Publié le : 07 mars 2014
Source : russeurope.hypotheses.org
Les événements ont tendu à s’accélérer avec la décision prise par l’assemblée de la République autonome de Crimée de demander son rattachement à la Russie. Les autorités russes sont clairement embarrassées par cette proposition, qui pourrait les mettre en porte-à-faux vis-à-vis de la communauté internationale. D’un autre côté, il est clair que cette proposition joue sur la corde sensible de la solidarité avec les populations. Une manifestation de soutien à la Crimée « russe » réunissant plus de 60 000 personnes s’est tenue le vendredi 7 mars à Moscou. C’était précisément le type de situation qu’il fallait éviter. Mais il est à craindre aujourd’hui que le diable ne soit déjà hors de la bouteille et qu’il soit très difficile de l’y faire entrer à nouveau. La position des gouvernements occidentaux, en dépit des rodomontades dont certains sont très friands, n’est pas non plus très assurée.
L’impératif de cohérence
En effet, la Russie avaient fait la proposition que l’on revienne aux accords du 21 février, accords qui – il faut le rappeler – avaient été co-signés par des pays de l’Union Européenne. C’était une proposition raisonnable et c’était dans son cadre que j’avais écrit une des précédentes notes[1] en soulignant les conditions auxquelles pouvaient ce faire ce retour[2]. Un retour à ces accords impliquait la dissolution du gouvernement provisoire, le rétablissement dans ses fonctions du Président Ianoukovitch et le constate de l’illégalité du comportement des autorités de la République autonome de Crimée. Telle aurait été la meilleure des solutions qui restait possible jusqu’au jeudi 6 mars au matin. On conçoit que le retour à Kiev du Président Ianoukovitch n’aurait pas été chose facile, mais si ses adversaires avaient eu à l’esprit les intérêts supérieurs du Pays, ils auraient pu, et dû, accepter cette solution, sachant qu’elle n’était que temporaire et que des nouvelles élections auraient été bientôt organisées. Encore une fois, je ne dis pas que cela eut été chose facile, et ce sans même parler des extrémistes de « Pravy Sektory » et de « Svoboda », dont le rôle dans les incidents qui avaient conduit à l’accord du 21 février, les tirs de snipers dont furent victimes tant des policiers que des manifestants[3], reste encore à investiguer de manière indépendante[4]. Il y avait beaucoup de méfiance entre les deux camps. Mais, le fait est que cette solution restait possible.
Néanmoins, le Président Ianoukovitch a fui Kiev dans la nuit, et un pouvoir de fait s’est installé. Qu’il ait fui parce qu’il craignait pour sa vie ou que, comme Anne d’Autriche et Mazarin lors de la Fronde il a cru qu’il serait plus fort hors de Kiev que dedans importe peu. Le pouvoir était à prendre et des gens l’ont ramassé. Les pays de l’Union européenne considèrent qu’il s’agit d’une « révolution ». Le problème est qu’une révolution implique (et suppose) l’interruption de la légalité constitutionnelle. Si l’on accepte ce point de vue, alors cela donne une légitimité au nouveau gouvernement mais aussi, il faut le signaler, à la décision des autorités de Crimée de demander le rattachement à la Russie. Admettre cette solution révolutionnaire, c’est reconnaître explicitement la faillite de l’État ukrainien. Mais reconnaître cette faillite implique que l’État post-révolutionnaire ne sera pas nécessairement identique à celui qui existait dans la période pre-révolutionnaire. Avec la faillite de l’État vient la faillite, ou la rupture, du pacte faisant Nation et établissant l’Ukraine comme « res-publica », soit la chose commune d’une population donnée. Désormais libérée de ce pacte, une partie de la population peut parfaitement choisir de ne pas le renouveler et de sceller un autre pacte, soit de manière indépendante, soit en union avec un autre pays.
Du point de vue des principes, la position des Etats-Unis mais aussi de l’Union Européenne, ne tient pas. Le Président Obama, le Président de la Commission, et M. Barroso, disent qu’un référendum sur l’indépendance est illégal. Il ne l’est que si l’on se situe dans le cadre d’un retour aux accords du 21 février. À partir du moment où l’on se situe dans le cadre d’un processus révolutionnaire, où l’on considère qu’il y a eu un acte fondateur avec la constitution du gouvernement provisoire, cela implique que tous les acteurs de la société ukrainienne sont également libérés des contraintes constitutionnelles de l’ancien régime. De même, la décision du nouveau gouvernement de signer au plus vite le traité avec l’Union Européenne implique que ce gouvernement s’est affranchi des règles anciennes ; sinon il devrait attendre la tenue des nouvelles élections. Mais, si l’on considère alors que ces anciennes règles ne sont plus, cela est vrai aussi pour le gouvernement de la Crimée. En tout état de cause, on ne peut appliquer un principe de droit à Kiev et un autre à Simféropol !
