Publié le 22 novembre 2012
Source : lapresse.ca
T’as aimé ça? J’étais dans le hall de l’Excentris, où je venais de voir Five Broken Cameras - cinq caméras brisées -, un documentaire qui raconte l’injustice et l’humiliation faites aux habitants d’un petit village de Cisjordanie par les Israéliens. Une heure et demie de lourde oppression. Non, je n’ai pas aimé ça. Personne ne peut voir des gens se faire écoeurer à ce point-là et aimer ça. Tu sors de là avec l’envie de hurler.
Mais je veux dire le film?
Arrête! J’ai envie de hurler, j’te dis, pas de jouer au critique de cinéma. Ces derniers jours, quand tu regardais ce qui se passait à Gaza, t’aimais ça ou, comme moi, tu rentrais ta rage en entendant les Israéliens dire que ce n’était pas eux qui avaient commencé?
Five Broken Cameras est 100 fois plus enrageant. Parce que ce n’est pas la guerre. C’est la paix, enfin si on peut appeler la paix des claques sur la gueule, des soldats qui t’enfument, te réveillent en pleine nuit à coups de crosse dans la porte, des colons qui foutent le feu à tes oliviers.
Le village s’appelle Bil’in. Le cinéaste? Y’a pas de cinéaste. Le documentariste? Y’a pas de documentariste. Qu’on se le tienne pour dit: il n’y a pas derrière ce documentaire un cinéaste pacifiste danois pro-palestinien, ni une altermondialiste québécoise tombée amoureuse d’un Palestinien, ni un journaliste français de Libération, ni aucun autre Michael Moore. Il y a un paysan de 40 ans qui s’appelle Emad Burnat. Et si Emad s’est acheté une caméra, ce n’est pas pour filmer les méchants soldats israéliens. C’est pour filmer son quatrième fils, Gibreel, qui vient de naître.
Mais voilà qu’au même moment arrivent sur les terres du village des arpenteurs venus pour tracer la frontière où doit s’élever le fameux mur qui protège maintenant Israël des terroristes. Emad les filme. Quand les gens du village se mettent à manifester pacifiquement, très pacifiquement, Emad les filme aussi. Les villageois ne protestent pas à cause du mur, ils s’y sont résignés depuis longtemps, ils manifestent parce que le tracé empiète très largement sur leurs oliveraies, on est en train de les spolier au profit de la colonie juive voisine.
Quand l’armée débarque, Emad filme. Quand l’armée enfume le village, quand l’armée blesse un de ses frères, quand l’armée tue un villageois, Emad filme. Quand l’armée investit le village en pleine nuit, quand un soldat frappe à sa porte, Emad vient lui répondre la caméra à l’épaule, le soldat l’informe alors de cette chose inouïe: cette maison où est né Emad, où dorment à l’instant ses fils, cette maison se trouve désormais dans une zone interdite, et donc Emad y est interdit de séjour.
Quand un soldat tire sur Emad, Emad ne filme plus, parce que la balle s’est logée dans la lentille de la caméra. Il ne filme plus non plus quand un soldat donne un coup de crosse dans sa caméra. Il ne filme plus quand un colon lui arrache sa caméra. Il lui faudra cinq caméras pour aller au bout de son documentaire. Il lui faudra aussi l’aide d’un cinéaste israélien (Guy Davidi) pour le monter, le lancer, le montrer.
Five Broken Cameras a été primé cette année aux deux plus grands festivals du documentaire dans le monde, Sundance et Amsterdam. Et il vient d’avoir le prix du public aux récentes Rencontres du documentaire de Montréal.
T’as aimé ça, alors?
Je te l’ai dit: j’ai envie de hurler.
Le film m’a replongé dans une de mes plus anciennes indignations. Je suis de ceux - nombreux et d’opinion plus documentée que la mienne, je pense à des intellectuels comme Edgar Morin, Jean Daniel, Amos Oz - qui pensent qu’il n’y aurait bientôt plus de conflit israélo-palestinien s’il n’y avait plus de colonies.
Je ne comprends pas ces enclaves à l’intérieur du territoire palestinien. Je ne comprends pas que de nouvelles colonies continuent de s’implanter. Je ne comprends pas que les anciennes colonies s’étendent en empiétant sur le territoire palestinien comme on le voit dans le documentaire d’Emad. Je ne comprends pas que des autoroutes, interdites aux Palestiniens, les relient entre elles et à Israël.
Mais ce que je comprends le moins de cette ghettoïsation des Palestiniens, c’est qu’elle se fait au vu et au su du monde entier et qu’aucune des grandes démocraties du monde, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis, le Canada, ne mette son poing sur la table. De temps en temps, un ou une secrétaire d’État américain déclare que les États-Unis ont demandé à l’État hébreu de mettre fin à l’implantation de nouvelles colonies. Notez bien: pas de procéder à l’évacuation des colonies implantées, non, non… S’il vous plaît, M. Nétanyahou, pas de nouvelles colonies. Il en rit comme Sharon avant lui et les plus libéraux aussi.
Ne comptez pas sur Obama pour lever le ton et conditionner la considérable aide américaine à l’évacuation des colonies. Rappelez-vous comment Nétanyahou a été accueilli en héros, ovationné par le Congrès, rappelez-vous qu’il a eu l’outrecuidance de planter Obama devant ce même Congrès…
Ce que nous montre Five Broken Cameras, ce sont des paysans palestiniens d’un petit village de Cisjordanie que les Israéliens bousculent, enfument, blessent, humilient, dépouillent de leurs terres. La vraie raison? Le territoire. Tout le conflit israélo-palestinien est une question de territoire que se disputent deux nations. Une superpuissance dotée de l’arme nucléaire. Une autre qui lance des pierres.
Devinez derrière laquelle se rangent ceux qui mènent l’univers?
Pierre Foglia