Publié le : 17 septembre 2012
Source : philippebilger.com
Quand nous avons appris la nouvelle, nous n’avons pas été surpris.
Les idéologues et les jaloux avaient si bien pris le pouvoir, remporté la lutte d’influence et vaincu le bon sens qu’ils ont gagné : Michel Onfray décide de jeter l’éponge (Marianne 2).
Il y a bien longtemps qu’Albert Camus n’est plus traité comme « ce philosophe pour classe terminale » que la condescendance et la bêtise lui jetaient à la réputation, à la gloire. Il est devenu l’une des rares personnalités indiscutables de notre monde intellectuel et politique, de notre littérature, tant chez lui le coeur, l’esprit, le sens moral, le style, le génie, la compréhension de l’humain et la rectitude chaleureuse et argumentée des convictions ont su, en s’accordant, composer une oeuvre, nourrir une pratique de vie et apporter leurs lumières éclatantes à des débats fondamentaux historiques, politiques et philosophiques.
Avec Camus, ce ne sont pas seulement des pages qu’on feuillette mais une existence qu’on admire parce que, sur le plan de sa représentation et de son expression publiques, elle n’a jamais failli. Si Camus s’est trompé – je ne le crois pas mais il faut concéder à son intelligence qui n’avait rien de fanatique -, il ne s’est jamais déshonoré. On ne l’a jamais vu ni entendu venir au soutien de la mort des autres et la manière exemplaire et lucide dont il a signé le recours en grâce pour Robert Brasillach fait partie de la légende de ces temps sombres et odieux où seuls une âme d’acier et un caractère d’exception pouvaient sauver de la peur, de la lâcheté ou de l’indifférence.
Il serait malséant de prétendre s’approprier Albert Camus, lui dont la force précisément était d’avoir toujours su refuser que la pensée plie devant les assauts complexes, ambigus et contradictoires du réel. Il n’empêche que le destin posthume de cet homme ne pouvait pas non plus être confié à qui sûrement viendrait troubler, gauchir et donc réduire son message et mettre du partisan là où l’universel avait été sa seule préoccupation.
Les idéologues et les jaloux ont livré une bataille qui, avec l’arrivée, pourtant, du cultivé et honnête François Hollande, allait rapidement tourner en leur faveur puisque Aurélie Filipetti, en définitive, s’est montrée bien moins soucieuse d’Albert Camus que de Benjamin Stora.
Au mois de novembre 2013 une exposition est prévue à Aix-en-Provence pour le centenaire de la naissance de l’écrivain. Programmée en 2009, elle a été annulée au printemps 2012 puis remise sur le chantier au cours de l’été.
Gérant l’oeuvre et le fonds de son père, Catherine Camus a, semble-t-il, « droit de vie ou de mort » sur cette exposition alors qu’elle affirme, cependant, qu’elle n’a jamais voulu avoir « un rôle décisionnaire dans cette opération » (Le Monde).
Le Commissaire initialement pressenti pour mener à bien cette entreprise de mémoire et de fidélité était Benjamin Stora qu’il n’est plus nécessaire de présenter, tant on le qualifie sans cesse, dans les médias, de « spécialiste de l’Algérie » alors qu’il n’est que celui « d’une vision de gauche de l’Algérie française puis de l’Algérie indépendante ». A l’évidence, pour Albert Camus et à Aix-en-Provence, il s’agissait d’un très mauvais choix. D’ailleurs, Catherine Camus en a convenu puisqu’elle lui a retiré son crédit et qu’ainsi Michel Onfray a assumé un temps la relève.
Benjamin Stora, au lieu d’accepter cette mise à l’écart, s’est accroché et grâce à ses multiples soutiens orientés a fini par persuader que son départ constituait une faute et son remplacement par Onfray une erreur.
Ainsi, les pieds-noirs et leurs associations, parce qu’ils avaient été rejetés, abandonnés et trahis lors de l’indépendance de l’Algérie, n’auraient eu qu’à se taire et à s’incliner devant une sélection qui était si manifestement contradictoire avec ce qu’ils pouvaient attendre d’une telle exposition. En revanche, Michel Onfray, qui n’est pas précisément un homme de droite et connaît parfaitement l’oeuvre d’Albert Camus dont, j’en suis sûr, beaucoup le rapproche, avait leur agrément. C’était déjà lui infliger un lourd handicap auquel s’est ajouté celui des rivalités universitaires et corporatistes, des dépits intellectuels, Agnès Spiquel responsable des ouvrages de Camus dans la Pléiade dénigrant : « Ils ne lisent pas Camus, ils s’en servent », mettant en cause la désignation d’Onfray et allant jusqu’à soutenir que son projet de « musée Camus » était inutile. Bref Michel Onfray avait tous les torts, surtout celui d’être médiatique, reconnu et compétent.
Maryse Joissains-Masini, maintenant que Michel Onfray s’est désisté, causant ainsi un infini plaisir à ses détracteurs aigres, espère que l’association officielle MP13, qui va coordonner l’ensemble des manifestations en 2013 autour de Marseille « capitale européenne de la culture », subventionnera tout de même, le 15 octobre, l’exposition projetée. Sa crainte devrait être sans fondement tant la nature de cette dernière dépasse évidemment les clivages politiques, vise à rendre hommage à une personnalité consensuelle, illustre et respectée et, Stora écarté, Onfray découragé, pourra être concrétisée par un responsable acceptable. Reste à souhaiter que ce maire d’Aix-en-Provence, souvent épinglée pour ses propos sulfureux, politiquement incorrects ne pâtira pas de cette réputation et ne donnera pas un prétexte facile au refus de la subvention.
D’autant plus que la ministre de la culture a clairement laissé entendre il y a quelque temps que l’aide financière de ses services serait annulée à cause de l’éviction de Benjamin Stora, ce qu’Onfray a justement dénoncé : « La subvention n’est donc pas pour le projet Camus mais pour un commissaire d’exposition » (Le Monde).
S’arrêtant sur ce désastre momentané qui, pour Albert Camus, sera, il le faut absolument, réduit à néant au mois de novembre 2013, comment ne pas percevoir que derrière ces absurdes polémiques, ces joutes apparemment financières et culturelles, il y a surtout la volonté d’une certaine gauche sartrienne, tiers-mondiste, longtemps complice du totalitarisme communiste, de faire revenir Albert Camus à tout prix dans son camp ? Il serait intolérable que cet intellectuel humaniste et irréprochable fût du mauvais côté selon les progressistes patentés et certifiés. Même s’il avait eu raison avec Raymond Aron.
Pourtant, celui qui a dit que « si jeter des bombes dans un bus et tuer des femmes est la justice, il préfère sa mère à la justice » n’est clairement pas complice de la révolution, du terrorisme, du sang et de l’Histoire comme idole.
On sait déjà cela et c’est beaucoup.
Philippe Bilger