Publié le : 07 mai 2013
Source : causeur.fr
Ce n’est pas la transparence qui nous attend, mais la surveillance généralisée
Danton et Robespierre se croisent dans les couloirs de l’Assemblée nationale. Robespierre : « Danton, tu conspires ? » Danton : « Robespierre, quand on baise, on ne conspire pas ! » Apocryphe ou pas, l’anecdote est une merveilleuse parabole de la France entrée en transparence. J’ai dit parabole, pas instantané : on ne trouvera ici aucune information sur la sexualité des prophètes Philippulus qui, vertu en bandoulière, nous promettent la fin du monde si nous ne nous décidons pas à « assainir » la démocratie, « purifier » la vie publique et « balayer » la classe politique – cette obsession de la propreté mériterait quelques heures de divan, mais qu’ils se débrouillent.
De nos jours, les conspirateurs baisent – c’est un droit de l’homme, non ? Ils ne guillotinent pas, se contentant de réclamer la peine de mort sociale pour ceux dont ils dévoilent les faiblesses. Du reste, ils ne conspirent pas, sinon à pourrir l’existence de leurs concitoyens, en leur rappelant jusqu’à l’obsession qu’on leur cache tout et ne leur dit rien. Et bien sûr, ce n’est pas toujours faux. Alors, quand ils tombent juste et débusquent un vrai coupable, ils ne se sentent plus de joie. Ils sautillent de plateau en studio, où on les reçoit avec force courbettes, claironnent que ça ne fait que commencer, laissent entendre que d’autres têtes vont tomber. Rien ne leur est plus doux que dénoncer. Rien ne leur est plus contraire que l’indulgence. Rien ne leur est plus étranger que l’ironie. Pour eux, la méfiance est une « vertu citoyenne » (1), la délation un devoir moral et la chasse en meute un acte de résistance. « Délinquance fiscale : des noms ! », réclamait récemment Marianne – dont le directeur, dans ce numéro, nous reproche de ne pas assez critiquer une droite qui divise au lieu d’unir : cet appel à la délation est certainement de nature à rassembler.
Dans cette vision du monde, une presse libre est un auxiliaire de police et de justice, du moins quand la gauche est au pouvoir, car sous la droite la justice est muselée et la police corrompue ou raciste. Bref, plus encore qu’à leur croyance folle en une démocratie totale, les héritiers de « l’Incorruptible » se reconnaissent au plaisir qu’ils prennent à surveiller et punir.
Alors, s’il faut choisir, pour nous gouverner, entre des margoulins et des saints, des jouisseurs et des puritains, des mafieux et des terroristes, pitié, qu’on nous laisse les voyous : avec eux, au moins, on peut discuter. Certes, nous ne sommes pas encore condamnés à cette cruelle alternative. Pour l’instant, nous avons plutôt le choix entre l’impuissance et la mollesse. Un François Hollande qui piquerait dans la caisse mais ferait reculer le chômage serait d’ailleurs infiniment plus populaire que l’honnête homme qui réside à l’Élysée avec les résultats que l’on connaît. En attendant, la République irréprochable qu’on nous promet a des allures de cauchemar. Personnellement, je ne connais rien ni personne qui soit irréprochable et j’aimerais autant que ça continue.
Notez bien, cependant, que si j’avais l’honneur d’être consultée par un institut de sondages, je dirais que je préfère l’honnêteté à la filouterie et la vérité au mensonge. Encore qu’il ne faille point abuser de la vérité : un monde où l’on ne pourrait plus raconter de craques, déguiser ses pensées, ou simplement se montrer sous son meilleur jour, serait inhabitable – aucune histoire d’amour, aucun gouvernement n’y résisterait : aimer, c’est mentir ; gouverner aussi.
