Publié le : 06 octobre 2013
Source : russeurope.hypotheses.org
Note sur la crise du système monétaire international et du duopole Dollar-Euro.
Depuis maintenant plus de vingt ans, on spécule sur l’effondrement de la part du Dollar (USD) comme monnaie compte ou de transaction et sur son possible remplacement par une autre monnaie. L’Euro, à sa naissance, a porté ces espoirs. Ils ont été sérieusement douchés tant par la crise de l’Euro que par la réalité des transactions internationales. Mais, l’usage des matières premières comme monnaie de réserve est aujourd’hui de plus en plus avéré. Pour clarifier le débat, et établir que l’Euro n’est pas une alternative au Dollar, mais en réalité une béquille de ce dernier, il faut revenir sur plusieurs problèmes.
Le premier est, bien entendu, qu’est-ce qui fait l’usage d’une monnaie dans les transactions mais aussi comme réserve de valeur. On constate rapidement que ce ne sont pas les mêmes facteurs qui influent sur ces différents usages. Pour l’usage comme monnaie de transaction, il faut une monnaie dont la liquidité est parfaite, ou s’en approche le plus possible. Il faut aussi que cette monnaie soit globalement acceptée et, enfin, on aura tendance à n’utiliser qu’une seule monnaie (quelle qu’elle soit) de manière à pouvoir instantanément comparer les divers prix en cette monnaie. Ce dernier argument est important mais relève en réalité de la « coutume ». La fonction d’unité de compte est en réalité distincte de celle d’instrument de transaction. Mais, sur les marchés mondiaux, il faut que les prix des différents biens et services soient exprimés, autant que faire se peut, de manière homogène si l’on veut être capable d’arbitrer rapidement entre les produits considérés. Donc, du moment que des prix sont exprimés en une monnaie, cette monnaie tend à voir son usage se répandre. De fait, c’est ainsi que le Dollar (USD) a supplanté progressivement la Livre Sterling (BP). Ceci renvoie en réalité aux deux premières raisons évoquées.
Il faut donc que la monnaie soit aussi liquide que possible. Cela veut dire qu’elle puisse être empruntée et détenue avec les taux les plus bas. À cet égard, les avantages du Dollar (USD) sont évidents. La situation d’importateur net des Etats-Unis depuis la fin des années 1950 et la politique de la réserve fédérale ont diffusé le Dollar à travers le monde de manière massive. L’Euro, qui est rattaché à une pseudo-entité (la « zone Euro ») qui est soit exportatrice soit à l’équilibre et qui est soumis à une politique restrictive de la part de la Banque Centrale Européenne n’avait pas l’ombre d’une chance de remplacer le Dollar (USD).
Il faut, enfin, que cette monnaie soit universellement acceptée. Ceci renvoie moins à des facteurs économiques qu’à des facteurs politiques. En détenant ou achetant du Dollar (USD) c’est la puissance, économique et surtout militaire, des Etats-Unis que l’on détient. Mais il faut aussi que cette confiance subsiste. Non pas tant quant à la « valeur » de la monnaie. Une transaction effectuée en Dollar (USD) peut voir son résultat transformé en seulement quelques minutes en une autre monnaie sur les marchés des changes. Il faut que la confiance dans la « puissance » du pays se maintienne. Aujourd’hui, alors que les problèmes tant internes qu’externes s’accumulent pour les Etats-Unis cette confiance est érodée. Mais, cela ne profite pas à l’Euro car la « zone Euro » n’existe pas du point de vue d’une acteur extérieur. Elle n’est, en réalité, qu’un arrangement technique entre pays dont les politiques restent différentes et parfois divergentes. La crise à propos de la Syrie l’a bien montré.
