Publié le : 17 juin 2014
Source : bourgoinblog.wordpress.com
Les différents textes que j’ai écrits sur ce qu’il est convenu d’appeler l’affaire Dieudonné ont suscité des réserves, des incompréhensions, voire des rejets. Dans le petit monde des échanges virtuels, il est monnaie courante de disqualifier les propos de l’adversaire en les tronquant ou en les déformant. Les réactions à mes analyses du « phénomène Dieudonné » n’ont pas dérogé à cette règle : des accusations, des invectives et, au bout du compte, peu d’avis constructifs. Une mise au point s’impose donc, et celle-ci doit prendre en compte deux données fondamentales sans lesquelles l’analyse ne peut qu’être lacunaire et schématique.
La « dynamique Dieudonné »
Le phénomène Dieudonné est mouvant. Au fil de l’actualité, les multiples péripéties de ses démêlés avec l’appareil d’État ont modifié la vision initiale que l’on pouvait avoir du personnage. Ce que fait l’humoriste de ce qu’on a fait de lui nous en apprend beaucoup sur lui-même, les épreuves qu’on lui impose rendant manifestes des facettes de sa personnalité jusque-là restées latentes. D’où la nécessité de ce recul historique qui permet une vision globale de Dieudonné, notamment de sa capacité hors du commun à résister au feu des attaques politico-médiatiques et judiciaires dont il est régulièrement l’objet, vision que l’on appauvrirait considérablement en se focalisant sur un moment unique de sa trajectoire. C’est pourtant ce que font les médias en réduisant ses interventions à quelques situations-clés (Faurisson sur scène, Cohen et les « chambres à gaz », les attaques jugées racistes contre Taubira, son « soutien » à Youssouf Fofana, son rapprochement de Jean-Marie Le Pen, etc.) sans les resituer dans la dynamique des échanges avec « l’adversaire » qui seule peut leur donner tout leur sens. Des « instantanés » ne livrent qu’une information tronquée – partielle et partiale – seul le film complet peut restituer les tenants et les aboutissants de la « controverse » et de ses multiples péripéties.
Pourquoi tant de haine ?
Une analyse renvoie à la position de celui qui la produit et doit être rapportée à celle-ci. Il faut préciser « d’où l’on parle » sous peine de ne pas être compris. Universitaire et spécialiste des questions de sécurité et de contrôle social, auteur d’un livre sur l’histoire des politiques pénales sécuritaires, je ne pouvais pas rester indifférent à l’affaire Dieudonné et à ses aspects politiques et juridiques : la volonté de l’État de réduire la liberté d’expression, la « jurisprudence Dieudonné » lourde de conséquences pour les libertés publiques – notamment celle de réunion –, la cabale politico-médiatique insensée dirigée contre un seul homme pris pour bouc émissaire, la libération de la parole raciste à l’occasion de cette « campagne ». Travaillant spécifiquement sur la réponse de l’État aux illégalismes – ce que l’on nomme couramment la « réaction sociale » – j’ai choisi de focaliser mon étude sur le versant politico-étatique (en gros : Valls, le gouvernement et les medias dominants, caisses de résonance des deux premiers), beaucoup moins sur celui de Dieudonné et de ses « dérapages » – ce qui m’a évidemment été reproché, cette « neutralité de principe » (ne pas juger mais comprendre) pouvant être rapidement, et à tort, assimilée à une complaisance à l’égard de l’humoriste. Il n’en est rien. Dans l’analyse qui est la mienne, l’antisémitisme supposé de Dieudonné ne peut avoir de pertinence et d’intérêt que dans la mesure où il est prétexte à un renforcement du contrôle social sur la parole publique, pouvant déclencher la sanction pénale ou la censure. Cette position de principe invite aussi à ne pas céder à l’idéologie dominante, et à ne pas prendre pour argent comptant ce que disent les medias à propos de l’antisémitisme de Dieudonné. Cette question reste intacte et deux éléments nous conduisent même à y répondre par la négative. Examinons-les successivement.
La mauvaise foi, chose la mieux partagée par les médias dominants
Il est abusif d’assimiler la parole d’un humoriste à une quelconque prise de position politique. Dans ses sketchs, Dieudonné met en scène des personnages et des situations, il ne livre pas le fond de sa pensée. Ce que l’on reconnaît pour d’autres – quand Gaspard Proust se moque des palestiniens ou Pierre Desproges des juifs, il ne viendrait à l’idée de personne de penser qu’ils expriment là leurs opinions personnelles – doit valoir logiquement aussi pour lui. Son antisémitisme supposé n’est donc pas démontrable par ce procédé, à moins de faire preuve de mauvaise foi.
