Publié le : 23 février 2013
Source : russeurope.hypotheses.org
La réunion des Ministres des finances et des gouverneurs des Banques centrales du G-20 qui s’est tenue à Moscou les 15 et 16 février a été particulièrement décevante. Sur la question urgente de la « guerre des monnaies » relancée par le Japon ainsi que sur celle des politiques d’austérité, aucune décision importante ne fut prise. L’échec de cette réunion survient alors que la croissance de la Russie est tombée à un niveau historiquement bas (+2,6%) hors période de crise financière. Ces deux événements ne sont, en apparence pas liés. Pourtant les résultats très décevants des travaux du G-20 ne laissent pas augurer une bonne année pour l’économie de la Russie.
La faible croissance pour l’année 2012 n’est pas tombée du ciel. Alors que la première moitié de l’année avait été bonne, et que la Russie était sur une pente de 3,7% de croissance – un résultat que lui aurait envié nombre de gouvernants tant européens qu’américains – l’économie a brutalement ralenti au second semestre. Ce ralentissement affecte tous les secteurs, et en particulier l’investissement et le trafic de fret ferroviaire, un bon indicateur de l’état réel de l’industrie russe.
Graphique 1
En fait, les résultats du mois de janvier 2013 confirment que la Russie doit s’attendre à une faible croissance pour 2013. Les ventes au détail sont tombées, en accroissement annuel 3,5% alors qu’elles étaient restées au-dessus des 4,5% en 2012. S’il est vrai que l’on a connu en janvier un rebond de l’investissement, il reste à démontrer que ce n’est pas un feu de paille. La baisse brutale de la croissance est donc largement préoccupante pour les autorités car elle vient interrompre la trajectoire de récupération de l’économie après la crise de 2009 et de début 2010.
Graphique 2
Il est d’ailleurs frappant qu’en janvier le taux de chômage soit remonté à 6%. Certes, le chiffre reste faible en comparaison avec celui de nombreux pays européens. Mais, là aussi, il vient interrompre une tendance à la baisse qui durait depuis maintenant deux ans. Il n’y a là rien de dramatique, mais à l’évidence la situation devient inquiétante et un certain nombre de signaux d’alerte viennent de s’allumer.
Graphique 3
Cela n’est guère étonnant, et pouvait d’ailleurs être prévu. Alors que l’Europe s’enfonce dans une stagnation généralisée, voire pour certains pays une récession, alors que la croissance américaine a brutalement chuté au quatrième trimestre (avec une croissance nulle), la Russie a vu se tarir les marchés sur lesquels elle écoule une large part de ses exportations, qu’il s’agisse des hydrocarbures ou des métaux et du bois. Cette évolution défavorable des flux en volumes a été partiellement corrigée par la bonne tenu des cours du pétrole brut. Mais, les prix du gas naturel sont par contre sensiblement à la baisse. La situation ne fut que marginalement meilleure en ce qui concerne les pays émergents. La Chine est certes en croissance, mais sur un rythme bien moins rapide que par le passé. Il est exclu qu’elle puisse tracter l’ensemble de l’économie mondiale. L’Inde connaît des difficultés, et la production industrielle y a baissé au quatrième trimestre. Seule, l’Amérique Latine est encore en expansion, mais elle pèse trop peu dans l’économie mondiale pour pouvoir se substituer aux principaux marchés.
Comme toute économie exportatrice, et il est intéressant de voir que le Japon, troisième économie mondiale, connaît les mêmes problèmes, la Russie est tributaire de ses marchés exportateurs. De ce point de vue, il y a peu de différence que vous exportiez des matières premières (cas de la Russie) ou des produits manufacturés (cas du Japon). Le retard pris par la Russie dans le développement d’une industrie robuste n’est pas ici en cause.
