Publié le : 09 mars 2014
Source : www.cf2r.org
Les Occidentaux s’alarment quant à l’évolution de la situation en Ukraine et à l’attitude de la Russie. Certains même n’hésitent pas à parler d’une nouvelle « guerre froide » et à en attribuer la responsabilité à Vladimir Poutine. A leurs yeux, la révolution ukrainienne qui a eu raison du despote Ianoukovitch – lequel a finit par céder devant un peuple jeune, courageux, épris de liberté et prêt à tous les sacrifices -, soutenue par l’Occident dont elle incarne les valeurs, se voit menacée par Moscou. En effet, face à l’évolution des événements, « l’ogre » russe a manifesté son mécontentement, encourageant une partition du pays et menaçant d’envoyer ses troupes afin de perturber le nouvel ordre établi.
Telle est la version de la révolution ukrainienne qui est « servie » à l’opinion par les diplomates et les médias occidentaux. Les événements de l’hiver 2014 à Kiev sont présentés comme une contestation populaire et légitime, fondée sur les aspirations démocratiques et européennes de la population et son ras-le-bol à l’égard d’un régime corrompu et outrancièrement pro-russe. Moscou est également présenté comme un agresseur bafouant sans scrupule le droit international. Une telle vision de la situation est partielle et partiale et mérite d’être corrigée par une lecture plus objective de la situation.
Une situation complexe
La situation de l’Ukraine est effectivement bien plus complexe que les médias ne la présentent. Le pays est très hétérogène, historiquement, linguistiquement et religieusement. Rappelons que ses frontières actuelles sont récentes, qu’il comprend notamment de territoires pris à la Pologne (Galicie), lors du dépeçage de ce pays par Hitler et Staline en 1940, à la Roumanie (1940) et à la Tchécoslovaquie (1945).
La partie orientale de l’Ukraine, à l’est du Dniepr, a toujours vécue sous influence russe. Elle fait partie intégrante de l’empire depuis le milieu du XVIIe siècle (traité de Pereïaslav, 1654). La Crimée, conquise sous Catherine II, fut rapidement russifiée et devint militairement une province stratégique avec le port de Sébastopol lui offrant un débouché sur la mer Noire. Cette région, peuplée très majoritairement de Russes, fut rétrocédée à l’Ukraine par Khroutchev en 1954, pour des raisons de politique intérieure, ce qui était sans grande conséquence tant que l’URSS existait. Sur le plan religieux, l’église orthodoxe, reconnaissant l’autorité du patriarche de Moscou, y est très largement prépondérante. Ainsi, la majorité de la population orientale se déclare viscéralement attachée à Moscou avec qui elle à une histoire, une langue et une religion communes.
En revanche, la partie occidentale du pays n’est passée sous influence russe qu’en 1793, après avoir appartenu au Royaume de Pologne, du XIVe au XVIIIe siècle, puis à l’Empire autrichien, à partir de 1772. Elle ne sera intégrée à l’URSS qu’en 1922, l’Ukraine transcarpathique restant toutefois rattachée à la Tchécoslovaquie jusqu’en 1945. La religion majoritaire y est le culte uniate (rite catholique oriental) placé sous l’autorité du pape de Rome. Cette partie occidentale s’affirme très pro-européenne et se défie profondément de la Russie, avec qui ses liens historiques et culturels sont plus ténus.
A partir de 1928, l’Ukraine a vécu des heures particulièrement sombres suite à la politique stalinienne de collectivisation des terres, (famines, déportations, répression ayant fait près de 8 millions de victimes), ce qui a engendré un ressentiment durable à l’égard de Moscou et du régime communiste. Cela explique que de nombreux Ukrainiens aient rejoint des formations paramilitaires créées et soutenues par le IIIe Reich à partir de 1930 (Organisation militaire ukrainienne/UVO, Organisations nationalistes ukrainiennes/OUN, Section ukrainienne des fascistes russes/ROND, etc.) et aient participé à l’invasion de l’URSS. De même, à partir de 1941, c’est parmi les Ukrainiens que les nazis recrutèrent le plus de collaborateurs dans leur lutte contre Staline (Division SS Galicie), comme pour maintenir l’ordre dans d’autres territoires conquis. Nous avons vu de quoi ils étaient capables contre la résistance bretonne, en 1944.
