Publié le : 26 février 2013
Source : marianne.net
Le titre du rapport est terrible « La loi des vainqueurs », le contenu accablant : deux ans après la fin de la crise post-électorale et ses 3000 morts, dont une majorité de civils, les droits de l’homme n’ont guère progressé en Côte d’Ivoire. Détentions arbitraires, exécutions sommaires, tortures, harcèlements et exactions de tous ordres y demeurent monnaie courante. Mais cette fois au détriment des populations et ethnies soupçonnées de sympathie pour l’ancien président Laurent Gbagbo. A plusieurs reprises, Amnesty International comme d’autres organisations humanitaires avaient déjà tiré la sonnette d’alarme et mis en garde le président Alassane Ouattara contre les dérives de ses forces de sécurité et de certaines milices supplétives, notamment dans l’ouest du pays.
A l’issue d’une mission d’un mois étalée entre septembre et octobre 2012, l’ONG dresse un long réquisitoire, nourri de plusieurs dizaines de témoignages, direct et indirects, illustrant le climat de terreur que font régner les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI), l’appellation donnée aux ex Forces armées des forces nouvelles (FAFN) de Guillaume Soro, l’actuel Premier ministre, allié d’Alassane Ouattara dans la conquête du pouvoir. Pour mémoire rappelons qu’après leur tentative de coup d’Etat de 2002 ayant abouti à la partition de fait du territoire ivoirien, les ex rebelles du Nord (les FAFN et les « commandants de zone» de sinistre réputation) ont toujours été dans la mire de nombreuses ONG et de l’ONU, déjà tenus pour responsables de nombreux crimes contre l’humanité.
Une fois installé dans le fauteuil de la présidence, avec l’aide militaire décisive de la France, Ouattara s’était engagé à instaurer un état de droit et, autant que faire se peut, à rechercher par tous les moyens la voie de la réconciliation nationale. En clair, ce que d’autres, avec plus ou moins de succès et de conviction, ont tenté dans d’autres points du globe, en particulier l’Afrique du sud pour ne pas la citer. Amnesty met d’ailleurs une de ses promesses en exergue du rapport : « Il n’y aura aucune discrimination, aucun favoritisme, pas d’acharnement non plus à l’égard de qui que ce soit. Le drame de ce pays a été l’impunité. Je veux y mettre fin. C’est par une justice équitable que nous y parviendrons. »
Promesse méritoire…mais non tenue, ô combien. Tout en reconnaissant en préambule, que la Côte d’Ivoire est confrontée « aux difficultés typiques des Etats qui sortent d’une crise grave et qu’elle a été visée par des attaques armées », Amnesty n’a pu que constater la généralisation de « la logique de vengeance et la perpétuation de l’impunité. »
Pour le moins grave, si l’on peut dire, elle a abouti au maintien en détention sans jugement de nombreuses personnalités proches de Laurent Gbagbo mais aussi à l’arrestation de responsables du Front populaire ivoirien (FPI), la formation de l’ancien président, à l’étranger mais aussi à l’intérieur des frontières. C’est notamment le cas de Laurent Akoun, le secrétaire général du FPI, condamné, entre autres, à six mois d’emprisonnement ferme pour « trouble à l’ordre public » alors que cet enseignant s’est clairement prononcé contre tout recours à la violence. Amnesty le considère « comme un prisonnier d’opinion et demande sa libération immédiate et inconditionnelle. »
Pour l’avocat de Simone Gbagbo, Me Rodrigue Dadjé, c’est l’atteinte à la « sureté de l’Etat » qui a été invoquée pour justifier son arrestation par la DST à sa descente d’avion à Abidjan puis trois mois d’incarcération avant une mise en liberté provisoire. D’innombrables Ivoiriens semblent avoir subi le même arbitraire sur le seul critère d’un patronyme « sudiste » (ethnies pro Gbagbo), d’opinions politiques imprudemment affichées ou simplement supputées en faveur de l’ancien président.
Avant d’affronter des « procédures judiciaires dilatoires qui ne respectent pas les normes internationales d’équité », ils sont le plus souvent confrontés à la brutalité partiale des FRCI et de la police militaire (PM), laquelle a été crée le 19 décembre 2011 avec comme mission officielle de lutter « contre le banditisme, les abus et autres exactions, exercés par des individus armés ou en tenue contre les populations sur toute l’étendue du territoire. » En réalité ces deux entités se sont substituées aux classiques forces de polices et de gendarmerie, qui, coupables d’avoir participé à l’appareil répressif de Laurent Gbagbo, se retrouvent marginalisées et souvent désarmées par le nouveau régime.
