant à son rôle, puisqu’il a placé à la tête de l’agence qui coordonne le projet un homme de confiance. Ingénieur des Ponts et Chaussées et familier du business royal, Saïd El-Hadi a en effet longtemps officié au holding royal SNI, dont il a même dirigé la filiale Sonasid.
Pas plus que celle du TGV, le Maroc n’est capable de régler la facture de Tanger Med. Le programme se compose en réalité de deux projets : Tanger Med 1, d’une capacité de 3 millions de containers, et Tanger Med 2, prévu pour 5,2 millions de containers. Contrairement à ce qui s’est passé pour le TGV, la Banque européenne d’investissement (BEI) a accepté d’être mise à contribution pour Tanger, via l’un de ses principaux outils financiers, la FEMIP (Facilité euro-méditerranéenne d’investissement et de partenariat). Selon le rapport annuel de cette institution, la BEI a ainsi prêté, en 2010, 40 millions d’euros pour Tanger Med 1 et 200 millions d’euros pour Tanger Med 2.
Des sommes considérables, qui soulèvent plusieurs questions. Si Tanger Med 1, avec ses terminaux 1 et 2, est incontestablement un succès opérationnel depuis 2007, on ne peut pas en dire autant de Tanger Med 2 (terminaux 3 et 4), que Mohammed VI a imposé. Censé être inauguré courant 2014, le port prend du retard. La cause ? La crise financière et économique, qui fait dire à la directrice de la communication de Tanger Med, Nadia Hachimi Alaoui, ex-rédactrice en chef du Journal hebdomadaire : “Tanger Med 2 est décalé de quinze mois, le terminal 4 est maintenu, mais le 3 se fera en fonction de la demande des opérateurs.” Un contretemps majeur, qui dut fort contrarier Mohammed VI : Sa Majesté avait pris ses dispositions pour profiter de l’opération…
A la grande surprise de bon nombre d’intervenants sur Tanger Med, le holding royal SNI s’était en effet vu attribuer, conjointement avec un groupement composé des Singapouriens de la société PSA et des Marocains du groupe Marsa, l’exploitation du terminal 4 de Tanger Med 2. Le résultat de cet appel d’offres n’avait d’ailleurs pas manqué de faire jaser les mauvaises langues, qui pointaient que, contrairement à PSA ou Marsa, SNI n’avait aucune expérience dans le secteur portuaire. Finalement, la crise mondiale aura donc eu raison de ces ambitions. Courant 2008, le holding de Mohammed VI se retirera sur la pointe des pieds du terminal 4, tout comme les Singapouriens de PSA. Seule à rester en lice, la société Marsa deviendra alors l’unique opérateur du terminal, en juin 2009.
A défaut d’exploiter un terminal de Tanger Med, Mohammed VI peut se réconforter en se rappelant à quel point certaines entreprises dont il est actionnaire ont pu profiter de ce port. C’est le cas du sidérurgiste Sonasid (3,9 milliards de dirhams de chiffre d’affaires en 2010), dont la SNI possède 32 % du capital et le géant mondial de l’acier Arcelor Mittal 32 % également. Selon son responsable des ressources humaines, Abdelmajid Tronji, “pour Tanger Med 1, nous avons vendu cinquante et une mille tonnes aux sous-traitants de Bouygues Construction qui a construit le port”. A 6 000 dirhams (600 euros) en moyenne la tonne d’acier, cela représente 306 millions de dirhams (30,6 millions d’euros) pour Sonasid. Bien sûr, la présence de la SNI au capital n’a en rien pesé, si l’on en croit Tronji. “Nos produits répondent à des normes de qualité internationales. Nous sommes une grosse structure grâce à Arcelor et à SNI, qui nous permettent d’investir dans des normes de qualité. De plus, nous sommes très bien implantés commercialement dans tout le Maroc.” En effet.
N’oublions pas Lafarge Maroc, propriété à 50 % de la SNI et à 50 % du cimentier français Lafarge. Le rapport annuel 2008 de cette société implantée au Maroc de longue date est éloquent : Tanger Med est un “chantier majeur” pour l’entreprise, qui a fourni plus de six cent mille tonnes de ciment entre 2003 et 2009. Pour Nadia Hachimi Alaoui, cela coule de source dans la mesure où Lafarge est implantée au nord du pays et que travailler avec elle à Tanger limite les frais logistiques liés au transport du ciment…
Le roi rafle tous les contrats dans le secteur éolien
Tout roi a ses grands projets : les barrages et l’irrigation pour Hassan II, les énergies renouvelables pour son fils. Ces initiatives, très souvent financées par l’étranger, se révèlent bien fructueuses pour les intérêts du monarque.