Le pays est donc profondément divisé entre une partie occidentale au fort tropisme européen et au nationalisme prononcé, tandis qu’à l’est, la majorité de la population, russophile et russophone, ne se sent guère ukrainienne [1]. Cette bipolarisation s’exprime à l’occasion de chaque élection, comme par exemple lors du scrutin présidentiel de 2004, le candidat pro-occidental Viktor Ioutchenko ayant obtenu plus de 80% des suffrages dans les régions de l’ouest du pays, tandis que son adversaire Viktor Ianoukovitch obtenait plus de 80% des voix à l’est.
Un autre élément doit également être rappelé. Depuis son indépendance en 1991, l’Ukraine a été dirigée par des élites qui ont consciencieusement pillé le pays, quelle que soit leur appartenance politique. S’il est indéniable que le président Ianoukovitch s’inscrit dans cette dynamique, il est loin d’être le seul : les dirigeants issus de la Révolution de 2004 et présentés comme les plus « démocratiques» se sont également largement servis. En particulier, Ioulia Timotchenko, l’égérie de la Révolution orange, la « Jehanne d’Arc » ukrainienne, en est un édifiant exemple.
Cette femme d’affaire, véritable oligarque ayant fait fortune dans l’industrie gazière (elle a été présidente de la Compagnie nationale de distribution d’hydrocarbures/SEUU) s’engage en politique au milieu des années 90. En janvier 2001, alors qu’elle est vice-Premier ministre chargée de l’Energie, elle est congédiée par le président Koutchma, accusée de « contrebande et de falsification de documents », pour avoir frauduleusement importé du gaz russe en 1996, lorsqu’elle était présidente de SEUU. Timochenko est arrêtée et fait plusieurs semaines de prison. Puis en 2009, elle est condamnée à sept ans d’emprisonnement pour enrichissement illicite dans le cadre de contrats gaziers signés entre l’Ukraine et la Russie en 2009. Si son internement sous le mandat de Ianoukovtich a certes une utilité politique, en aucun cas il ne s’agit d’une détention arbitraire tant les preuves sont accablantes contre cette femme dont l’image médiatique de pureté est aux antipodes de la réalité [2].
Conséquence de cette corruption généralisée des élites, le pays est aujourd’hui en faillite et ses dirigeants sont dans la nécessité de redresser sa situation financière désastreuse. C’est paradoxalement ce que Ianoukovitch, aussi incompétent et corrompu que ses prédécesseurs, avait compris. Estimant que l’aide européenne proposée dans le cadre de l’accord douanier devant être signé en novembre 2013 à Vilnius n’était pas suffisante (610 millions d’euros), le président Ukrainien demanda qu’elle soit portée à 20 milliards d’euros, ce que Bruxelles refusa. Aussi, il a fait volte-face afin de répondre favorablement à l’offre russe, Moscou lui proposant 15 milliards de dollars d’aide directe et de continuer de faire profiter le pays d’un prix très bas pour le gaz naturel.
Outre son attrait financier, cette proposition n’avait rien d’incohérent car l’essentiel des échanges commerciaux de l’Ukraine se fait effectivement avec la Russie, et ses secteurs stratégiques restent très intégrés dans l’économie de ce pays avec lequel plus de 240 accords ont été signés.
Un véritable coup d’Etat
C’est la perspective de ce nouvel accord commercial – et non d’union douanière - avec la Russie qui a fait réagir les partis et les activistes nationalistes de l’ouest, pro-occidentaux et antirusses. Mais le mouvement « populaire » qui prend forme en novembre 2013 contre le président Ianoukovitch, avec l’objectif affiché de le renverser, a bafoué – quelle que soit la légitimité de sa cause – toutes les règles démocratiques auxquelles l’Occident se réfère. En effet, il a commis une série de transgressions que politiques et médias se sont bien gardés de signaler à nos opinions publiques.
- En premier lieu, la « révolution » s’en est prise à un président démocratiquement élu. Rappelons que Ianoukovitch a remporté le scrutin présidentiel de 2010 au terme d’un d’un processus électoral jugé comme transparent et honnête par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Il est donc totalement légitime et légal, quand bien même il est corrompu.
- Les « révolutionnaires » ont lancé leur mouvement alors même que des élections présidentielles devaient avoir lieu en 2015. Cela signifie que si les opposants avaient respecté le jeu démocratique dont ils se réclament, il aurait suffi qu’ils patientent une année avant de renvoyer Ianoukovitch dans ses foyers et changer de politique. Or, ils ont préféré renverser illégalement le régime un an avant les élections. C’est là une réaction inconsidérée et antidémocratique.