Les conséquences possibles
Notons, alors, que ceci a des conséquences étendues. Ce qui est vrai pour la Crimée l’est aussi pour tout autre région de l’Ukraine. Déjà, les villes d’Odessa et de Nikolaïev ont demandé leur rattachement à la Crimée ; demain, il est à prévoir qu’elles demanderont aussi d’organiser un référendum sur le rattachement à la Russie. Demain, certaines villes ou régions de l’Ouest pourraient décider de rallier la Pologne. Les pays de l’Union Européenne et les Etats-Unis vont découvrir à leurs dépens ce qu’est une logique révolutionnaire. Ils sont déjà en train de découvrir qu’une coopération avec la Russie était essentielle s’ils voulaient conserver une Ukraine unie et indépendante, et pas uniquement pour des raisons économiques. Ces pays ont décidé d’exclure la Russie du jeu du 22 février au 2 mars. Ils doivent maintenant en accepter le résultat. Dès lors, démoniser la Russie et son Président n’ont plus aucun sens, si ce n’est de sauver la face de ces dirigeants. Henry Kissinger a d’ailleurs déclaré « Demoniser M. Poutine n’est pas une politique, mais une manière de masquer une absence de politique ».
Mais, il est à craindre que les conséquences ne s’arrêtent pas là. M. Barroso s’était permis, il y a quelques semaines de faire la leçon aux indépendantistes Écossais en disant que l’adhésion d’une Ecosse indépendante à l’UE était rien moins qu’évidente. A-t-il pensé un instant à ce que deviendra sa position si l’UE engage des négociations avec une Ukraine partitionnée ? A-t-il pensé un instant au signal envoyé par l’UE aux indépendantistes catalans et basque ? A-t-il pensé un instant à la lecture qui serait faite en Belgique, tant par les flamands que les wallons, des événements d’Ukraine ? Les dirigeants de l’EU et des Etats-Unis ont ouvert la boîte de Pandore. Le choc sur l’Union Européenne de ces événements se révélera dévastateur. Ce choc va se doubler d’un second, encore plus grave, si une période de confrontation avec la Russie s’installe. L’Union Européenne est une zone de faible croissance. Elle risque, dans ces circonstances, de le rester pour une longue période. Enfin, l’image que renvoie l’Union Européenne dans le reste du monde, en Afrique et en Asie en particulier, est détestable. C’est celle d’une puissance néo-coloniale, usant et abusant de ses point de forces sur les plus faibles, prenant des décisions sans en mesurer les conséquences et en dépit des principes du droit. Le Président Obama a, un peu rapidement, affirmé que « la Russie était isolée ». En réalité, ce pays a reçu un soutien très clair de la Chine et de l’Inde, et de nombreux autres pays d’Asie. Ce n’est pas tant par sympathie pour les positions russes que parce que ces pays comprennent la cohérence du droit international et la nécessité de la respecter.
La logique des événements de la première semaine de mars 2014 est loin d’être épuisée. On ne sait trop aujourd’hui quelles mauvaises, ou pourquoi pas bonnes, surprises nous réserve l’avenir. Mais il est clair que nous auront bientôt, lors des élections européennes, le moyen de sanctionner nos gouvernements pour leur complète impéritie, voir l’hubris, dont ils ont fait preuve sur la question ukrainienne.
Jacques Sapir
[1] Sapir J., « Sauvegarder l’unité de l’Ukraine », RussEurope, le 3 mars 2014, URL : http://russeurope.hypotheses.org/2045
[2] Nombreux furent mes lecteurs pour me dire que s’ils approuvaient mes propos, ils me trouvaient bien optimiste. Qu’ils sachent que c’était l’optimisme de la volonté, qui n’empêche nullement le pessimisme de l’intelligence.
[3] Sapir J., Provocation à Kiev?, in RussEurope, le 5 mars 2014, URL : http://russeurope.hypotheses.org/2051
[4] Mme Merkel a reconnu dans la conférence de presse qui a eu lieu à Bruxelles dans l’après-midi du 6 mars que l’origine et les commanditaires des snipers de la place Maïdan méritait une enquêtes. On peut cependant se demander ce qu’il en adviendra quand on sait que le Procureur Général est un membre de « Svoboda ».