Publié le : 26 mars 2014
Source : russeurope.hypotheses.org
La situation continue de se dégrader en Ukraine, et désormais c’est la dimension économique et politique de cette situation qui interpelle les acteurs. Il faut rappeler qu’actuellement environ 60% des recettes fiscales ne rentre pas dans les caisses de l’État, soit qu’elles ne sont pas perçues soit qu’elles sont retenues par les autorités locales, et que le déficit budgétaire sur la base des deux premiers mois de l’année 2014 atteint les 10% du PIB. Il n’avait été que de 4,3% l’an dernier. Il est clair que la dégradation de la situation économique aura des conséquences politiques. Les régions de l’Est du pays, où d’ores et déjà les sentiments prorusses sont forts, pourraient basculer complètement dans les semaines voire les mois qui viennent. C’est cette perspective qui est réellement importante et inquiétante, en raison des conséquences potentielles que la politique européenne qu’elle peut avoir. Si ce basculement avait lieu, et si la Russie acceptait les régions d’Ukraine en sécession avec Kiev, il y a peu de doute que les pays européens réagiraient par l’équivalent d’une nouvelle guerre froide contre Moscou, même si (et peut être surtout si) leurs responsabilités dans une telle évolution de l’Ukraine seraient importantes.
Des sanctions ou des discussions ?
Les pays de l’Union Européenne et les Etats-Unis se sont réunis à propos du sommet sur la sécurité nucléaire qui s’est tenu à La Haye et ont discuté du principe de nouvelles sanctions. Mais quelle peut être tant la fonction que l’efficacité de ces nouvelles mesures ? Les pays de l’OTAN prétendent « punir » la Russie pour son action en Crimée. D’une part, il eut mieux valu ne pas créer les conditions qui ont rendu possible, et du point de vue de la Russie nécessaire, cette action. D’autre par, la raison conseille, à moins que l’on ne veuille s’engager dans une logique de confrontation sur longue échelle, d’éviter de prendre des mesures dont on sait d’avance qu’elles ne changeront pas la décision que l’on conteste. Quant à l’efficacité de ces sanctions, elle est à l’évidence des plus limitée. Il faut ici se souvenir que l’argent d’un pays, qui commerce largement avec ses voisins et qui importe une large part de sa consommation représente aussi du travail et de l’emploi pour ses dits voisins. C’est la raison évidente pour laquelle les « sanctions » seront bien évidemment limitées. Avec une Europe en crise économique, les importations russes sont trop importantes pour nos industries et nos économies pour que l’on prenne des mesures susceptibles de provoquer leur baisse.
Mais, d’autres facteurs doivent aussi être présent à l’esprit. La Russie coopère, de manière certes discrète mais tout à fait indispensable, avec la France pour les opérations militaires que nous menons tant au Mali qu’en Centrafrique. Une partie de la logistique de nos forces dépend des avions-cargos russes. Est-il concevable que l’on refuse cette coopération, qui pourrait dans les semaines qui viennent s’étendre à d’autres domaines, compte tenu de la présence russe en Afrique ? De même, on a tendance à oublier que l’Europe et les Etats-Unis ne sont plus les seuls fournisseurs de biens à haute technologie dans le monde. Nous ne vivons plus dans les années 1960. Aujourd’hui, pour mener à bien la modernisation de son économie, la Russie peut s’appuyer sur le potentiel du Japon, de la Corée, de Taiwan et, bien entendu, de la Chine. Autrement dit, voulons nous pousser la Russie à amplifier et systématiser le tournant qu’elle commence à prendre vers l’Asie du Sud-Est ? Dans la Stratégie Énergétique qu’a publié il y a de cela déjà plusieurs années le gouvernement russe, le projet d’un fort accroissement des exportations d’énergie vers l’Extrême-Orient était clairement énoncé. Souhaite-t-on que la Russie aille au-delà des objectifs qu’elle s’est assignée et qu’elle s’intègre complètement à l’économie de cette région du monde ?
Il y a une dimension profondément incohérente dans le discours tenu sur les sanctions par les pays européens. On peut comprendre la logique de tels propos quand ils viennent des Etats-Unis. Mais, pour la France, l’Allemagne, l’Italie ou la Grande-Bretagne, ils sont en réalité suicidaires. Ils le sont d’autant plus que si l’on met les choses au pire, et si l’Ukraine part en morceaux dans les mois qui viennent, c’est la partie la plus riche que récupèrera la Russie. Il convient de le savoir. Le déficit commercial annuel, qu’il nous faudra combler, ne sera plus de 13,6 milliards de Dollars mais de plus 22 milliards. Nous aurons hérité d’un pays dont les problèmes tant économiques que politiques seront difficilement surmontables, et qui viendra drainer une partie des ressources financières de l’Union Européenne. C’est pourquoi, l’urgence de l’heure – et il y a bien urgence – est de s’entendre avec la Russie pour assurer le bon fonctionnement de l’économie ukrainienne.
Les défis de l’Ukraine
On l’a dit, l’Ukraine est aujourd’hui à la croisée des chemins. Elle peut retrouver une stabilité économique et politique, mais si la situation économique continue de se détériorer, il y a gros à parier que les divergences économiques deviendront politiquement insurmontables.
L’Ukraine est en réalité composée de trois parties, une partie occidentale, largement agricole, une partie centrale (à laquelle était rattachée la Crimée et la ville de Sébastopol) et une partie orientale qui est le cœur de l’Ukraine utile.