- Cette « révolution » s’est caractérisée par des actions d’une extrême violence de la part des manifestants, loin de l’image des défilés pacifiques qu’ont véhiculé les médias occidentaux. Rapidement, des armes sont entrées dans le jeu et de nombreux policiers ont été tués par balle. La raison en est que les éléments les plus actifs de ce mouvement « révolutionnaire » ont été des groupes ultra nationalistes d’extrême droite, voire néonazis (miliciens de Pravyi Sektor, de l’UNA-UNSO, de Svoboda, de Tryzub,
du « Marteau Blanc », etc.[3]). Ils étaient particulièrement bien formés et organisés, ce qui leur a permis de faire prisonniers des membres entrainés des forces de l’ordre. C’est donc bien la violence des uns qui l’a emporté sur celle des autres. Or, ces groupes n’ont rien de commun avec nos valeurs européennes d’humanisme, de démocratie et de tolérance et plusieurs de leurs leaders ont intégré le nouveau pouvoir à Kiev. Pourtant l’Occident les a soutenus et continue de le faire…
- Au demeurant, cette « révolution » ne défend que les intérêts d’une partie de l’Ukraine, celle de l’ouest, pro-occidentale ; elle néglige les voix de ceux qui ont élu Ianoukovitch et qui sont favorables à l’accord commercial avec la Russie. Pire, elle bafoue leurs droits les plus élémentaires. En effet, aussitôt désigné, le nouveau gouvernement provisoire a immédiatement interdit l’usage du russe comme seconde langue officielle de l’Ukraine, alors que près de 30% de la population est russophone (jusqu’à 70% en Crimée). C’est une véritable provocation et une négation du principe de respect des minorités.
Cette « révolution » présente donc des caractéristiques étonnantes : elle est illégale et antidémocratique, elle a été particulièrement violente, elle comprend une importante composante d’extrémistes et est minoritaire dans le pays. Voilà la cause que soutient l’Occident. La « Révolution de Maïdan » a accouché d’un gouvernement auto-proclamé et issu de la rue sans aucune légitimité que celle des chancelleries et des médias occidentaux…
Au demeurant, la crise actuelle est en partie la conséquence d’une volonté de l’Union européenne d’étendre davantage son influence à l’Est et de réduire celle de la Russie sur l’Ukraine. C’est elle qui indirectement allumé le brasier, alors même qu’elle était bien incapable d’offrir à Kiev l’aide financière que les Russes lui proposaient.
De plus, l’UE a adopté une attitude antirusse sous l’influence de la Pologne et des pays Baltes, qui ont un lourd passif avec Moscou et nourrissent un important ressentiment à son égard. Ces Etats ont contribué significativement au durcissement de positions européennes à l’égard de la Russie, lesquelles ne sont ni dans la tradition ni dans l’intérêt des pays d’Europe de l’Ouest. Rappelons au passage que ces nouveaux entrants d’Europe de l’Est sont de farouches atlantistes : ils ont suivi aveuglément les Américains dans leur invasion de l’Irak en 2003 et, dans la majorité des cas, préfèrent acheter des armements américains qu’européens. A leurs yeux, le soutien de Washington est plus important que celui de Bruxelles.
Ainsi, derrière une UE crédule et instrumentalisée par quelques uns se profile la stratégie américaine. Depuis l’effondrement de l’URSS, Washington, n’a de cesse de faire reculer la zone d’influence russe via le double élargissement de l’Europe et de l’OTAN. Les médias américains – repris sans discernement par leurs collègues européens – se livrent à une véritable propagande anti Poutine, noircissant délibérément le tableau et donnant une vision totalement déformée de la réalité de ce pays, en particulier de la popularité de son président.
La réaction russe
Fort logiquement, face à cette pseudo-révolution et à la volonté affichée de réduire l’influence de la Russie, Moscou n’est pas resté sans réagir.
Contrairement à ce qu’ont affirmé la majorité des médias, Poutine n’a aucune tendresse pour Ianoukovitch, qu’il considère comme incompétent et corrompu, largement responsable de la crise actuelle. Il ne soutient donc pas l’homme. En revanche, le Kremlin ne peut accepter la situation en Ukraine, à la fois au regard du droit international et de la défense de ses intérêts.
