Publié le : 02 mai 2014
Source : La Nef N°259 de mai 2014
Les élections européennes du 25 mai seront à nouveau l’occasion de parler de l’Europe. Mais sauf surprise fort peu probable, si l’on se réfère au passé, il ne faut en attendre aucun débat honnête. En effet, l’immense majorité de ceux qui « font l’opinion » – intellectuels, hommes politiques, journalistes, artistes… ayant accès aux grands médias – communient dans une même ferveur européiste et, chez ces bons esprits, l’incantation tient lieu de raisonnement. Et ceux qui ne partagent pas leur foi ne peuvent être que des fous ou de dangereux démagogues irresponsables ! Il n’y a qu’une seule façon de « construire l’Europe » et c’est la leur, celle que l’on nous impose par la force, puisque la voix des peuples n’est jamais prise en compte quand, rarement, ils sont consultés (France et Pays-Bas en 2005, Irlande en 2008).
Qu’importe, donc, que cette Europe se fasse sans les peuples et même contre eux ! Qu’importe qu’elle dérive de plus en plus vers un monstre technocratique qui a confisqué toute véritable démocratie, puisque les peuples sont trop stupides pour ne pas comprendre une orientation dont seule une élite éclairée perçoit les bienfaits ! Qu’importe que nombre de nations s’enfoncent dans des crises longues, puisque c’est le prix à payer pour permettre la persistance de l’euro – symbole d’unité factice devenu une fin en soi (alors que la monnaie est au service de l’économie) et auquel on ne veut toucher à aucun prix malgré les ravages qu’elle engendre. Qu’importe que l’Union, qui devait apporter puissance et prospérité, n’est qu’un nain politique inexistant sur la scène internationale et militairement nulle, esclave à la botte des États-Unis par l’Otan qu’ils dirigent !
Affirmer de façon aussi péremptoire qu’aucune autre voie n’est possible sur un sujet politique, par essence contingent, donc forcément ouvert à des options différentes, alors même que les résultats sont à ce point négatifs, révèle le caractère idéologique de cette « construction européenne » qui nous mène droit dans le mur. C’est ce caractère idéologique qui empêche nos élites d’envisager toute alternative et qui explique la tendance sectaire consistant à discréditer en vue d’éliminer l’opposition d’esprits pourtant aussi brillants que les leurs.
Peut-on encore dire que nous aimons l’Europe, la civilisation qu’elle a façonnée, et que c’est précisément parce que nous l’aimons et essayons de la défendre que nous voulons arrêter cette Europe-là qui détruit tout ce qu’elle est fondamentalement ? Pour le comprendre, il est un livre remarquable dont je ne saurais trop vous recommander la lecture : La grande séparation, d’Hervé Juvin (1). Son sujet dépasse d’ailleurs de loin la question européenne, mais ce qu’il en dit éclaire ô combien notre propos.
La « grande séparation » dont parle Hervé Juvin est celle de l’homme et de la nature, de l’homme avec lui-même, avec ses racines, sa culture et son histoire, sa nation, et finalement avec l’autre, tous les hommes devant être d’uniformes consommateurs : « Fabrique d’un homme nouveau, l’homme hors-sol, l’homme de rien, sans mémoire et sans foi, l’homme du droit et de ses droits », écrit l’auteur (p. 91). On l’a compris, Hervé Juvin dénonce avec force et lyrisme la mondialisation qui n’est que le mot d’une autre réalité, celle du capitalisme financier apatride qui saccage non seulement la planète par une croissance aveugle et sans frein, mais aussi la diversité des cultures, des peuples, des nations et finalement l’homme lui-même, homo oeconomicus déraciné et jusqu’à coupé de sa propre nature humaine, comme l’attestent les folies du genre, du « mariage pour tous », de l’enfant fabriqué comme un dû (PMA/GPA)… « La grande séparation, écrit Hervé Juvin, substitue l’homme nouveau à tous les hommes de leur terre, de leur histoire et de leur nation. Le droit, le commerce, le développement s’y emploient. Pas là-bas, au loin : ici même. La proclamation d’une ère post-nationale, les agressions organisées contre les nations européennes et les peuples du monde ont le même objectif : assurer à la révolution capitaliste la maîtrise d’un monde unique et d’une société planétaire d’individus à disposition » (p. 188).
Mais quel rapport avec l’Europe ? Précisément, l’Union Européenne est la seule à croire vraiment aux vertus de la mondialisation et elle est donc la seule zone du monde à en jouer le jeu, à ne pas se protéger ; alors qu’on observe partout une affirmation identitaire d’autant plus forte qu’elle est menacée par la mondialisation, l’Europe seule s’acharne à dénigrer son passé et sa culture, à se repentir, à renier le christianisme qui l’a façonnée (2), à ouvrir ses frontières et briser ses nations. Ainsi, écrit Hervé Juvin, se creuse le fossé « entre une Amérique qui vit dans l’histoire, dans son histoire au moins, qui entend bien se doter de tous les moyens de défendre ses intérêts, et une Europe qui n’a plus d’ennemis à force de se raconter l’histoire de l’unité planétaire » (p. 78).
Ne nous laissons pas impressionner : une autre Europe est possible, une Europe respectueuse de ses nations qui demeurent le seul cadre où concrètement peut se vivre une véritable démocratie. Quel malheur faudra-t-il pour que nos élites le comprennent ?
Christophe Geffroy
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(1) Hervé Juvin, La grande séparation. Pour une écologie des civilisations, Gallimard/Le Débat, 2013, 390 pages, 22,50 e. Ce livre important mérite que nous y revenions le mois prochain : nous le ferons avec une grande interview de l’auteur.
(2) Malgré cela, sur l’Europe, force est de constater que beaucoup d’évêques font preuve de conformisme, ne voyant d’avenir que dans la « construction européenne » qui, si elle fait trop violence aux peuples, ne sera pas éternellement une garantie de paix !