La part des différentes monnaies dans les réserves internationales et le jeu entre le Dollar et l’Euro
Reste maintenant l’usage comme réserve de valeur. Cet usage peut être public (Banques Centrales et gouvernement) ou privé. En ce qui concerne l’usage public, les évolutions depuis le milieu des années 1990 sont extrêmement intéressantes. Dans la période qui précède immédiatement l’introduction de l’Euro comme monnaie scripturale (pour les comptes bancaires et dans les Banques Centrales), soit de 1995 à 1999, la part du Dollar (USD) augmente fortement. Elle le fait en partie contre le Deutsch Mark (DM) et le Franc Français (FF) mais surtout contre le groupe des « autres monnaies », groupe qui inclut le Yen et la Livre Sterling (BP). En fait, c’est ce groupe qui se réduit le plus durant cette période. Il perd environ 12% dans le total des réserves, ce qui correspond aux gains du Dollar (USD).
Graphique 1
Source : FMI
On constate donc que l’introduction de l’Euro ne s’est pas faite contre le Dollar (USD) mais contre les « autres monnaies ». L’introduction de l’Euro à transformé ce qui était un oligopole en un duopole. Par la suite, la part du Dollar (USD) va se réduire, et celle de l’Euro augmenter, mais le Dollar (USD) conserve une importance plus grande dans les réserves qu’avant la création de l’Euro. Un fait qui gêne beaucoup tous ceux qui présentent l’Euro comme un concurrent du Dollar (USD). À la suite de la crise financière, on constate que le Dollar (USD) et l’Euro voient leurs parts diminuer, et cette fois-ci au profit des autres monnaies.
Tableau 1
Composition du groupe des « autres monnaies »
2007 |
2008 |
2009 |
2010 |
2011 |
2012 |
|
Livre Sterling |
4,70% |
4,00% |
4,30% |
3,90% |
3,80% |
4,00% |
Yen (JYP) |
2,90% |
3,10% |
2,90% |
3,70% |
3,60% |
4,00% |
Dollar Canadien (DCAN) |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
1,50% |
Dollar Australien (DAUS) |
0 |
0 |
0 |
0 |
0 |
1,50% |
Franc Suisse |
0,20% |
0,10% |
0,10% |
0,10% |
0,10% |
0,30% |
Autres |
1,80% |
2,20% |
3,10% |
4,40% |
5,40% |
3,30% |
TOTAL |
9,6% |
9,4% |
10,4% |
12,1% |
12,9% |
14,6% |
Source : FMI
La part de la Livre (BP) reste stable tandis que le Yen augmente légèrement. Ce qui est impressionnant est l’émergence de « nouvelles » monnaies, dont seulement deux sont clairement identifiées (les Dollars canadiens et australiens DCAN et DAUS), mais auxquels on peut ajouter le Dollar de Singapour. Que la double crise du Dollar (USD) et de l’Euro profite aux « autres monnaies » indique à la fois que cette crise va durer (car aucune de ces « autres monnaies » ne peut remplacer à court terme le Dollar (USD)) mais aussi qu’elle est profonde et qu’elle marque la désintégration du duopole que nous connaissons actuellement.
Bien entendu, cette situation a des conséquences sur les agents privés, qui eux aussi détiennent des montants plus ou moins importants. Suivant les régions du monde cependant les habitudes de détention sont assez différentes. Ainsi, en Asie, on détiendra beaucoup d’or et d’argent (en lingots mais aussi en objets précieux). En Amérique Latine, la détention de fortune est essentiellement faite en Dollar USD.
L’émergence des matières premières comme substitut aux devises.
Cette crise se reflète aussi dans la montée de la volatilité des principales matières premières. La cas du pétrole est bien connu, et c’est pourquoi dans un premier temps on va s’intéresser à d’autres matières premières[1]. La volatilité est ici mesurée par le rapport entre l’écart-type et la moyenne des cours sur les marchés mondiaux, rapport calculé sur des périodes régulières de 50 semaines depuis 2003. On utilise l’écart-type qui sert à mesurer la dispersion d’un ensemble de données. Plus il est faible, plus les valeurs sont regroupées autour de la moyenne. Mais, on la rapporte à la moyenne car le fait qu’un d’écart-type soit élevé n’a aucun sens dans l’absolu. Ceci ne traduit une forte dispersion, et donc une forte volatilité des cours, que si on rend la valeur adimensionnelle en la divisant par la moyenne.