Sur le plan du droit, en dépit du matraquage des médias occidentaux présentant la révolution ukrainienne comme légitime, c’est bien Poutine qui a raison lorsqu’il déclare que ce mouvement n’est rien d’autre qu’un coup d’Etat illégal contre un régime démocratiquement élu. Le président russe considère que tout changement de régime aurait du avoir lieu dans le respect de la constitution ukrainienne, les élections devant avoir lieu l’an prochain. Aussi, quels que soient les griefs qu’il nourrit à son égard, il continue de considérer Ianoukovtich comme le président légal du pays.
C’est pourquoi, lorsque ce dernier lui demande de l’aide, Poutine a beau jeu de l’accepter. Encore le fait-il dans le respect des règles en demandant au Parlement russe d’approuver « un recours à l’armée en Ukraine » afin de protéger les citoyens et les bases militaires russes présents dans le pays. De même, lorsque le parlement de Crimée – instance légitime et élue démocratiquement, ne reconnaissant pas le pouvoir révolutionnaire de Kiev – propose un référendum pour le rattachement à la Russie, Poutine prend acte de cette démarche qu’il considère également comme légale.
Sur le plan militaire, les installations navales russes en Crimée sont d’une importance stratégique pour Moscou car c’est son seul accès à la Méditerranée, via les détroits turcs. Sans le port de Sébastopol, la base de Tartous, en Syrie, nʼaurait pas grande utilité. Moscou dispose d’environ 20 000 hommes dans cette province au terme d’un accord signé en 1997 avec Kiev. Il n’est pas question pour lui d’abandonner les lieux. Par ailleurs, une partie de l’industrie militaire et spatiale russe demeure encore localisée en Ukraine, où sont en particulier produits des avions Antonov.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer les enjeux identitaires. Kiev a été la capitale du premier État russe au haut Moyen-âge et les Russes, qui ont la mémoire longue, n’ont pas oublié comment les Occidentaux ont contraint la Serbie, en 1999, à se séparer de sa province historique du Kosovo au profit d’une population plus récemment installée sur ce sol.
En conséquence, dès la nomination du nouveau gouvernement ukrainien, Moscou a immédiatement pris des mesures de rétorsion économique. Gazprom a annoncé qu’il mettrait fin, dès avril, à la baisse du prix du gaz russe vendu à l’Ukraine.
Une chose est sûre : la Russie ne s’embarrasse pas de pratiques de type Soft Power pour parvenir à ses buts : elle ne recourt pas à des manœuvres de déstabilisation via des ONG et ne se dissimule pas derrière une action intentée au nom de soi-disant « droits de l’homme » ou de la démocratie. Elle réagit sans détour.
Les menaces occidentales
A l’occasion de cette crise, l’attitude des pays occidentaux se caractérise par une très forte mise en cause de la Russie, relevant d’un antisoviétisme digne de la Guerre froide.
Pour l’OTAN, « ce que fait la Russie en Ukraine viole les principes de la Charte des Nations unies. Cela menace la paix et la sécurité en Europe. La Russie doit cesser ses activités militaires et ses menaces », a affirmé, le 2 mars, Anders Rasmussen, son secrétaire général. Puis Barack Obama a déclaré que le référendum prévu le 16 mars en Crimée, pour décider du rattachement à la Russie, était illégal. Il a été aussitôt suivi par l’ensemble des Européens.
L’éventualité d’une intervention militaire de Moscou en Ukraine a également donné lieu à une série de mises en garde adressées par les responsables occidentaux à Vladimir Poutine. En complément des sanctions économiques occidentales, la France a indiqué vouloir suspendre des préparatifs du prochain sommet du G-8 qui doit se tenir en juin, à Sotchi « tant que nos partenaires russes ne sont pas revenus à des principes conformes à ceux du G7 et du G8 », a déclaré le 2 mars, Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères. « Nous condamnons l’escalade militaire russe et souhaitons que soit organisée dans les meilleurs délais une médiation, soit directement entre Russes et Ukrainiens soit par l’intermédiaire de l’ONU ou de l’OSCE » a-t-il ajouté.