À charge pour chacun de décider des mensonges auxquels il a envie de croire. Qu’on ne me malentende pas : il ne s’agit pas de laisser penser que « gouverner, c’est voler ». D’après une enquête confidentielle, 100 % des personnes interrogées souhaitent que leurs élus soient intègres, soucieux de l’intérêt général et respectueux de la règle – en somme meilleurs que nous. Que la loi s’applique dans toute sa sévérité quand l’un d’eux faute, nul ne s’en plaindra.
Mais si la justice démocratique préfère laisser filer dix coupables qu’embastiller un innocent, il doit y avoir une raison. Le journaliste-justicier fait exactement le contraire : affranchi des contraintes qui pèsent sur le magistrat et le policier, il soupçonne, accuse et condamne dans le même mouvement, que la Justice se débrouille pour reconnaître les siens. A-t-on oublié les prétendues parties fines de Dominique Baudis dans un château de la campagne toulousaine équipé d’anneaux « à hauteur d’enfants » ? C’était en « une » du Monde – dirigé par Edwy Plenel. Se souvient-on du « système Pierret » dans les Vosges – deux pages entières, toujours dans Le Monde, consacrées aux malversations imaginaires du malheureux député ? De DSK débarqué du gouvernement pour l’affaire de la MNEF, conclue par sa relaxe ? De Hervé Le Bras, accusé de harcèlement pour avoir posé la main sur le genou d’une étudiante et amie, affaire terminée par un non-lieu ? Les esprits forts, ceux à qui on ne la fait pas, laissent entendre que tous ces présumés innocents n’étaient pas blanc-bleu. Sauf que, justement, l’acquittement, la relaxe ou le non-lieu valent certificat d’innocence. Si le juge ne parvient pas à prouver qu’un prévenu a commis le crime dont on l’accuse, il affirme, en notre nom à tous, qu’il ne l’a pas commis. Et moi, peuple français, quand je dis « innocent », j’aimerais bien qu’on n’entende pas « coupable quand même ».
Malheureusement, les confrères qui ont eu le privilège d’interroger Edwy Plenel, tout auréolé de gloire après les aveux de Jérôme Cahuzac, n’ont pas eu l’idée de lui chatouiller la moustache (2)et la mémoire en lui soumettant la liste noire de ceux qu’il avait cloués au pilori à la « une » du « journal de référence ». Je les comprends : quand Edwy s’énerve et transperce son interlocuteur d’un regard qui semble signifier « J’en connais un rayon sur toi, alors fais gaffe ! », on se sent immédiatement coupable. Je parle de privilège parce que moi, j’ai eu beau lui envoyer des courriers longs comme son bras, au camarade Edwy, il n’a pas voulu me causer. Mes questions ne convenaient pas – il aurait passé plus de temps à les corriger qu’à y répondre. Et j’ai comme l’impression que ma personne non plus (3). Tout cela ne suffit pas, cependant, à justifier que nous ayons placé ce numéro sous le haut patronage du fondateur de Mediapart.
Après tout, les émules de Robespierre sont légion : de Jean-Luc Mélenchon (qui ne déteste pas la comparaison) aux juges du Syndicat de la magistrature, en passant par tous les amis du Bien qui traquent sans relâche le « dérapage » raciste, homophobe, islamophobe et autre, les professionnels de la vertu tiennent consciencieusement à jour la liste des ennemis du peuple – désormais appelés « cons » par commodité de langage. Opérant par syllogismes et associations successives, la nouvelle loi des suspects ratisse large. Des homophobes s’opposent au « mariage pour tous » ? Tout opposant sera frappé par une présomption d’homophobie.
Puisque ce sont les riches qui fraudent le fisc (sauf dans les blagues belges), la richesse elle-même sera considérée comme le début de la pente glissante : ainsi tout riche est-il un délinquant en puissance. Et comme vous le savez, mieux vaut prévenir que guérir.
