Publié le : 12 juin 2014
Source : Valeurs Actuelles
Dénoncé par Julian Assange et Edward Snowden, l’espionnage universel par la technologie moderne, préalable à tout totalitarisme, eut en George Orwell et Aldous Huxley ses procureurs visionnaires.
Ni Julian Assange, le cybermilitant et rédacteur en chef de WikiLeaks, ni Edward Snowden, l’ex-agent de la National Security Agency qui dévoila le piratage des données numériques par les services secrets de son pays, ne se sont référés à George Orwell et à son célèbre roman 1984. Sans doute ne l’avaient-ils pas lu… Pourtant, ils auraient eu tout intérêt à se réclamer, moralement, de l’écrivain britannique en qui ils eussent pu saluer un précurseur : le premier des « lanceurs d’alerte » .
Composé entre 1947 et 1948, 1984 se présente comme un roman politique d’anticipation, une contre-utopie glacée mettant en garde contre les dérives vers toute « cité idéale » et le risque universel de totalitarisme. Parangon de rebelle individualiste, dans le sillage de Jonathan Swift, et modèle d’écrivain « engagé » avant Camus, George Orwell a, de son aveu, voulu faire de l’écrit politique un art. « Mon point de départ, écrivait-il, est toujours le sens de l’injustice. J’écris parce qu’il existe un mensonge que je veux montrer, et mon but initial est d’être entendu. Mais je ne pourrais effectuer ce travail d’écriture s’il ne s’agissait en même temps d’une expérience esthétique. » Il faut reconnaître qu’à cette double exigence, morale et esthétique, 1984 comme la Ferme des animaux sont scrupuleusement fidèles.
Que décrit Orwell dans son roman ? Un monde surgi des bouleversements provoqués par les guerres et divisé en grands blocs géopolitiques, l’Océania, l’Eurasia et l’Estasia, chacun dirigé par un régime totalitaire qui, pour conforter son pouvoir, perpétue les conflits avec les États voisins. Au sein de l’Océania, sous le regard omniprésent de Big Brother, une société de castes héréditaires vit dans un éternel présent et une inversion systématique des valeurs d’antan.
Le passé a été effacé ou réécrit, afin d’être constamment conforme à la vérité du moment, tandis que l’avenir ne saurait être que la répétition immuable d’un aujourd’hui entièrement contrôlé par le Parti unique et sa police de la pensée. Dans ce monde immobile, le ministère de la Vérité avalise le mensonge, celui de la Paix est responsable de la guerre et celui de l’Abondance gère la pénurie. Partout s’étalent les slogans sur lesquels est fondé le régime de Big Brother : « La guerre c’est la paix », « La liberté c’est l’esclavage », « L’ignorance c’est la force ». Les fondamentaux de la nature humaine ont été éliminés : la famille, l’amour, l’amitié, tandis que le langage, la novlangue, un idiome appauvri et stéréotypé, contribue à interdire le “crime par la pensée”. Dans ce monde totalitaire, où rien n’échappe à « l’infaillible et tout-puissant » Big Brother, « le pouvoir n’est pas un moyen mais une fin, la persécution a pour objet la persécution, la torture a pour objet la torture, le pouvoir a pour objet le pouvoir ».
Fonctionnaire au ministère de la Vérité et infime rouage du Parti, Winston Smith a pour tâche de truquer les archives afin de les rendre compatibles avec l’évolution de la ligne du Parti. Mais peu à peu, il prend conscience du caractère hérétique de ses pensées.
Une rencontre inopinée avec une jeune femme, Julia, affectée à l’expurgation de la littérature, va rompre son esseulement et conforter sa révolte. Défiant les interdits, Winston et Julia, qui se sont reconnus comme dissidents, se retrouvent clandestinement pour s’aimer et tenter de participer à une résistance à Big Brother. Ils croient savoir que d’autres rebelles se sont regroupés dans une Fraternité secrète, dont un membre important du Parti, O’Brien, serait le meneur occulte. Celui-ci leur laisse entendre qu’il dirige l’opposition à Big Brother et leur déclare qu’il les admet dans la Fraternité, sans leur laisser d’illusions : « Il vous faudra vous habituer à vivre sans espoir. Vous travaillerez un bout de temps, vous serez pris, vous vous confesserez et vous mourrez. Ce sont les seuls résultats que vous verrez jamais. »
La prédiction, de fait, ne tarde pas à se réaliser. Winston et Julia sont arrêtés par la police de la pensée et déférés devant son chef, qui n’est autre que O’Brien, qui soupçonne depuis longtemps Winston d’être un « criminel par la pensée ». Enfermé, torturé, il résiste jusqu’à la confrontation dans la salle 101 avec son pire cauchemar. Il trahit alors ce qui lui avait permis de résister, son amour pour Julia. Réduit à l’état de fantôme, il est mûr pour la rééducation, le lavage de cerveau qui fait de lui un repenti, servile admirateur de Big Brother : « La lutte était terminée. Il avait remporté la victoire sur lui-même. Il aimait Big Brother. »
Un an après la publication de 1984, George Orwell, « conscience glaciale de sa génération », s’éteignait à l’âge de 46 ans, hanté par l’image de notre avenir, « une botte écrasant un visage humain, à jamais ». Se définissant comme un « anarchiste conservateur », sentimentalement fidèle à une gauche dont il n’avait cessé de critiquer les illusions dangereuses et les compromissions honteuses, Orwell se voulait un moraliste. Il visait à mettre en lumière l’essence du totalitarisme, dont nul pays, fût-il le plus libéral, n’est à l’abri.