Graphique 4
Mais la réaction du Japon à ce tassement des principaux marchés mondiaux va changer la donne pour la Russie. Le Japon, désormais gouverné par le PLD qui est sorti vainqueur des élections générales, le parti de centre-droit s’est lancé dans une politique agressive de dépréciation de sa monnaie, engageant ainsi une nouvelle étape dans la « guerre des monnaies ». Compte tenu des caractéristiques de l’économie japonaise, c’est une réponse qui peut être adéquate. L’affaiblissement du Yen abaisse le coût des ventes de produits manufacturés produits au Japon, mais entraîne aussi une revalorisation des actifs des caisses de retraite de ce pays qui détiennent pour l’essentiel des avoirs en dollars. Mais, les réactions à cette politique, qui a fait baisser le Yen de 14% en deux mois, ont été significatives : la parité Euro/Dollar s’est fortement appréciée tandis que les autorités monétaires américaines faisaient tout ce qu’elles pouvaient pour limiter l’ampleur de la dépréciation du Yen. Les taux de change se sont mis à fluctuer, et ceci non seulement pour les monnaies les plus importantes mais aussi pour les monnaies secondaires, comme les dollars australiens et canadiens, la monnaie de Singapour et le Won coréen.
C’est donc dans ce contexte agité que s’est tenue la réunion des 15 et 16 février. La Russie a exprimé fortement sa position, mais elle n’a pas été suivie, sauf par la Chine et l’Inde. Le G-20 s’est séparé sur une déclaration appelant à ne pas user des taux de change comme politique commerciale, mais se refusant à parler de « guerres des monnaies » (officiellement cette expression est même taboue) et laissant de fait les pays libres de leur politique. On a d’ailleurs constaté que le Yen se remettait à baisser dès la fin de cette réunion.
Dans ce contexte, quelle peut être la marge de manœuvre de la Russie ? Elle s’est clairement engagée dans un soutien à la zone Euro. On comprend cette position, car l’Union Européenne est le principal client de la Russie et la surévaluation de l’Euro avantage, bien entendu, l’économie du pays. De plus, une part significative des investissements étrangers en Russie sont libellés en Euro. Il en va de même pour les crédits, et 69% des crédits destinés aux banques russes sont en provenance de la zone Euro (Article du Moscow Times). Mais, il se pourrait bien qu’il s’agisse en fait d’une politique à courte vue. La tentative de maintenir l’Euro contre vents et marées se traduit par l’application de politiques d’austérité et même de déflation dans un certain nombre des pays de la zone Euro. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la zone Euro est en récession. Le choix de la Russie est donc entre avoir une zone Euro avec un taux de change favorable au rouble, mais dont le marché est en contraction ou ne pas avoir de zone Euro, devoir gérer un problème de taux de change, mais voir la consommation redémarrer sur un certain nombre de marchés européens. Il n’est pas dit que le statu-quo actuel soit profitable pour la Russie, bien au contraire. Surtout que les espoirs d’un développement rapide des marchés chinois et indiens semblent s’estomper aujourd’hui.
On peut donc s’interroger pour se demander si une autre stratégie ne serait pas possible. Un point particulièrement important ici est la comparaison des gains de productivité entre la Russie, les Etats-Unis et l’Allemagne. On constate que ces gains ont été particulièrement importants en Russie par rapport aux Etats-Unis, pays phare de la zone Dollar et à l’Allemagne, pays phare de la zone Euro.
Graphique 5
Si la zone Euro devait éclater, cela provoquerait une forte appréciation de la monnaie de l’Allemagne (qui reviendrait au Deutsche Mark) mais aussi une forte baisse des monnaies espagnoles, françaises et italiennes. Compte tenu de la baisse actuelle de la monnaie japonaise, la Russie serait dans une situation où elle pourrait acheter à bon marché des biens d’équipements pour moderniser son industrie en Italie, France et Japon. Ceci ferait plus que compenser la hausse du « nouveau » Deutsche Mark. Bien entendu, les produits manufacturés de ces mêmes pays baisseraient quand leurs prix seraient exprimés en Roubles. Cependant, les écarts de productivités sont très fort avec l’Italie et la France. Pour protéger l’industrie russe renaissante, il faudrait probablement relever temporairement les droits de douanes mais dans une limite raisonnable (sans doute de 10% à 20%). Cette stratégie serait cohérente avec l’objectif de modernisation de l’industrie russe tel qu’il a été maintes fois déclaré par le gouvernement.
Devant les résultats plus que décevants du G-20, la Russie est à la croisée des chemins. Elle peut décider de s’en tenir au statu quo, mais de fait se retrouver dans une position très délicate quant à la modernisation de son industrie, ou au contraire adopter une autre stratégie, qui tirerait pleinement profit de cette « guerre des monnaies » que les pays occidentaux sont bien incapables d’empêcher.
Jacques Sapir