Donc, pourquoi Edwy Plenel ? « Tu parles trop de lui, ça lui fait plaisir », m’a soufflé un confrère. Peu me chaut que mes modestes écrits contribuent, conformément au vieil adage « l’essentiel, c’est qu’on en parle », à faire grimper le cours de l’action Plenel sur le grand marché de la comédie sociale. Plenel n’est pas seulement un porte-drapeau ou un emblème : il exerce un pouvoir bien réel. Ce pouvoir, qu’il appelle « contrepouvoir », ne tolère pas de contrepouvoir. Quand on lui demande des comptes sur ses méthodes, il se drape dans sa dignité et renvoie l’impudent(e) à la lecture de ses oeuvres complètes. On brûle pourtant de l’entendre commenter ces images récemment diffusées parCanal+. On y voit le futur Président congratuler le journaliste – « Alors, vous l’avez eu, le “délinquant” ! » – et l’intéressé répondre en rosissant qu’il a juste fait son boulot, ou quelque chose d’approchant. Rappelons qu’à ce jour le « délinquant » n’a été condamné par aucun tribunal et qu’il a donc droit à l’adjectif « présumé ». Bien sûr, il s’agissait de propos privés et volés. On ne saurait donc les opposer à leurs auteurs – sauf s’ils s’appellent Brice Hortefeux ou Rachida Dati.
Il faut néanmoins reconnaître que Mediapart distribue ses taloches de façon presque égalitaire entre la gauche et la droite. François Hollande était peut-être un ami de Plenel. Quand on est en mission, on n’a pas d’amis. Ainsi le journaliste évoque-t-il en ces termes l’alternance de 2012 : « Il ne fallut pas attendre longtemps pour avoir une confirmation que, décidément, la France était une démocratie de basse intensité […] L’ayant mis en évidence sous Nicolas Sarkozy, Mediapart l’a rapidement vécu sous la gauche gouvernante. » Personnellement, j’aimerais autant ne jamais connaître la démocratie de haute intensité qu’il appelle de ses voeux, démocratie à laquelle, selon lui, le journaliste est aussi nécessaire que le suffrage universel : peut-être faudrait-il inscrire dans la Constitution que la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par la voie de ses médias.
Edwy Plenel croit incarner le seul et vrai journalisme. Mais pour lui, le journalisme est un combat. Politique et idéologique. Sa mission : régénérer non seulement la démocratie, mais la gauche. C’est sans doute une coïncidence si, au PS, la plupart de ses têtes de Turc appartiennent au cercle des anciens strauss-kahniens. La gauche dont rêve Plenel est propre, sociale, internationaliste et désintéressée. La formule répond, en creux, au portrait que certains brossent volontiers du PS : goût pour l’argent, amour du pouvoir, abandon des plus défavorisés, politique migratoire détestable. Il y a sans doute du vrai dans cette accablante description. « Du vrai », cela ne fait pas une vérité.
Nul ne contestera à Edwy Plenel le droit de défendre ses idées. Nous les prenons suffisamment au sérieux pour les combattre. Quand ces idées deviennent la politique de la France, c’est même une urgence. Le soir même des aveux de Jérôme Cahuzac, il déclarait à la télévision que François Hollande aurait dû limoger son ministre le jour où Mediapart a publié son premier article. Or, quelques semaines après cet article, un des limiers lancé sur la piste du compte suisse reconnaissait ne pas disposer de preuves formelles. C’est à la Justice de les apporter, disait-il. Ne soyons pas naïfs : exiger des journalistes le même degré de certitude que celui qu’on attend des juges, c’est condamner l’investigation. Mais si j’ai bien compris mon confrère, le Président aurait dû décréter que Cahuzac était coupable sur la seule foi d’une conversation dont les protagonistes n’étaient pas clairement identifiés, enregistrée dans des conditions crapoteuses. Avec des méthodes aussi expéditives, on remédierait peut-être à l’engorgement des tribunaux. Pas à celui des prisons.
