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Ukraine : mettre la politique au poste de commande – Par Jacques Sapir

30 août 20140
Ukraine : mettre la politique au poste de commande – Par Jacques Sapir 3.67/5 3 votes

Publié le : 29 août 2014

Source : russeurope.hypotheses.org

 

Il est désormais plus que temps que la politique reprenne ses droits dans la crise ukrainienne. Mais, ceci implique en premier lieu qu’un cessez le feu soit rapidement conclu entre les gouvernement de Kiev et les insurgés. C’est vers ce résultat que devraient tendre toutes les énergies. Mais, on doit constater que ce n’est pas le cas, et que l’hystérie antirusse se fait très présentes dans les médias. Il faut alors rappeler ici plusieurs points qui semblent avoir été systématiquement oubliés dans les commentaires que l’on peut lire ou entendre sur la situation en Ukraine.

(1) Le gouvernement de Kiev a employé une force disproportionnée qui a aboutit à des pertes civiles et des destructions sans nombres dans les villes tenues par les insurgés. Les bombardements sans discrimination entre cibles militaires et civiles ont été très nombreux. On peut ici formuler le soupçon que les chefs militaires des forces de Kiev ont délibérément voulu punir les populations et ont cherché à procéder à un nettoyage ethnique en provoquant l’exode des populations russophones. Tout ceci constitue autant de « crimes de guerre ». Il est frappant que, jusqu’à une période très récente, en fait jusqu’au samedi 23 août, il n’y ait pas eu de reportage sur le sujet sur les « grandes » chaînes de télévision. La presse française, d’habitude – et c’est son honneur – si prompte à s’émouvoir a été sur l’Est de l’Ukraine bien longtemps et bien étrangement silencieuse. Était-ce parce que les victimes étaient « ethniquement » russes comme l’on dit ? Croire que la Russie, qu’il s’agisse de l’État Russe ou de la population de la Russie, pouvait se désintéresser du sort de ces populations était une profonde illusion, et une profonde erreur. De fait, croire que la Russie pourrait adopter une attitude de stricte neutralité par rapport à ces événements n’avait aucune base. La Russie a pris, jusqu’à ces derniers jours, une position de non-belligérance. La présence de volontaires russes, qui seraient environ 3000 dans les forces insurgées, témoigne du profond mouvement de sympathie que le sort fait aux populations de l’Est de l’Ukraine a suscité.

(2) La présence de troupes russes est alléguée par les autorités de l’OTAN, et bien entendu par le gouvernement de Kiev. Le gouvernement russe dément ces accusations. L’OTAN estime, pour l’instant, autour d’un millier le nombre de soldats russes. Notons que, même si l’OTAN a raison sur ce point, ce nombre de soldats est parfaitement insuffisant pour expliquer l’effondrement militaire que les forces de Kiev ont subi ces derniers jours. On estime en effet à 50 000 le nombre de soldats (de l’Armée et de la Garde Nationale) qui sont engagés dans les opérations contre les insurgés. Ces derniers n’alignent, quant à eux que des effectifs d’environ 15 000 hommes. Si la présence de ces troupes russes était confirmée, elles n’auraient pu jouer qu’un rôle local et marginal dans les combats qui ont eu lieu depuis ces derniers jours. Leur présence ne saurait donc expliquer les défaites multiples subies par les forces de Kiev. Elle ne permet pas, non plus, de comprendre pourquoi les forces ukrainiennes sont en train de s’effondrer au sud de Donetsk et autour de Marioupol.

Carte 1

De ce point de vue, il est significatif que le Département d’État du gouvernement des États-Unis parle aujourd’hui d’« incursion » et non, comme de nombreux journalistes d’« invasion ». Cela signifie que le problème est politique et non militaire. Il est clair que, si elle est avérée, cette présence de troupes russes n’est pas acceptable et que la Russie doit retirer ces troupes au plus vite. La Russie doit, si c’est le cas, revenir à une position de non-belligérance et les pays de l’Union européenne et les États-Unis se garder de tomber dans le piège tendu par Kiev qui, à l’évidence, cherche à internationaliser le conflit.

