Publié le : 08 juillet 2013
Source : l-arene-nue.blogspot.fr
Ce n’est pas un hasard si le discours politique a fait l’objet de tant d’études : en politique, les discours sont des actes. Pour savoir qui « commande » l’Union européenne, rien de plus efficace, donc, que d’étudier la portée des discours des uns et des autres.
Nul ne le sait aussi bien que Mario Draghi, le patron de la banque centrale européenne (BCE) dont les prises de positions sont désormais attendues comme paroles d’évangile. Et pour cause : quand bien même il ne fait rien de concret, ses déclarations ont un effet quasi magique au sein de la « Planète finances » et mettent du baume au cœur de messieurs « Les Marchés ».
On s’en souvient, c’était à la fin de l’été 2012. La zone euro vivait l’un des chapitres les plus hard de son interminable crise. Le long chapelet des « sommets de la dernière chance » se succédant sans fin n’avait pas donné grand-chose, hormis une collection inédite de photographies du couple Merkozy harassé et tendu.
Puis soudain, « super Mario » arriva et la lumière fut.
« La BCE est prête à faire tout ce qui est nécessaire pour préserver l’euro. Et croyez-moi, ce sera suffisant », annonçait ainsi le banquier central en juillet 2012. Aussitôt, les taux d’intérêts sur la dette des pays du Sud « se détendaient », comme on dit. Simultanément, « Les Marchés » étaient « dopés » (ou bondissaient, s’enflammaient, voire caracolaient : rayez la mention inutile). L’idée même d’un effort « illimité » de la Banque centrale pour sauver la monnaie unique suffisait à mettre en joie les investisseurs sans que l’ombre d’une indication sur la méthode employée ne soit donnée à ce stade.
Ladite méthode ne sera dévoilée que deux mois plus tard, en septembre. Il s’agit de cette chose baptisée OMT (opérations monétaires sur titres). La BCE annonçait être prête à racheter des titres de dette des pays en difficulté pour éviter une montée excessive des taux, en interprétant de manière souple les dispositions del’article 123 du traité de Lisbonne.
La presse, à cette annonce, ne se contint plus d’admiration. On salua la « mobilisation générale » et le « plan de bataille » pour sauver l’euro, on loua l’« arme nucléaire » inventée par la BCE. Un vocabulaire guerrier tout à fait cocasse en plein cœur de « l’Europe-c’est-la-paix-même-qu’on-a-le-prix-Nobel ».
« Les Marchés », à nouveau ravis tels une jouvencelle à qui l’on vient de promettre la lune et les étoiles, « s’envolèrent » derechef. Pourtant, un an plus tard, on peut constater que l’OMT n’a toujours pas été mis en œuvre. Et pour cause : l’outil a été conçu pour ne pas servir :
- d’abord, ces rachats de dette souveraine sont assortis d’une conditionnalité semblant conçue tout exprès pour faire fuir les pauvres et les nécessiteux. Jacques Sapir l’explique clairement dans un entretien accordé à L’arène nue,
- ensuite, parce que ce n’est jamais le bon moment pour dégainer l’instrument. Soit un pays est trop malade pour pouvoir prétendre à l’aide, soit il ne l’est pas encore assez pour envisager de la demander. Bref, si un pays traverse une crise « de solvabilité », il est déjà trop tard. Si ce n’est qu’une crise « de liquidité », il est encore trop tôt.
Telle est donc la méthode Draghi : des paroles qui, aussi peu suivies d’actes soient-elles, provoquent des convulsions de joie dans le Landerneau de la finance et des médias, et un outil – l’OMT – présenté comme le comble de l’audace mais fabriqué spécialement pour ne pas être utilisé.
Pourtant, la méthode marche. La preuve, « super Mario » vient derenouveler l’expérience. Le 4 juillet dernier, c’est sa parole et nulle autre qui était attendue avec impatience par tout un panel de brave gens : les Portugais, qui, après une bourrasquepolitique due à la démission consécutive de deux ministresvoyaient s’envoler leurs taux d’intérêts, les Grecs, pour qui l’idée d’une nouvelle restructuration de la dette flotte à nouveau dans l’air ces jours-ci. Et, finalement, toute l’eurozone, qui attend que la BCE la biberonne à l’argent frais. Car, comme le dit Patrick Artus, que « la zone euro n’est pas du tout guérie, elle est portée à bout de bras par la liquidité ».
Cette phrase fut donc le clou de la déclaration fort attendue du banquier central jeudi dernier : « notre politique monétaire restera accommodante aussi longtemps que nécessaire » Pourquoi ? Comment ? A quoi sert-il d’arroser de liquidités des économies européennes moribondes ? Comment fait-on, à long terme, pour sortir de la vraie crise, pas celle des taux d’intérêts trop hauts ou de la bourse trop basse, mais celles qui fabrique des millions de chômeurs et tout autant de travailleurs pauvres ?
Nul ne sait. Mais cela n’a que peu d’importance dès lors que « Les Marchés » cessent d’être « nerveux », tel le CAC 40, qui a pris 2,9 % dans la journée de jeudi, arrachant au journal Le Monde ce commentaire : « Mario Draghi confirme une nouvelle fois que sa première arme de politique monétaire est celle de la communication ». La chanteuse Dalida, elle, aurait entonné : « encore des mots, toujours des mots, les mêmes mots : paroles, paroles, paroles ».
En attendant, si les discours sont des actes, peu de leaders européens peuvent aujourd’hui exciper d’une telle force de frappe déclaratoire. Un mot de Mario Draghi, et c’est la faillite d’une pays – aujourd’hui le Portugal – qui est, sinon évitée, au moins différée. Combien de chef d’Etats ou de gouvernements européens peuvent aujourd’hui en dire autant ?
Ayant fait la même observation, Cédric Durand et Razmig Keucheyantentent, dans En finir avec l’Europe, de mettre des mots surce phénomène. Le « césarisme bureaucratique », c’est ainsi qu’ils nomment cette tendance à l’autonomisationdes structures technocratiques de l’Union. Ils le notent concernant la Commission, mais c’est plus vrai encore pour la BCE. Car s’il arrive parfois à José Manuel Barroso de se faire rabrouer par les Etats-membres, cela n’arrive plus guère au banquier central. L’Allemagne elle-même, que l’ont dit si puissante et dont l’intransigeante Buba goute peu les largesses monétaires consenties par Draghi, est contrainte de s’incliner devant la sacro-sainte « indépendance de la Banque centrale européenne ».
Seul décideur quant à politique monétaire face à des Etats qui n’ont plus à leur main que des instruments de politique budgétaires ultra-contraints, Mario Draghi peut s’affranchir du bon vouloir des gouvernements et des Parlements nationaux, mais aussi de celui des pouvoirs exécutifs et législatifs communautaires. Il ne se situe même pas en marge du pouvoir politique : il l’exerce. Et ne rencontre à dire vrai que fort peu de contrepouvoirs. Elu par personne et ne rendant de comptes qu’à lui-même, le véritable King Europe, pas de doute, c’est bien lui.
Coralie Delaume