Le Royaume-Uni est sur la même ligne. Le Canada et les Etats-Unis ont quant à eux indiqué qu’ils pourraient décider de ne pas se rendre à ce sommet du G-8. L’administration Obama est allée encore plus loin évoquant l’exclusion de la Russie de cette instance et menaçant Moscou d’isolement économique. « Au XXIe siècle, vous ne pouvez pas vous comporter à la manière du XIXe siècle en envahissant un autre pays sous un prétexte totalement fallacieux », a déclaré John Kerry, le chef de la diplomatie américaine.
Toutefois, les menaces de sanctions économiques et de boycott du G8 de Sotchi brandies par les Occidentaux n’impressionnent pas Vladimir Poutine. Il estime qu’elles seraient contreproductives et nuiraient à leurs initiateurs, car dans un « monde contemporain où tout est interdépendant, on peut, certes, causer du tort à un autre, mais le préjudice sera réciproque ». Les Britanniques l’ont bien compris et ne semblent guère favorables aux sanctions économiques contre Moscou. En effet, de très nombreuses entreprises russes sont cotées à la City de Londres et nos voisins d’outre-Manche ont un sens aigu de leurs intérêts.
L’attitude occidentale, d’une mauvaise foi évidente, semble ne même pas mesurer l’ampleur des ses contradictions :
- Comment peut-on dénoncer un « coup de force de Poutine » et ne pas condamner le caractère violent illégal du coup d’Etat de Kiev contre un président élu démocratiquement ?
- Comment des démocraties peuvent-elles soutenir et reconnaître un mouvement largement composé d’éléments violents d’extrême droite ?
- Comment peut-on reconnaître des « droits légitimes » à une partie de la population (Ukraine de l’ouest) et dénier ces mêmes droits au reste du pays ?
- Après avoir exigé que la province du Kosovo devienne indépendante de Belgrade, comment peut-on interdire à la Crimée de suivre une voie similaire ?
- Comment peut-on s’étonner de la réaction la Russie après être allé exciter « l’ours » jusque dans sa tanière ?
Force est de constater que les Occidentaux semble respecter le droit international quand cela les arrangent et le transgressent dès lors qu’il n’est pas favorable à leurs intérêts, en essayant de légitimer leur action par une définition sans cesse fluctuante du « bien » et du « mal » et en décrédibilisant systématiquement le camp adverse par une guerre de l’information savamment orchestrée.
A tous ceux qui s’indignent de la réaction russe, il convient de demander s’ils ont protesté avec la même véhémence :
- lorsque les Etats-Unis ont illégalement envahi l’Irak, produisant de fausses preuves sur la soi-disant présence d’armes de destruction massive, passant outre le refus de l’ONU et laissant ce pays dans un état catastrophique ?
- quand les ONG et les médias ont révélé l’existence des prisons secrètes de la CIA dans le monde et la légalisation de la torture par les forces et services américains dans le cadre de la « guerre au terrorisme » ?
- lorsque les Occidentaux, France en tête, ont totalement outrepassé le cadre de la résolution 1973 de l’ONU en Libye, transformant la « protection des populations civiles » en une opération de renversement de Kadhafi, avec le résultat déplorable que l’on sait ?
- quand les Etats-Unis, la France et le Royaume Uni ont cherché à déclencher une intervention militaire contre la Syrie en l’absence de preuves, au prétexte que Bachar El-Assad aurait utilisé des armes chimiques contre sa population, action dont tout prouve aujourd’hui qu’elle a été le fait du groupe djihadiste Al-Nosrah soutenu par l’Arabie saoudite ?
- lorsque les frappes des drones de la CIA tuent chaque jour plus d’innocents qu’elles n’éliminent de terroristes, nourrissant ainsi un ressentiment à l’égard de l’Occident ?
- quand Edward Snowden a révélé l’ampleur de l’espionnage international de la NSA américaine et la mise sur écoute de la population américaine ?[4]
Les errements de la diplomatie française
Après ses errements en Libye (2011) et en Syrie[5] (2013), voilà de nouveau notre diplomatie en train de se fourvoyer en Ukraine. A défaut d’une vision ou d’une stratégie, la diplomatie française s’agite à chaque crise, tentant d’occuper le premier plan, confondant visiblement communication et réflexion.