Cette situation entretient un climat de tensions, de divisions et de ressentiment tant au sein de l’appareil sécuritaire que de la population. D’autant note Amnesty que la police militaire « a très vite outrepassé ses pouvoirs en s’octroyant le droit de détenir et d’interroger des militaires mais aussi des civils, alors même que le texte portant création de cet organe n’accorde pas à celui-ci un pouvoir de détention. »
Le pouvoir quasiment sans limite des FRCI et de la police militaire s’est déchainé contre les populations civiles tout au long de l’année 2012 au prétexte « de la vague d’attentats ayant ciblé des objectifs militaires et stratégiques. » Au passage l’ONG se montre très prudente sur l’identité des auteurs des attaques contre diverses positions de l’armée, des postes frontière, une centrale thermique ou encore le camp militaire d’Akouédo à Abidjan, la prison de Dabou ou, à Port-Bouët, deux commissariats de police et un poste de gendarmerie. Des miliciens et des anciens militaires des Forces de défense et de sécurité (FDS) pro-Gbagbo? C’est évidemment la thèse des autorités qui pointent du doigt les nostalgiques de l’ancien régime réfugiés au Libéria, à l’ouest et au Ghana, à l’est. Mais, relève Amnesty, il faut peut être aussi y voir l’œuvre « d’éléments isolés qui avaient rejoints les forces armées soutenant Alassane Ouattara dans les derniers temps de la crise électorale », déçus de ne pas avoir été payés en retour.
Reste donc qu’au nom de la sécurité, une répression aveugle et sans pitié s’est abattue sur de nombreux Ivoiriens, interpellés, « sans aucun mandat d’arrêt et à toute heure du jour et de la nuit, à leur domicile, dans des lieux publics ou sur leur lieu de travail. » La plupart ont été détenus, longuement et en toute illégalité, inculpés, « souvent sur la base d’aveux extorqués sous la torture. » Dans la longue liste des humiliations subies durant leur détention, des simulacres de noyade, d’exécutions, des « brûlures au plastic fondu », des coups incessants et variés, l’usage régulier de la « gégène. » Parmi les nombreux témoignages recueillis par Amnesty voici celui d’un policier arrêté en août 2012 à San Pedro, le grand port cacaotier et relatif au sort d’un de ses collègues : « Serge Hervé Kribié a été remis aux FRCI. Il a été déshabillé, attaché à un poteau électrique et de l’eau a été versée sur lui. Puis il a reçu des décharges électriques. Moi j’étais allongé sur la dalle et je me suis penché pour voir. Il criait, il a évoqué ses enfants…Il poussait des cris atroces. Après cela, un de ceux qui donnaient des ordres a demandé en dioula (terme générique désignant les ethnies et dialectes des populations du Nord, supposées majoritairement favorables à Alassane Ouattara) « Est qu’il est mort ? S’il est mort, on va attacher ses pieds pour le jeter dans la lagune » J’ai vu qu’on lui faisait des massages cardiaques. On ne l’a plus entendu. Quelques jours après, un militaire que je connais m’a informé que notre collègue était décédé le jour même de son arrestation. »
De nombreux détenus ont été libérés contre le versement d’une rançon par la famille. D’autres ont payé mais sont restés incarcérés. Et Amnesty de conclure ; « aucun des auteurs des violations et atteintes très graves aux droits humains décrites dans le présent rapport n’a été traduit en justice ni même relevé de ses fonctions. »
Mais c’est peut-être dans l’ouest du pays, que le pire a été commis. L’instabilité comme le rappelle Amnesty n’y date pas d’aujourd’hui, entretenue tout à la fois par la chaos qui a longtemps régné dans le Libéria voisin et les tensions intercommunautaires dues à la poussée migratoire des dioulas du nord venus travailler dans les plantations. Perçus par les autochtones comme des « envahisseurs » puis des agents des ex-rebelles qui avaient pris le contrôle du nord du pays après 2002, ces immigrés de l’intérieur ont subi la loi de diverses milices locales auxquelles que le régime de Laurent Gbagbo a quelquefois prêté main forte. Pendant des années, souligne l’ONG « toutes les parties au conflit ont participé à des attaques contre des villes et des villages de l’ouest du pays, tuant des civils et recourant au viol et à l’esclavage sexuel comme arme de guerre. Elles ont toutes également recruté de force des civils, notamment des réfugiés libériens, y compris des garçons et des jeunes filles de moins de dix-huit ans. » L’offensive des rebelles alliés d’Alassane Ouattara en mars-avril 2011 a inversé le rapport de force et a été marqué par des massacres à grande échelle dans la région de Duekoué. De véritables « crimes de guerre et crimes contre l’humanité » selon Amnesty et l’ONU, restés totalement impunis, ignorés pour l’heure tant par les autorités ivoiriennes que par la Cour pénale internationale (CPI) qui s’est contentée de réclamer le seul Laurent Gbagbo.
La défaite de ce dernier n’a pourtant marqué la fin des troubles dans la région et à l’issue de deux séjours sur place à l’automne 2012 les délégués d’Amnesty ont fait état de nombreuses « exécutions sommaires, destructions de biens et pillages dans les villages de Diehiba, Guehibly, Guitrozon, Guezon et dans les quartiers de Carrefour et Togueï dans la ville de Duekoué », les victimes étant principalement des membres de l’ethnie guérée. Dans la plupart des cas, les auteurs de ces exactions appartenaient aux FRCI et à la confrérie des dozos, des de chasseurs traditionnels, présents dans plusieurs pays de la sous-région.
