Publié le : 29 mars 2014
Source : scriptoblog.com
La percée de Marine Le Pen en France, conjuguée à la fois au phénomène peut-être encore plus intéressant d’une abstention de 38 % – un score encore jamais atteint chez nos amis transalpins -, à ce qu’on appelle les « populismes » (j’avoue ne pas comprendre ce que signifie vraiment le terme « populisme » et pourquoi il faut forcément lui attribuer un caractère péjoratif), et à la volonté indépendantiste vénitienne confirmée par un récent référendum, est interprétée de façon unanime comme une protestation contre l’Europe.
D’après moi, l’Europe est une cible facile, car étant abstraite, on peut décharger sur elle un malaise bien plus profond que la crise économique – encore toute relative en Occident, le pire reste à venir – accentue, mais dont elle n’est pas la véritable source.
Ce qui est en jeu, ce n’est pas l’Europe, c’est le modèle de développement occidental. Même la NASA s’en est aperçue. Une étude financée par le Goddard Space Flight Center, filiale de la NASA, est arrivée à la conclusion que « notre civilisation présente des symptômes de dégradation extrêmement graves et est proche de sa fin qui, sans réaction adaptée, arrivera très bientôt, d’ici quelques décennies. » La NASA écrit également : « Il faudrait commencer à diminuer le niveau de vie dans le monde occidental. » Ce sont des choses que j’écris depuis plus d’un quart de siècle (« La ragione aveva torto ? », 1985) : un système basé sur la croissance exponentielle, qui existe en mathématiques, mais pas dans la nature, est destiné un jour ou l’autre à s’effondrer.
Le lecteur pourrait rétorquer : que m’importe ce qui arrivera d’ici plusieurs décennies, moi je vis aujourd’hui. Ou encore, répondre avec le sarcasme d’un Oscar Wilde : « Mais qu’ont fait nos descendants pour nous ? » Le fait est qu’aujourd’hui déjà, nous vivons mal, en proie à des rythmes inhumains qui ne sont pas seulement ceux du travail, mais qui englobent l’ensemble de notre existence. Il y a ce superbe livre d’une journaliste du Washington Post, Brigid Schulte (au titre impossible, « Overwhelmed ») qui s’attaque au concept de « temps », lequel, une fois notre subsistance garantie, constitue la vraie valeur de notre vie en plus d’être son maitre, plus que tout bien matériel. Dans le sens où nous n’avons jamais vraiment du temps pour nous-mêmes. Ce que nous appelons le « temps libre » ne l’est absolument pas, il doit être rempli, « occupé » écrit Mme Schulte, en somme, « consommé » (il suffit de regarder comment les parents d’aujourd’hui remplissent les journées de leurs enfants, avec leçons de tennis, de natation, de piano, mais laissez-les donc jouer, pour l’amour de Dieu). Ce concept de « temps libre » a d’ailleurs en soi quelque chose de monstrueux. Dans la société paysanne, préindustrielle, il n’existait pas : le travail se fondait graduellement dans le repos et le repos de nouveau dans le travail. Il n’y avait pas de carte à poinçonner.
Le principe du pendule, sur lequel se base l’horloge moderne, fut découvert par Galilée en 1583 et fut ensuite utilisé, avec quelques aménagements, par Huygens qui en 1657 créa la première montre à balancier, de poche, à usage privé. Avant il y avait seulement les grandes horloges publiques qui battaient les heures depuis les tours des cathédrales. Dans son beau livre « La Regina che faceva la colf », la reine, qui jusque là avait vécu dans le petit village de Besoro au sud du Ghana, lorsqu’elle arriva en Italie fut frappée par le fait que tous portaient une montre au poignet. Chez elle, lorsque l’ombre d’un certain baobab commençait à couvrir les premières cabanes du village, c’est que le soir était venu.
L’horloge est une métaphore de la Modernité. Ses aiguilles marquent les rythmes de notre temps et nous le dérobent plus qu’ils ne nous en rendent maitres. Même la NASA s’en est aperçue.
Massimo Fini