Début mars, le président Hollande a salué « la transition démocratique qui s’engage » à Kiev, ignorant probablement que le pouvoir qui était en place auparavant était issu des urnes et avait été renversé par la violence. Puis, il a fermement rappelé, le 6 mars, « son attachement à l’intégrité territoriale du pays ». Sans doute ses conseillers ont-ils omis de lui rappeler le précédent du Kosovo et, surtout, celui de Mayotte[6]. Rappelons également les déclarations pathétiques, inappropriées et stupides du représentant français à l’ONU comparant la situation actuelle en Crimée à l’entrée des chars soviétiques à Prague, en 1968.
Notre politique étrangère semble être fondée sur une perception puérile et partiale des « bons » et des » méchants », si ce n’est sur une appréciation totalement erronée des situations. Or, l’émotion et l’indignation – surtout lorsqu’elles sont infondées – ne sauraient remplacer l’analyse objective des situations au regard du droit, de la géopolitique et de nos intérêts. Seul Hubert Védrine, l’ex ministre des Affaires étrangères, a fait des propositions sensées[7].
Plus grave, tout se passe comme si nous faisions exactement ce que souhaitent les Américains, sans même qu’ils nous le demandent, comme si la diplomatie française s’était convertie à une vision néoconservatrice du monde. Or cette attitude du serviteur zélé ne nous procure aucune considération – à l’image du revirement américain sur la Syrie dont nous n’avons pas été prévenu – ni bénéfice – comme en témoigne l’absence de retombées économiques de notre intervention en Libye -, nous laissant dans la position peu enviable du dindon de la farce.
L’évolution de la politique américaine devrait au contraire nous inciter à prendre nos distances vis-à-vis de Washington et à regarder davantage vers l’Est. En effet, les Etats-Unis ne servent que leurs intérêts et manifestent une tendance constante à jouer aux apprentis sorciers sur la scène internationale, quoi que leurs combinaisons soient rarement couronnées de succès (Irak, soutien aux Frères musulmans, etc.). En revanche, depuis les pseudo « révolutions arabes » et la crise syrienne, la Russie gagne chaque jour des alliés dans le monde et la France y est de plus en plus critiquée pour son alignement sur la politique hasardeuse de Washington.
La facture de la révolution et du coup d’Etat va être particulièrement lourde pour l’Ukraine sur le plan économique et financier. Plus question de compter sur la Russie pour les 12 milliards qui auraient pu être versés dès cette année. De même Moscou va probablement aligner le prix du gaz qu’il livre à Kiev sur les cours mondiaux, achevant d’asphyxier le pays. Le nouveau gouvernement provisoire semble découvrir que le pays est au bord de la faillite et réclame une aide financière massive – 35 milliards de dollars pour commencer – à l’Occident que celui-ci est bien incapable de lui apporter.
Aussi, les « rêves » ukrainiens devraient rapidement s’évanouir et le réalisme faire son retour. Et celui-ci, que les « révolutionnaires » le veuillent ou non, c’est que la Russie sera toujours le grand voisin de Kiev ; que la majorité des échanges continuera de se faire avec l’espace de la CEI ; qu’il y aura toujours près d’un tiers de Russes dans le pays ; que la Crimée abritera toujours, à Sébastopol, la flotte russe de la mer Noire ; et que l’Ukraine se chauffera toujours avec du gaz russe.
Il importe donc d’adopter à l’égard des « démocrates » ukrainiens la même attitude que celle que nous avons vis-à-vis d’Israël : ce n’est pas parce que nous soutenons leur cause que nous devons les laisser faire n’importe quoi… ni que nous paierons pour leur inconséquence.
Eric Denécé, directeur du centre français de recherche sur le renseignement (CF2R)
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[1] Lire à ce sujet Thomas Guénolé et Katerina Ryzhakova-Proshin « Ukraine: halte au manichéisme ! », Slate.fr, 24 décembre 2013.
[2] A ce sujet, lire le remarquable papier d’Ahmed Bensaada, « Ukraine: autopsie d’un coup d’Etat ».
[3] Cf. Claude Moniquet, « Ukraine : copier/coller, vieilles rengaines et ignorance des réalités », ESISC, 26 février 2014.
[4] Eric Denécé, « Intervention en Syrie : la recherche d’un prétexte à tout prix », Editorial n°32, septembre 2013, www.cf2r.org
[5] Eric Denécé, « La dangereuse dérive de la « démocratie » américaine », Editorial n°31, août 2013, www.cf2r.org
[7] Hubert Védrine « Cinq propositions pour sortir de la crise ukrainienne », Rue 89, 8 mars 2014.