Graphique 2
On constate immédiatement que si les volatilités sont relativement faibles au début de la période, après un épisode de forte volatilité de juillet 2005 à juillet 2006 elles connaissent des sommets de juillet 2007 à juillet 2009. Ici, rien que de plus normal. Les cours des matières premières ont reflété la crise financière. Mais, il n’y a pas de retour à la normale après la phase aiguë de la crise. De septembre 2010 à septembre 2013 les nivaux de volatilité restent anormalement élevés par rapport à ce qu’ils étaient de 2003 à 2005. En fait, les cours des matières premières ne reviennent pas à leurs niveaux d’avant la crise. C’est bien entendu très net dans le cas de l’or, mais cela se constate aussi pour les autres matières, comme le blé et le sucre.
Graphique 3
Pour le marché de l’or, en raison de la charge symbolique forte attachée à ce métal on peut comprendre le phénomène. Après tout l’or fut jusqu’en 1973 une contre-valeur des monnaies. De ce point de vue il est bien plus intéressant de regarder les marchés des matières premières agricoles comme le blé et le sucre.
Graphique 4 (a et b)
Le prix du blé à doublé entre le début et la fin de période et les volumes échangés ont très fortement augmenté (+120%) sans que cela ne corresponde à une augmentation comparable de la population ou de la dynamique des échanges. En fait, les volumes ont explosé parce que le blé est de plus utilisé comme une valeur refuge pour des spéculateurs.
Graphique 5
Les volumes, et les variations de volume, sur les transactions sont devenus gigantesques par rapport à ce qu’ils étaient jusqu’en 2005.
Si l’on regarde maintenant les cours du pétrole, ceci est encore plus évident. le pétrole est un produit relativement facile à stocker que ce soit à terre ou en mer, sur des navires ancrés dans des ports. On constate les mêmes évolutions pour les prix, les fluctuations de prix (différence entre le cours minimum et le cours maximum dans une semaine et les volumes que ce que l’on a constaté pour le blé.
Graphique 6 (a et b).
Cours du Brent sur le marché ICE (Londres).
On a donc ici une bonne indication de l’usage de fait des matières premières comme instrument de réserve de valeur, un rôle traditionnellement dévolu aux monnaies. Que ce phénomène se développe actuellement est bien le symptôme d’une profonde crise. Aucune monnaie ne semble être en mesure de prendre le pas sur le Dollar USD, et certainement pas l’Euro. Il faut d’ailleurs noter un changement d’attitude par rapport à l’Euro de deux de principaux pays émergents, la Chine et la Russie. Le changement a été explicité pour ce qui concerne ce dernier pays. Le gouvernement russe ne « croit » plus en l’Euro. Dans le cas chinois, les choses sont moins claires. Un Euro surévalué est important pour les exportations chinoises. Mais, l’accord de ces deux pays pour réfléchir à l’émergence d’une monnaie de réserve internationale, accord qui a été acté en marge des discussions du dernier G-20 à Saint-Pétersbourg en juin 2013, indique bien qu’à Pékin non plus on ne croit plus dans le futur de l’Euro.
En fait, la crise de l’euro se présente désormais comme la première phase d’une crise du Dollar USD. Elle peut être l’occasion de faire émerger enfin, car c’était rappelons-le un projet de 1944, une monnaie de réserve internationale qui ne soit pas liée à l’un des États mais qui soit d’emblée un « bien commun ». Mais, pour cela, il faudra nécessairement en passer par l’éclatement de la zone Euro, prémisse de l’effondrement du Dollar.
Jacques Sapir
[1] Un panier appelé AOPBS ou Argent-Or-Platine-Blé-Sucre