Longtemps, 1984 a été lu dans une perspective historique particulière, celle du stalinisme et de l’anticommunisme occidental des années d’après-guerre. Le modèle totalitaire mis en scène dans le roman empruntait à la fois au fascisme et au communisme, mais les dictatures de Hitler et de Mussolini ayant été éliminées, la référence dominante demeurait le régime stalinien. Et le succès de 1984, tout comme les attaques violentes dont le livre fut l’objet, était tributaire de cette lecture partisane par les contempteurs ou les thuriféraires des régimes communistes dans le monde jusqu’à la chute de l’URSS.
Le communisme étant aujourd’hui résiduel, il est enfin possible de dégager l’intention d’Orwell et le message de 1984 dans une lumière intemporelle. La surveillance généralisée, dont le slogan : « Big Brother vous regarde » est le symbole, se confond, depuis le développement d’Internet et de l’espionnage électronique, avec la puissance anonyme, désincarnée, abstraite de la technique et le contrôle croissant de la vie sociale.
Indépendamment de la forme politique qu’il lui a donnée dans 1984, Orwell a eu le pressentiment de la mise en place de ce pouvoir invisible et irresponsable de la machine et la conscience du risque encouru par nos fragiles démocraties : l’emprise de l’ignorance, l’éradication de l’esprit critique, la manipulation du langage, aboutissant à une société lobotomisée, mécanisée, servile et amoureuse de sa servitude. Si la critique du totalitarisme politique dans 1984 apparaît datée, sa mise en garde contre le totalitarisme soft de la technique et de la rationalisation de la société garde toute sa pertinence.
Cet avertissement, un autre écrivain britannique, aux antipodes d’Orwell, l’avait exprimé avant lui : Aldous Huxley, dans son roman, le Meilleur des mondes paru en 1932. Visionnaire, le Meilleur des mondes l’est d’une autre façon, et sans doute davantage que 1984.
L’action se situe en l’an 632 de Notre Ford, après qu’une guerre mondiale a détruit l’ancien monde et imposé un Etat mondial, croisement de république platonicienne et de modèle utilitarisme à la Bentham.
Dans cette société idéale, le mode de reproduction naturel a été banni au profit du clonage, permettant de produire le nombre optimal d’individus correspondant à chaque fonction sociale et aux besoins précis du marché du travail. Au cours de leur développement, les embryons sont conditionnés par des slogans répétitifs destinés à inculquer une morale commune et à éliminer le libre arbitre. Ainsi, castes dirigeantes, Alpha et Bêta , et classes inférieures, Gamma, Delta et Epsilon, sont vouées a coexister sans heurts ni conflits.
Bien qu’appartenant à l’élite dirigeante, deux personnages, Bernard Marx et son ami Helmholtz Watson, incarnent la dissidence face au « brave new world ». Comme dans 1984, c’est de l’amour pour une femme, la « pneumatique » Lénina Crowne, que surgira la révolte de Bernard et son inévitable échec.
Alors que 1984 imposait la vision d’un monde inacceptable, reposant sur la contrainte et la peur, le Meilleur des mondes suggère un mal issu de l’angélisme et suscitant une adhésion volontaire. Un monde idyllique, une dictature parfaite, une prison sans barreaux où les prisonniers, génétiquement conditionnés, communient dans l’amour de la servitude. Cet avenir « radieux » Aldous Huxley, dans Retour au meilleur des mondes, publié un quart de siècle après son roman visionnaire, le voyait prêt à se réaliser. Sous les apparences extérieures de la démocratie et sous la pression de la surpopulation et du besoin d’un ordre mondial, s’imposera une dictature doucereuse où, contre ces succédanés de bonheur, du pain et des jeux, les hommes abdiqueront l’insupportable fardeau de la liberté. Nous voici aux portes de ce « cauchemar climatisé ».
Bruno de Cessole