L’est-il autrement ? il est vrai que Dieudonné a été condamné à de multiples reprises, sous la pression de différentes associations de l’antiracisme institutionnel – mais ici encore ces verdicts sont à resituer dans les rapports de force politiques nettement défavorables à l’humoriste. De plus, une question se pose alors : pourquoi vouloir interdire préventivement les spectacles de l’humoriste, ce que permet la circulaire Valls, si le droit pénal est suffisant pour sanctionner les dérapages de l’humoriste ? et il l’est, comme l’expérience nous le montre. Autrement dit, que motive finalement la cabale politico-médiatique à l’encontre de l’humoriste si la loi Fabius-Gayssot permet de faire appliquer le droit républicain dans toute sa rigueur ?
La réponse s’impose alors par sa logique : si la classe politico-médiatique s’acharne à ce point sur Dieudonné alors que les outils juridiques sont suffisants pour sanctionner ses dérapages jugés antisémites, c’est qu’elle lui reproche autre chose. Une chose contre laquelle le droit pénal est impuissant. Pour savoir précisément quoi, il est nécessaire de se reporter au premier acte de la polémique, précisément en décembre 2003 lors de l’émission animée par Marc-Olivier Fogiel On ne peut pas plaire à tout le monde. L’objet du délit ? un sketch inattaquable mettant en scène un colon israélien – assez drôle et à peine caricaturé. Nul dérapage antisémite – comme on peut le vérifier ici – mais une critique acide de la politique coloniale israélienne et de la complaisance étasunienne vis-à-vis de celle-ci. Quand on considère les réactions hystériques provoquées par ce sketch – à peine moins fortes que celles d’aujourd’hui – on voit que c’est bien l’antisionisme le coupable, la dénonciation que fait Dieudonné de l’apartheid israélien pourtant dans le droit fil de son combat antiraciste des années 1990, et plus généralement sa critique radicale du colonialisme et de l’impérialisme.
Le rire de Yannick Noah, la colère de Philippe Tesson
Dieudonné subversif ? ce n’est évidemment pas l’image que nous en renvoient les médias qui ont choisi de l’enfermer dans la posture de l’antisémite révisionniste et fascisant, mais c’est une piste qui vaut la peine d’être suivie hors des sentiers battus et à contre-courant de la pensée dominante. C’est notamment celle que prend Vincent Gouysse, militant communiste marxiste-léniniste, dans ses réflexions sur l’affaire Dieudonné. Pour ma part, marxiste engagé, adepte de la pensée critique et ennemi du sens commun et du conformisme intellectuel, je ne pouvais rester indifférent à cette hypothèse paradoxale qui a le mérite de creuser le sillon sur des terres encore vierges… mais fertiles si l’on prend la peine de considérer la richesse du répertoire de l’humoriste. On pourra ainsi comprendre le rire de Yannick Noah. Dieudonné contre la pensée dominante : sa dénonciation du racisme, de la guerre impérialiste, des atrocités commises à Gaza, de George Bush, du néocolonialisme, de la Françafrique ou du mépris patronal sont autant de piques lancées dans le corps de la classe médiatico-politique, beaucoup plus représentatives de son travail, à mon sens, que ses outrances provocatrices dont les médias font leurs choux gras. Ce sont elles qui lui ont valu la fureur de Philippe Tesson et la répression brutale d’un système aux abois fragilisé par la crise du capitalisme, la montée en force de la contestation sociale et du mépris pour les politiques.
La démesure de l’affaire Dieudonné invite à chercher la vérité ailleurs que dans la version officielle : le droit suffit amplement pour sanctionner les paroles ou les écrits antisémites, nul besoin de mobiliser toute une classe politico-médiatique. Cette contradiction manifeste nous rappelle qu’il ne faut jamais prendre pour argent comptant la parole dominante. C’est ce doute salutaire qui guide mon travail de chercheur, c’est aussi lui qui a aiguillonné l’analyse que j’ai faite de cette affaire. Ces grandes crises politiques où tout avis nuancé est assimilé de facto à une forme déguisée de complaisance, et où toute complaisance vaut excommunication, nous en apprend finalement beaucoup plus sur l’état de notre société que le fonctionnement routinier de nos institutions. Ce pouvoir révélateur n’est pas le moindre intérêt de l’affaire Dieudonné.
Nicolas Bourgoin