Après avoir protégé les dioulas en butte aux milices pro-Gbagbo, les dozos ont activement participé à l’offensive rebelle, et une fois la victoire acquise, se rendant responsables non seulement d’un rançonnement systématique des populations mais surtout de « graves atteintes aux droits humains (…), d’homicides délibérés qui ont ciblé des personnes souvent uniquement en raison de leur appartenance ethnique. »Pour Amnesty, « l’existence d’une étroite coopération et coordination entre les Dozos et les FRCI (notamment dans le cadre de nombreuses opérations conjointes) » ne fait aucun doute. Elle s’est tristement illustrée le 20 juillet 2012 dans l’attaque et la destruction d’un camp de près de 45000 personnes déplacées à la suite de la crise post électorale, à Nahibly, à quatre 4 kilomètres de Duékoué.
La présence avérée de criminels à l’intérieur du camp y a été le prétexte d’une chasse à l’homme organisée par les Dozos, avec l’aide d’éléments FRCI et une foule de plusieurs centaines de dioulas, « armés de machettes, de fusils, de bâtons épais avec des clous et d’autres armes. » Commencée vers huit heures du matin, l’attaque, selon Amnesty, s’est soldée par au moins « 14 personnes tuées auxquelles il faut ajouter un nombre inconnu de personnes victimes de disparitions forcées après avoir été arrêtées par les Dozos ou les FRCI. » Les autorités elles ont retenu un bilan inférieur (7 morts), le 31ème rapport périodique du Secrétaire général de l’ONU évoquant pour sa part 11 personnes tuées, 56 blessés et le camp détruit.
Au-delà de la polémique sur les chiffres, les multiples témoignages décrivent un climat de terreur qui rappelle les pires moments de la guerre civile de 2011. Voici celui d’une survivante : « Nous étions sous notre tente quand nous avons appris que le site était encerclé et que le portail avait été défoncé. Le feu a été mis aux bâches, une épaisse fumée se dégageait. Les FRCI et les Dozos m’ont dit que les femmes allaient être épargnées. J’ai assisté à la mort de deux personnes. L’une a été tuée avec une hache par un Dozo. L’autre l’a été par les FRCI. Il a reçu une balle et est tombé. » Plusieurs des victimes ont été brûlées vives. Bien que le procureur de Man soit chargé d’une enquête, à ce jour celle-ci n’a donné débouché sur aucune poursuite.
L’attaque a mis également en évidence l’impuissance des forces de l’ ONUCI (la mission de l’Onu en Côte d’ivoire) dont le représentant à Abidjan Bert Koenders a précisé qu’elle n’était pas chargée de la protection du camp. Explication à moitié convaincante pour l’ONG, visiblement indignée par l’attitude de certains soldats ( en l’occurrence marocains et pakistanais) qui ont repoussé les populations implorant leur aide et les ont littéralement abandonnées à leurs agresseurs. » Qu’en restera-t-il ? Rien de très bon selon Ivan Simonovic, sous-secrétaire général des Nations Unies, chargé des droits de l’Homme. « L’incident tragique survenu au camp de Nahibly me rappelle des scènes de Duekoué lors de ma dernière visite en 2011. Les victimes de ces crimes attendent toujours que justice soit faite. Une telle impunité, l’incapacité à tenir les auteurs de ces crimes atroces responsables crée un risque grâce de violence continue. »
L’appréciation générale que porte Amnesty sur la situation actuelle n’est guère plus optimiste. Avec une Commission Dialogue, Vérité et Réconciliation » « inerte », un appareil judiciaire « affaibli et manquant d’indépendance», ignorant superbement les crimes que sont le viol et les disparitions, « l’avenir de la Côte d’Ivoire risque d’être marqué par des crises politiques successives où les espoirs de réconciliation ne cesseront de s’amenuiser. » Une douloureuse piqure de rappel pour tous ceux convaincus, ou feignant de l’être, que la chute de Laurent Gbagbo ouvrait forcément une ère nouvelle.
« Circulez, il n’y a rien à voir… »
La mission de la délégation d’Amnesty n’a apparemment pas été de tout repos. Si l’ONG reconnaît bien volontiers avoir pu travailler « en toute liberté et toute confidentialité dans les lieux de détention qu’elle a été autorisée à visiter, l’organisation n’a pas eu accès à tous les lieux de détention. » Au Génie militaire des détenus ont disparu lors de sa présence et des menaces exercées sur ceux qu’elle a pu interroger. Plusieurs responsables de la sécurité, y compris les ministres de l’Intérieur et de la Défense ont accepté de s’entretenir avec ses délégués. Et c’est le ministre de la Justice qui a répondu au rapport. En résumé : « Tous les efforts déployés par l’Etat dans le sens d’un cadre apaisé en Côte d’Ivoire méritent d’être signalés et félicités. » Ou si l’on préfère : « Circulez, il n’y a rien à voir… »
Rapport Amesty.pdf (1.01 Mo)
Alain Léauthier