(3) Les mots ont un sens. En utilisant systématiquement le terme d’« invasion » certains journalistes français commettent une double erreur. D’un part, ils réactivent dans notre mémoire collective l’image des invasions que notre pays a subies à de nombreuses reprises dans l’histoire. Quand on parle d’invasion, on pense immédiatement à des centaines de milliers d’hommes déferlant sur les frontières. Or, on voit bien qu’il ne s’agit absolument pas de cela en Ukraine. D’autre part, ce faisant, ils prennent parti pour le gouvernement de Kiev. Cela pose alors le problème du pluralisme d’opinion au sein des différents organes de presse, qu’il s’agisse de la presse écrite ou de la presse audio-visuelle.

(4) Ces mêmes journalistes prétendent que du matériel « russe » serait entre les mains des insurgés, ce qui « prouverait » l’implication de la Russie au profit de ces derniers. Il faut ici savoir que les insurgés ont capturé depuis ces derniers mois des quantités importantes d’équipement et de matériel sur les forces de Kiev. Les insurgés font état de plus de 200 blindés (chars, mais aussi véhicules de combat d’infanterie et canons automoteurs) capturés au combat((Du 16 au 23 août les insurgés ont capturé 14 T-64s (chars), 25 VCI (Véhicule de Combat d’Infanterie), 18 VTT (Véhicule de Transport de Troupes), 1 ARV, 1 lance-roquette “Uragan”, 2 Obusiers automoteurs “Gvozdika”, 4 obusiers D-30, 4 mortiers de 82-mm, 1 affut de DCA ZU-23-2, 33 voitures. Du 20 juin au 23 août to August 23 ont été capturés (en plus des matériels détruits) sur les forces de Kiev : 79 T-64s (chars), 94 VCI (essentiellement des BMP-2 et BMP-3), 57 VTT (essentiellement des BTR-70 et 80 à huit roues), 3 véhicules blindés du génie, 24 lance-roquettes multiples (de 122-mm) BM-21 “Grad”, 3 lance-roquettes “Uragan”, 2 automoteurs d’artillerie 2C4 “Tulip”, 6 Obusier automoteurs 2C9 “Nona”, 27 obusiers automoteurs 2C1 “Gvozdika”, 14 obusiers D-30, 36 mortiers de 82-mm, 19 affûts doubles de DCA de 23-mm ZU-23-2, 157 voitures et camions.)).

De plus, au début de l’insurrection, les insurgés ont pris des dépôts de l’armée et de la police, ou du matériel – en général ancien – était entreposé. Au total, ce sont donc des quantités importantes, et qui permettent d’équiper des forces de la taille de celle des insurgés (15 000 hommes environ). Ces matériels sont des matériels soviétiques, soit produits dans les années 1980 et le début des années 1990. Les différentes images dont on dispose montrent ces matériels, et même des matériels bien plus anciens. Rien ne vient accréditer l’idée que la Russie aurait livré des armes aux insurgés. Maintenant, on doit aussi dire que des livraisons ponctuelles d’armes, que ces dernières aient été décidées par le gouvernement ou qu’elles aient eu lieu de manière illégale, sont parfaitement possibles. Mais, pour l’heure, le matériel dont disposent les insurgés semble être pris sur les forces de Kiev.

