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Michéa ou le socialisme contre la gauche – Par Coralie Delaume

22 mars 20130
Michéa ou le socialisme contre la gauche – Par Coralie Delaume 5.00/5 1 votes

Publié le : 21 mars 2013

Source : l-arene-nue.blogspot.fr

Il faut lire le dernier Michéa. Ne serait-ce que parce que le philosophe a le vent en poupe. On l’entend et le lit partout, de Marianne à France Inter en passant par l’Huma. Et pour cause : Jean-Claude Michéa est l’un des critiques les plus offensifs, mais peut-être aussi le plus cohérent et le plus exhaustif du système libéral.
Son idée phare, qu’il développe livre après livre, est la suivante : les termes de « droite et de « gauche » sont obsolètes, car la droite et la gauche « de gouvernement » sont devenues les deux faces d’une même médaille libérale. La droite réactionnaire et la gauche révolutionnaire ont aujourd’hui disparu. La droite moderne, qui doit bien plus à Milton Friedman qu’à Charles Maurras, est entièrement convertie au libéralisme économique, et ne feint de tenir aux « traditions » que pour satisfaire un électorat sensible à la « défense des valeurs ». Dès lors, cette droite délègue habillement à son double, la gauche libérale, le soin de développer le volet politique et culturel du libéralisme. Autrement dit d’accroitre toujours plus les droits et libertés individuels, de manière à garantir une atomisation des individus suffisante pour les maintenir à de l’état de simples consommateurs, uniquement soucieux de « jouir sans entrave ».
Dans Les Mystères de la gauche (1), l’auteur tire de ce constat une conséquence logique : pour espérer sortir du capitalisme, il faut en finir avec la gauche. Pour lui, « ce signifiant devient très vite ambigu – et peut-être même inutilement diviseur – à partir du moment où il s’agit de mobiliser l’immense majorité des classes populaires ». Le mot « gauche » étant galvaudé, il faut le congédier pour renouer avec le « socialisme originel ».
Il convient de lever toute ambigüité. Chez Michéa, l’appel à rompre avec « la gauche » et à remiser le clivage gauche/droite tel qu’il existe depuis l’affaire Dreyfus, n’est pas, loin s’en faut, un acquiescement au « ni droite, ni gauche » ou aux mantras « anti-UMPS » du Front national. Jean-Claude Michéa est parfois jugé « inclassable ». Certes, il se qualifie lui-même « d’anarchiste conservateur ». Mais il serait un peu court d’évacuer l’anarchisme pour ne retenir que le seul conservatisme
Il y a, chez l’auteur, une volonté constante de préserver – de conserver  – un certain nombre de valeurs qu’il estime chères au cœur des « gens ordinaires » Mais il s’agit là de vertus plus que de traditions strito sensu. Or, à ceux qui veulent sans cesse faire table rase du passé, on peut aisément objecter que la civilité, la décence, le sens des limites et la conscience morale méritent quant à elles, nonobstant l’addiction contemporaine au « bougisme », d’être précieusement conservées.
Finalement, lorsque Jean-Claude Michéa fait l’éloge des « coutûmes », il ne s’agit en rien d’une apologie du chauvinisme frileux de l’extrême-droite. A l’inverse, son invitation à tenir compte de « fait communautaire » n’est pas une validation de ce communautarisme qui séduit tant l’extrême-gauche. Ce qu’il met en exergue, c’est l’importance du commun, de ce qui lie les hommes, davantage que les « communautés » – même si le terme est employé à plusieurs reprises, comme en écho à la Gemeinwesen de Marx. D’ailleurs, Michéa ne nie pas que les communautés puissent être oppressives. Pas plus qu’il ne réfute les bénéfices de l’émancipation individuelle. Au contraire, il appelle à réfléchir sur les « conditions réelles de la plus grande autonomie individuelle possible sans que jamais pour autant la façon dont la liberté se trouverait ainsi introduite ne conduise à saper les fondements mêmes du lien social »
C’est sans doute l’une des difficultés du discours socialiste. De même qu’il est difficile de faire comprendre que l’internationalisme, à l’inverse de la mondialisation, ne suppose pas l’effacement des nations mais au contraire leur existence, il est ardu d’articuler l’idée de « liberté individuelle » avec la nécessaire préservation d’une existence collective. C’est un projet ambitieux que d’espérer abolir « les seuls liens sociaux fondés sur l’exploitation et la domination », tout en préservant le lien social lui-même, et les conditions de la solidarité.
Quant à la critique de la gauche libérale formulée par Michéa, elle surprend par sa justesse. On pourrait la compléter en y adjoignant cette charge contre « la réforme et la révolution » menée ici par le journaliste Eric Dupin : « la révolution a été mortellement touchée par le drame du communisme réel. Le schéma d’un changement brutal et violent évoque désormais trop le spectre du totalitarisme ». Dans le même temps, « la social-démocratie n’a plus grand sens dans un contexte de mondialisation qui rend obsolète les compromis sociaux naguère forgés dans un cadre national ». La gauche, il faut bien l’admettre, a pêché par excès d’agitation comme par excès d’immobilisme.
Ce qui n’empêche pas les hommes de gauche de se présenter encore et toujours comme les seuls héritiers légitimes du « Progrès ». Or, comme Christopher Lasch avant lui, Michéa s’attache à débusquer les pièges de « la mystique du Progrès », appréhendée sous l’angle de la philosophie politique (2) et comme étant une idéologie à part entière. Pour autant, Michéa ne renonce pas, loin s’en faut, à une critique d’ordre technologique et écologique, déplorant, à la manière des adeptes de la décroissance, le culte de l’accumulation illimitée, le triomphe de la société marchande et regrettant même la « fascination de Marx pour les aspects supposés émancipateurs de la grande industrie ».
Cela ne va pas sans soulever quelques questions. On ne peut évidemment nier les invraisemblables excès du capitalisme. Mais on peut s’interroger : rejeter la notion de croissance au motif qu’elle serait « le prête-nom médiatique de l’accumulation illimitée du capital » est-il recevable dans une situation de crise généralisée où, notamment en Europe, nombre de difficultés semblent venir non de l’excès de croissance mais de son atonie ? Peut-on encore se désoler du développement de « la grande industrie » dans un contexte où c’est la désindustrialisation massive et sans solution substitutive qui pose avant tout problème ? Suffira-t-il à des individus privés d’emplois – notamment industriels – de renoncer à acheter des Smartphones et d’expérimenter, au niveau local des « manières de vivre alternatives » pour échapper à la misère ?
Enfin, la croissance est-elle vouée à demeurer une simple accumulation du capital ? N’y a-t-il pas lieu, plutôt que de rejeter toute idée de croissance, d’imaginer une autre répartition de la richesse créée entre le capital et le travail. Bref, ne faut-il pas modifier la clé de répartition des fruits de la croissance plutôt que de renoncer à celle-ci ?
Il semble que Michéa ait choisi de décrire le capitalisme comme un mode de vie, davantage que comme le produit des rapports de force au sein du processus économique. De sorte qu’il est malaisé d’imaginer quel type de réponse économique pourrait être donné à son analyse philosophique. C’est donc peut-être bien sur ce terrain là, désormais, qu’il nous reste à inventer.
Coralie Delaume
(1) Climats, mars 2013
(2) voir Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis.
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