Publié le : 1er juillet 2014
Source : lefigaro.fr
Les élus du suffrage universel sont dépossédés de leurs pouvoirs par les juges européens, s’inquiète Christophe Beaudouin, directeur de l’Observatoire de l’Europe.
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Il ne s’agit pas de juger ici du bien-fondé de telle jurisprudence, de savoir si elle s’inscrit dans l’humanisme ou le progrès, mais de rappeler que de véritables révolutions du droit se produisent hors de la volonté démocratique. C’est la raison pour laquelle le général de Gaulle avait refusé de ratifier la Convention européenne des droits de l’Homme.
L’Europe du marché et de la monnaie est ainsi prolongée par l’Europe des droits et libertés, dont le juge suprême est la Cour de Strasbourg. Aux 27.000 actes juridiques de l’Union européenne aujourd’hui en vigueur, représentant environ 82% de nos lois nouvelles, il faut en effet ajouter quelques 33.000 arrêts de cette Cour des droits de l’Homme. Qu’il s’agisse de l’économie, du droit ou des valeurs, le Politique a lâché le gouvernail. Il l’a cédé à des autorités techniciennes transnationales.
Juridisme éclairé
Tel droit n’est pas reconnu par la Convention ? Qu’à cela ne tienne, la Cour EDH le bâtit, par une stratégie d’encerclement de la législation nationale en cause.
Ainsi, elle ne condamne pas l’interdiction de la gestation pour autrui par la loi française. Elle lui reproche le vide juridique que cette interdiction crée pour l’identité de l’enfant né par mère porteuse à l’étranger. Elle exige donc que la France reconnaisse la filiation biologique liant l’enfant à son ou ses commanditaires.
Sur la fin de vie, elle ne reconnaît pas (pour le moment) de droit à l’euthanasie, mais édifie par petites touches un droit individuel au suicide assisté, au nom du respect de la vie privée garanti par l’article 8. Chacun a le « droit de décider de quelle manière et à quel moment sa vie doit prendre fin » (Haas c Suisse, 2011).
Par la création d’obligations périphériques, elle oblige les États à légiférer pour étendre infiniment l’indépendance individuelle : « droit d’opérer des choix concernant son propre corps » (Pretty c Royaume Uni, 2002), « d’établir les détails de son identité d’être humain » pour les LGBT (Goodwin c Royaume Uni, 2002), avortement en Pologne et en Irlande, diagnostic préimplantatoire en Italie.
Cette logique libérale conduit aussi la Cour à promouvoir non pas le primat de la culture européenne, mais le multiculturalisme. Elle n’a validé la loi interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public que parce qu’elle n’empêche pas le port du Hijab (seulement la Burqa et le Niqab) et que l’amende est faible. Elle lui reproche néanmoins son « ingérence permanente » dans les droits identitaires et religieux des jeunes femmes concernées et l’islamophobie qui a entouré son adoption (SAS c France, 2014). L’article 9 justifie le libre port d’une tenue islamique dans la rue (Arslam c Turquie, 2010) ou telle méthode d’abattage rituel (Tsedek c/ France, 2000). C’est l’exigence européenne du « compromis réciproque » entre immigrants et pays d’accueil (UE, Comm. 2005), en rupture avec la tradition républicaine d’assimilation.
La Cour use de la « marge d’appréciation » des États comme d’un accordéon pour poser à son aise sa jurisprudence téléologique. Juge-missionnaire comme son homologue de Luxembourg, elle n’applique pas strictement les articles de la Convention, elle les sollicite pour leur faire dire ce qu’ils ne disent pas, condamne les États et suit ses propres vues.
Culture « hors sol » de l’individu
Les magistrats européens et les juristes qui les entourent sont ici largement influencés par les conceptions anglo-américaines du droit (doctrine Laws and Economics) qui tendent à réduire chacun à sa seule utilité. Le juge n’est plus qu’un distributeur de droits individuels, comme on distribue des armes. Il s’ensuit une dissolution du Droit comme Bien commun et sa « pulvérisation en droits subjectifs » que craignait le doyen Carbonnier.
Il contribue ainsi à la déterritorialisation du droit et du pouvoir qui accompagne l’abolition générale des limites, distinctions et hiérarchies. Arraché à l’humus, voici l’Homme disponible pour l’échange et la consommation.
Au nom de la non-discrimination absolue, chacun exige sans limite son « droit à » avoir un enfant, louer son ventre, disposer de sa mort, changer de genre, se marier, immigrer, se voiler, décrocher un statut de victime… Des juristes néerlandais parlent de « Me-society » : la société-Moi.
De même, les multinationales peuvent faire du law-shopping, mettre les lois en concurrence et s’immatriculer là où le droit social est le moins contraignant (CJUE, Viking, Laval, 2005). Le droit applicable ne dépend plus du territoire mais de la personne. Serait-ce le retour au vieux système de la personnalité des lois ? Le juge demandait à chacun : « Sous quelle loi vis-tu ? » Et il lui appliquait le régime de sa tribu. C’était au Vème siècle, dans la Gaule des rois barbares.
Christophe Beaudouin