Publié le : 11 décembre 2014 (mise à jour 20 février 2014)
Source : russeurope.hypotheses.org
Cette note avait été initialement publiée le 11 décembre dernier. Elle était prémonitoire.
Le gouvernement ukrainien est certes corrompu, mais il a été démocratiquement élu, et nul n’a contesté cette élection. Une partie de la population ukrainienne est révoltée par la corruption endémique dans le pays, et on la comprend. Mais, aujourd’hui, elle est prise en otage par des ultra-nationalistes qui cherchent l’affrontement à tout prix avec le pouvoir. Telle est la réalité de la tragédie qui se joue sous nos yeux à Kiev. Un mouvement minoritaire a été capturé par une extrême-droite fascisante. Cela n’excuse nullement le comportement du gouvernement. Mais, au-delà de l’émotion qui peut être justifiée, il faut savoir raison garder. Les gouvernements européens portent aussi une part importante de responsabilité dans les événements de Kiev. Il faudra s’en souvenir. [Note du 20 février 2014]
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Les manifestations de Kiev menacent de prendre un tour insurrectionnel. Pour nombreux que soient les manifestants, ils ne sont représentatifs que d’une partie de l’Ukraine. La carte des élections présidentielles de 2010, qui virent la victoire de Victor Ianukovitch, confirme une partition de l’Ukraine, non pas en 2 mais en 3. La question importante est de savoir de quel côté basculera l’Ukraine Centrale. Il n’en reste pas moins que le gouvernement ukrainien peut s’appuyer sur une majorité de la population qui n’appuie pas, quoi que l’on en dise, les manifestants.
Carte
Répartition des votes lors de l’élection Présidentielle de 2010
Commission Électorale Ukrainienne
En effet, il faut savoir que l’intérêt économique de l’Ukraine se trouve bien plus du côté de l’Union Douanière Eurasiatique (avec la Russie, le Belarus et le Kazakhstan) que du côté de l’Europe. Le commerce extérieur de l’Ukraine avec la Russie n’a cessé d’augmenter et, ce qui est significatif , si les importations en provenance de Russie sont fortes, les exportations vers la Russie montent depuis 2005.
Graphique 1
Source : Banque Nationale d’Ukraine et Service d’État des Statistiques de Russie
Ce qui est impressionnant c’est de constater que ces exportations vers la Russie qui ne représentaient que 14% du total des exportations en 2004 sont aujourd’hui à plus de 22%, soit un accroissement de 58%. Par ailleurs, on peut constater que ces exportations vers la Russie sont parallèles à celles du Belarus et du Kazakhstan. Ceci est la preuve de la réussite de l’Union Douanière, qui est loin d’avoir donné tout son potentiel.
Graphique 2
Source : Service d’État des Statistiques de Russie.
De ce point de vue, et alors que l’Union Européenne est en stagnation et que la demande intérieure se contracte même dans la plupart des pays à l’exception de l’Allemagne, il est clair que le potentiel de développement le plus important se trouve bien en direction de l’Union Douanière. Si l’Ukraine décidait de signer un accord avec l’UE qui soit exclusif des relations économiques avec la Russie, il faudrait que l’UE compense l’important manque à gagner pour les industries ukrainiennes. On constate que ceci conduirait à un flux de transfert de 15 à 20 milliards d’euros par an (20 milliards de dollars en 2011). Très clairement, l’UE n’a plus les moyens de verser une telle somme à l’Ukraine. Bien sur, les soldes commerciaux des pays de l’Union Douanière sont négatifs vis-à-vis de la Russie. Mais, il faut signaler que le solde de l’Ukraine est du même ordre que celui du Belarus/
Graphique 3
Source : Service d’État des Statistiques de Russie.
Cela signifie que l’Ukraine, comme les autres pays, doit chercher à développer son commerce en direction de la Russie. De ce point de vue, la signature de l’Union Douanière représenterait un progrès important pour les relations commerciales, et pourrait, à terme – et compte tenu des complémentarités qui existent entre les industries russes et ukrainiennes – permettre à l’Ukraine d’équilibrer son solde commercial. D’ailleurs, l’une des raisons du soutient de l’Ukraine de l’Est au Président et à son gouvernement réside justement dans l’importance de ce commerce pour les populations concernées.
Les manifestants de Kiev ont certainement de bonnes raisons de manifester. Mais qu’ils n’oublient pas qu’ils ne représentent ni la majorité de la population ukrainienne ni les intérêts bien compris de cette même population. S’ils devaient l’oublier, ils se prépareraient des lendemains d’une grande déception. Quant aux Eurocrates de Bruxelles et aux européistes de tout poil il convient de leur dire « bas les pattes » devant l’Ukraine. Ne cherchez pas à provoquer une guerre civile aux conséquences géopolitiques incalculables pour la défense de vos intérêts particuliers.
Jacques Sapir