Répartition des régions
Région |
Zone |
Région |
Zone |
Région |
Zone |
Donetsk | EST | Kyiv-Ville | CENTRE | Lviv | OUEST |
Dnipropetrovsk | EST | Mykolayiv | CENTRE | Cherkasy | OUEST |
Zaporizhzhya | EST | Kyiv | CENTRE | Vinnytsya | OUEST |
Luhansk | EST | Odesa | CENTRE | Volyn | OUEST |
Poltava | EST | Sumy | CENTRE | Zhytomyr | OUEST |
Kharkiv | EST | Kirovohrad | CENTRE | Zakarpattya | OUEST |
Chernihiv | CENTRE | Rivne | OUEST | ||
Kherson | CENTRE | Khmelnytskiy | OUEST | ||
Ivano-Frankivsk | OUEST | ||||
Ternopil | OUEST | ||||
Chernivtsi | OUEST |
Les zones de l’Est et de l’Ouest sont des zones de production, mais la zone Est correspond à l’essentiel de la production industrielle, puisque avec ses 6 régions elle réalise plus de 40% du PIB de l’Ukraine mais aussi près de 60% de ses exportations. La zone Centre est une zone de consommation, avec le poids de Kiev, qui est la capitale du pays, et qui reçoit une large part des recettes fiscales du pays (qui sont en partie issues de la zone Est). Si la zone Ouest est composée des régions agricoles du pays, la zone Est regroupe les industries les plus développées du pays. Le décalage en production, mais aussi en salaire moyen et en exportations s’explique sans difficulté dans la mesure où les activités industrielles ont une valeur ajoutée plus importante que l’agriculture ou le commerce. Seuls, les service de commandement, largement regroupés sur la ville de Kiev, ont une composition en valeur ajoutée plus importante.
Graphique 1
Cette industrie est largement liée à la Russie, que ce soit par l’énergie consommée ou par les matières premières. Mais, les exportations de cette zone sont néanmoins supérieures à ses importations. La balance commerciale de la zone Est est ainsi excédentaire alors que la zone centrale du pays est très largement déficitaire. Cela implique que si le déficit extérieur de l’Ukraine est de 13,6 milliards de dollars (en 2013), si on ne prend que les zones Ouest et Centre, il se monte à 22,6 milliards de dollars (en 2013). C’est l’une des raisons pour lesquelles il est impératif de garder l’Ukraine unie. De même, si le déficit budgétaire est élevé (4,3% du PIB en 2013), si l’on ne prend que les zones Ouest et Centre il passe à 13% du PIB, une valeur qui devient insupportable. La réduction des dépenses, que le FMI est déjà en train d’imposer au gouvernement provisoire, va aggraver considérablement la situation de toute la population, mais en particulier des segments les plus pauvres. Cependant, si l’on veut chercher à ramener le déficit à 3% du PIB, cela implique d’imposer à la population des zones Ouest et Centre un ajustement de 10% du montant du PIB de l’Ukraine unie, et de 16,6% de l’Ukraine ramenée aux zones Ouest et Centre.
Graphique 2
Les conséquences politiques du choc économique se devinent aisément. Dans un premier temps, les sentiments prorusses vont se développer rapidement dans la zone Est, ce qui va se révéler un terreau propice aux politiques séparatistes et « rattachistes » à la Russie. Dans un second temps, les problèmes sociaux, le basculement dans une misère effroyable sur le modèle Grec pour les zones Ouest et Centre, va entraîner une montée des partis extrémistes mais aussi des partis que l’on qualifie de prorusses. La situation risque rapidement de devenir incontrôlable. Non seulement aurions-nous alors une partie de l’Ukraine qui se rattacherait à la Russie mais des conflits interethniques, et une guerre civile, sont probables dans les territoires de ce qui composerait alors « l’Ukraine maintenue ».
Faire prévaloir la raison
On comprend pourquoi, depuis le début de cette crise, on n’a pas cessé d’appeler à l’unité de l’Ukraine[1], mais aussi, et surtout, à la constitution des conditions tant politiques qu’économiques qui rendraient possible cette unité[2]. On veut ici réaffirmer un certain nombre de choses simples, évidentes, mais qui restent ignorées.
- (a) Il n’y aura pas de solution à cette crise sans la Russie. Or, les pays de l’Union Européenne ayant provoqué la crise ukrainienne par leur attitude irresponsable en 2013 et en laissant croire à certains dirigeants ukrainiens qu’une intégration à l’UE était possible, ils ont une responsabilité historique à lui trouver une solution.
- (b) Cette solution doit être trouvée rapidement, car plus le temps passe et plus la situation économique se dégrade en Ukraine. On est probablement plus très loin du point où les événements conduisant à l’éclatement du pays deviendront irréversibles.
- (c) Compte tenu de ces deux points, c’est à l’UE de faire le premier pas vers la Russie et de proposer à ce pays les bases d’une stabilisation économique qui garantirait les intérêts tant politiques qu’économiques de ce pays, en échange d’une suspension des fameuses « sanctions ».
Des voies ne cessent de s’élever en Europe pour dénoncer l’irresponsabilité avec laquelle les dirigeants européens ont traité le dossier ukrainien. Le dirigeant britannique du parti euro-sceptique UKIP, Nigel Farage, l’a dit très nettement[3]. Pourtant, il était plutôt connu pour des déclarations pro-américaines jusqu’alors. Il est temps que les dirigeants européens changent d’attitude. Mais le temps presse.
[1] Sapir J., « Urgence Ukraine », note publiée sur RussEurope, le 1 mars 2014.
[2] Sapir J., « Quel avenir pour l’Ukraine? », note publiée sur RussEurope, le 13 mars 2014.
[3] « Nigel Farage Says EU Has ‘Bloody Hands’ Over Ukraine Crisis During LBC Debate With Nick Clegg », Huffington Post UK, 26 mars 2014,