Le développement des énergies renouvelables est un chantier majeur pour une autre entreprise royale : Nareva. Créée en 2006 pour jouer les relais de croissance au sein du holding royal ONA, elle est spécialisée dans les nouvelles énergies, le dernier eldorado de Mohammed VI après la grande distribution, le tourisme et l’immobilier.
Autant le dire d’emblée, l’entreprise (où personne ne répond jamais au téléphone) affectionne le secret, et ses responsables déclinent poliment les requêtes des journalistes. “Je vous remercie pour l’intérêt que vous portez à Nareva. Lorsque nous déciderons de communiquer sur notre société et sur nos projets, nous ne manquerons pas de vous contacter”, se justifie par mail Ahmed Nakkouch, son PDG. Cette discrétion traduit-elle un malaise de la part des dirigeants de Nareva ? On observe en effet que, sous l’impulsion de Mohammed VI, le Maroc s’est lancé tous azimuts dans les énergies renouvelables et que Nareva remporte d’importants contrats dans le secteur éolien. Le choix stratégique de ces énergies est pourtant parfaitement fondé.
Contrairement au voisin algérien, le sous-sol marocain ne recèle ni gaz ni pétrole, et le royaume pâtit d’une forte dépendance énergétique. S’orienter vers de nouvelles sources d’énergie à base de vent et de soleil est donc parfaitement logique. On estime même qu’à terme le recours au solaire et à l’éolien combinés permettra d’économiser l’équivalent de 2,5 millions de tonnes de pétrole. Soit 1,25 milliard de dollars d’économies par an, et 9 millions de tonnes de dioxyde de carbone qui ne seront pas rejetées dans l’atmosphère.
Ces projets, pensés à l’échelle du pays, sont tous conduits par des hommes choisis par le roi. C’est ainsi que des plans solaire et éolien ont vu le jour. Lancé en 2009, celui qui est consacré au solaire est piloté par la Masen (l’Agence marocaine pour l’énergie solaire), placée sous la direction d’un certain Mustapha Bakkoury, un proche de Fouad Ali El Himma qui avait auparavant présidé la CDG. Ce plan a été lancé avec l’éclat qui sied au souverain, en présence de la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton, le 2 novembre 2009 à Ouarzazate, dans le sud du royaume.
Pour un investissement de 9 milliards de dollars, il vise à la mise en place d’une capacité de deux mille mégawatts et suscite immédiatement la bienveillance des bailleurs de fonds habituels du royaume alaouite. Ainsi, en juillet 2011, l’Agence française de développement (AFD), encore elle, annonçait qu’elle accordait un financement de 100,3 millions d’euros (100 millions d’euros en prêt, 300 000 euros en subvention) à la Masen.
Le potentiel économique du marché solaire n’a bien sûr pas échappé à Nareva, comme en témoigne cette interview du directeur du pôle énergie de la filiale royale au quotidien Le Soir-Echos, en avril 2010 : “Nareva a des projets solaires dans ses cartons dans le cadre du Plan solaire Maroc de deux gigawatts. Intellectuellement, nous sommes prêts.” Las! En février 2011, Nareva, qui vient de participer à un appel d’offres pour une importante centrale solaire à Ouarzazate, apprend avec consternation que le groupement qu’elle a constitué avec l’allemand Siemens n’a pas été retenu.
Une fois n’est pas coutume, la presse locale avance un début d’explication à ce qui s’apparente à un camouflet : Nareva aurait eu les yeux plus gros que le ventre ! “Nareva, qui en 2010 a inauguré deux projets totalisant mille six cents mégawatts de capacité, n’aurait visiblement pas eu la capacité financière pour une troisième centrale. Nareva devra lancer les deux centrales qu’elle a entre les mains avant de prétendre à autre chose.”
Heureusement, la filiale de SNI-ONA peut compter sur le secteur éolien pour se rattraper, car dans ce domaine aussi Mohammed VI voit les choses en grand et a des ambitions immenses. En juin 2010, le monarque inaugure ainsi un Programme marocain intégré d’énergie éolienne, doté d’une enveloppe de 3,5 milliards de dollars. Au menu : cinq nouveaux parcs éoliens pour faire grimper la puissance électrique éolienne marocaine de deux cent quatre-vingts à deux mille mégawatts. Ces projets seront réalisés dans le cadre de partenariats publics-privés, et chacun d’entre eux nécessitera la création d’une société où l’Office national de l’électricité (ONE) sera présent. Une aubaine pour Nareva, qui entretient des relations privilégiées avec cet organisme public stratégique pour tout ce qui touche à l’énergie. Il est en effet dirigé par un pion de Mounir Majidi, le fidèle Ali Fassi Fihri. Mieux encore, l’actuel PDG de Nareva, Ahmed Nakkouch, a longtemps dirigé l’ONE, dont il connaît parfaitement la politique… d’énergies renouvelables.