Que Plenel s’autorise à tancer le chef de l’État, coupable de ne pas lui avoir obéi à la première injonction, en dit long sur l’équilibre entre les pouvoirs. Le terrible numéro de servitude volontaire auquel se sont livrés le chef de l’État et son Premier ministre montre, si besoin était, qu’entre le politique et le journaliste, le puissant n’est pas celui que l’on croit. Le spectacle d’un Jean-Marc Ayrault baisant les pieds (métaphoriquement) de celui qui l’avait mis dans une sacrée panade était presque insupportable. La suite fut à l’avenant : nos dirigeants ont promptement répondu « présent » à l’appel à la moralisation générale. Ils n’avaient pas le choix. C’est bien le problème. La politique de la France se décide-t-elle dans les conférences de rédaction ?
Il est vrai que la copie gouvernementale a été fort mal notée, y compris paraît-il par ceux qui avaient réclamé la punition. Donnons acte aux limiers de Mediapart de ce qu’ils n’ont jamais, me semble-t-il, réclamé la publication des patrimoines ministériels. Il n’empêche : c’est bien leur conception d’une démocratie branlante, dont tous les placards renferment des cadavres et tous les tiroirs de vilains petits secrets, qui est à l’oeuvre derrière la ridicule opération « transparence » à laquelle nous avons assisté. Chauffée à blanc par les médias, l’opinion voulait des têtes. On lui a jeté en pâture celles des ministres, priés de divulguer leur patrimoine sur un « site internet consultable par tous les Français ». Nul n’a remarqué que le patrimoine relevait de la vie privée (4).
Qu’on ne s’impatiente pas, ce sera bientôt le tour de tous les élus, puis des chefs d’entreprise, sans oublier les journalistes et autres stars de la télé, du show-biz et du sport – on verra si ces mesures purificatrices amusent beaucoup Canal+. On a bien ri avec le kayak de l’une et l’accordéon de l’autre. Fini de rire : la mécanique infernale est lancée et rien ne pourra l’arrêter. Du reste, pourquoi s’arrêterait-on en si bon chemin ? Les électeurs peuvent-ils faire confiance à une femme qui trompe son mari ? Nous avons le droit de savoir : alors enlevez le bas, et fissa !
Ce n’est pas la transparence qui nous attend, mais la surveillance généralisée. Tous flics ! Tous juges ! Tous inspecteurs du fisc ! Qui résisterait à une promesse si démocratique ? L’ennui, c’est qu’un tribunal populaire est toujours synonyme de justice de classe. Après tout, serait-ce si grave quand « les riches mènent une guerre contre les pauvres », ainsi qu’a pu tranquillement le proférer, sur un plateau de télévision, une sociologue présumée (5)? Ces pénibles déballages ne sont-ils pas le prix à payer pour restaurer la confiance des citoyens ? Quand les gens souffrent, que le chômage progresse, que la vie est de plus en plus difficile, l’opulence dont bénéficient certains, qui ne sont pas toujours meilleurs ou plus compétents qu’eux, leur apparaît comme une injustice. On peut le comprendre. Mais comprendre ne signifie pas approuver. Les pères-la-vertu qui prétendent nous rééduquer ne cessent de flatter en nous ces passions tristes que sont l’envie et la jalousie. À jouer sur nos ressentiments, on gagne à tous les coups.
Elisabeth Lévy
- « La méfiance, une vertu citoyenne », Sophie Wahnich, Le Monde, 19 avril 2013.
- Que Gil Mihaely se rassure : ceci n’est pas une attaque physique. Bien sûr que non : d’abord, cette moustache est un fait et, à Causeur comme à Mediapart, nous aimons les faits, seulement les faits ; et puis, j’adore les moustaches, et j’ai d’ailleurs d’excellent(e)s ami(e)s moustachu(e)s – dont certains, j’en profite pour le signaler, sont même homosexuels.
- Au terme d’un échange qui devrait figurer dans les dictionnaires à l’entrée « dialogue de sourds », il m’a autorisée à publier l’intégralité de nos courriels. Nous le ferons sur le site.
- Cela n’interdit évidemment pas de vérifier que les ministres et élus ne s’enrichissent pas au cours de leur mandat.
- Je sais, je l’ai déjà citée, mais je ne m’en lasse pas.