Est-ce le fruit de ses compétences industrielles ou de ses relations privilégiées avec l’ONE, ou les deux à la fois ? Quoi qu’il en soit, en avril 2010, Nareva signe avec le groupe français Alstom (qui construit le TGV) un accord pour la réalisation d’un parc éolien à Akhfenir, une localité qui se trouve à quatre cents kilomètres au sud d’Agadir. Ses soixante et une éoliennes produiront cent mégawatts, qui alimenteront essentiellement des industriels privés dans le cadre d’un programme énergétique de… l’ONE.
Autre projet éolien d’envergure de Nareva où l’ONE a eu son mot à dire : celui du parc éolien deTarfaya, dans le grand sud du Maroc, dont la puissance atteint les deux cents mégawatts. Sans surprise, l’ONE a choisi le groupement composé de Nareva et du britannique International Power (IP), à l’issue d’un appel d’offres. Pour écarter le concurrent de l’entreprise royale, en l’occurrence GDF-Suez, l’ONE aurait prétendu que cette dernière offre était sous-capitalisée. Le fait, en revanche, que le projet de Nareva soit financé à 75 % par des crédits bancaires ne semble avoir posé aucun problème… Les voies de l’ONE sont décidément impénétrables.
Le roi vend son électricité… aux Marocains
Que Nareva ait indirectement recours à de l’argent public ne constitue pas non plus une surprise. La filiale de SNI-ONA est coutumière du fait. Certaines structures publiques ont ainsi annoncé, par voie de presse, qu’une partie de l’électricité éolienne produite par Nareva (qui versera une redevance mensuelle à l’ONE) sera vendue à sept clients industriels. Or, à une exception près, ceux-ci entretiennent des relations d’affaires avec le roi ou sont des organismes publics : l’ONDA (office des aéroports), l’ONCF (chemins de fer), l’ONEP (office de l’eau), la SAMIR (pétrole), Lafarge (ciment), l’OCP (phosphates) et la SONASID (acier).
Le cas de l’ONEP (eau) est à proprement parler scandaleux. En effet, l’ONE a absorbé il y a quelques années l’ONEP, et l’on se retrouve donc dans le cas de figure inédit où l’ONEP va acheter au privé Nareva de l’électricité alors que le métier de sa maison mère, l’ONE, est d’en produire ! “Le secteur des énergies renouvelables est en pleine structuration. Alors que le Palais tente de camoufler les monopoles de SNI-ONA, encore trop nombreux dans l’économie tradi- tionnelle, nous sommes exactement dans la situation inverse avec Nareva et l’éolien”, décryptait à l’été 2010 un observateur avisé des manœuvres économiques du Palais. Mais la plus grosse surprise restait à venir.
En effet, quelques mois plus tard, en novembre 2010, Nareva annonce ce qui constitue son plus gros succès économique à ce jour : le marché de la centrale à charbon de Safi, dont les enjeux sont colossaux puisqu’elle fournira à terme 27 % de la consommation électrique du Maroc. Cette fois, ce ne sont pas des sociétés publiques qui seront contraintes de s’approvisionner chez Nareva… mais les Marocains eux-mêmes ! Sans expérience significative dans le charbon, Nareva était-elle de taille à remporter pareil appel d’offres ? La question est évi- demment peu pertinente dès lors qu’il s’agit d’une société où le roi en personne a des intérêts. On remarquera au passage que, pour l’emporter face au consortium franco-chinois composé d’EDF et de Datang, Nareva s’est de nouveau associée au britannique International Power (IP), donc indirectement avec GDF-Suez qui a, entre-temps, racheté IP. Et pendant qu’EDF digère ce camouflet, Nareva peut se réjouir de s’être assuré d’un marché captif avec l’ONE, qui est devenu son client principal. Encore un petit effort, et cette prometteuse filiale de SNI-ONA finira sans doute par décrocher un contrat important dans le solaire et par s’imposer comme l’unique acteur marocain des énergies renouvelables du royaume. Un destin royal, on en conviendra.
(…)
Le Roi prédateur de Catherine Graciet et Eric Laurent, éditions du Seuil