L’urgence d’un cessez-le-feu

Je l’ai dit déjà à plusieurs reprises, un cessez-le-feu est nécessaire et il faut trouver des solutions politique pour éviter l’escalade dans cette crise. Il faut que le gouvernement de Kiev accepte de discuter avec les insurgés, ce qui équivaut à reconnaître de fait leur légitimité. Tant qu’il se refusera à cela, la situation ne peut qu’empirer, non seulement sur le terrain mais aussi politiquement. Les troupes de Kiev se sont, sur certains points du front, débandées en abandonnant équipement et munitions. D’autres sont aujourd’hui encerclées. Le Président russe, M. Vladimir Poutine, a d’ailleurs demandé aux insurgés que leur soit ouvert un corridor humanitaire pour que ces troupes puissent être évacuées par la Russie. On voit bien le caractère dramatique de la situation. Dans le même temps, les forces de Kiev continuent de bombarder les populations civiles. On voit donc bien qu’il est désormais urgent que l’on aboutisse à un arrêt des combats. Cependant, si un cessez-le-feu peut être établi dans les jours qui viennent, ce qui n’est pour l’heure nullement acquis, il faudra le garantir dans la durée. Ceci implique, à terme, des troupes d’interposition, sous le mandat des Nations Unies, pour stabiliser la situation sur le terrain, et éviter de nouvelles provocations, de part et d’autre, qui seraient un prétexte à la reprise des combats. Mais, ces troupes ne pourront vraisemblablement pas être des troupes des pays de l’Union européenne, de l’OTAN ou de la Russie. Des troupes des pays de l’UE et de l’OTAN seraient inacceptables pour les insurgés, et des troupes russes le seraient tout autant pour Kiev. Il faudra donc avoir recours aux pays émergents, au Brésil, à l’Inde, voire à la Chine. On doit ici mesurer le poids du symbole. Que des « casques bleus » des pays émergents viennent assurer des taches d’interposition en Europe sera la démonstration la plus éclatante, la plus parfaite, de la faillite de l’Union européenne et de son incapacité, contrairement à ses prétentions, à garantir la paix. Cela serait aussi une démonstration de la réalité du monde multipolaire du XXIème siècle.

Quelle solution politique ?

Un cessez-le-feu n’est pas un objectif en soi, même si un arrêt des combats est aujourd’hui urgent. Il doit permettre qu’émerge une solution politique à cette crise. Or, on mesure depuis la fin du mois de février l’ampleur des erreurs tragiques qui ont été commises, que ce soit par les dirigeants de Kiev et par les dirigeants de l’Union européenne. En refusant dans les premiers jours de mars des garanties sur les droits culturels et linguistiques des populations de l’Est de l’Ukraine, les premiers ont rendu inévitables l’insurrection. En refusant l’hypothèse d’un fédéralisme étendu, en engageant les hostilités avec la prétendue « Opération Anti-Terroriste », ils ont provoqué une rupture, peut-être définitive, avec les insurgés. Quant aux pays de l’UE, ils ont beaucoup tardé avant de dire au gouvernement ukrainien qu’il n’était pas question pour lui d’adhérer à l’UE. De ce fait, ils ont entretenu des illusions dangereuses parmi les dirigeants de Kiev. Ils se sont aussi refusés de faire pression de manière décisive sur ce gouvernement pour qu’il accepte, quand il en était encore temps (soit en avril et en mai 2014) un fédéralisme étendu, sur le modèle du fédéralisme asymétrique canadien, dont bénéficie le Québec. A cet égard, ces dirigeants ont leur part de responsabilité dans la crise ukrainienne. Enfin, troisième et décisive erreur, en prenant pour argent comptant les déclarations de Washington sur les responsabilités dans le drame de l’avion de la Malaysian Airline (le MH17), et ce alors que l’on pouvait avoir de très forts doutes sur la thèse de Washington, ils ont contribué à convaincre le gouvernement russe d’une mauvaise foi systématique de l’UE sur le dossier ukrainien.

Aujourd’hui, alors qu’il est clair que ni les États-Unis, ni l’OTAN, ni l’UE ne viendront militairement au secours de Kiev, les options ouvertes pour des négociations sont en réalité des plus réduites. Elles se réduisent à deux cas de figure : une reconnaissance de l’existence des autorités insurgés et de l’autonomie de Novorossiya dans le cadre de la nation ukrainienne (sur le modèle de la province autonome du Kurdistan en Irak aujourd’hui) ou une indépendance de facto de l’entité nommée Novorossiya, mais qui ne serait pas reconnue par la communauté internationale. Nous aurions, alors, un nouveau « conflit gelé » en Europe, et ce dernier s’accompagnerait de tensions de longues durées avec la Russie. Voilà qui accélèrerait le basculement de ce dernier pays vers l’Asie, avec des conséquences commerciales importantes pour les pays de l’UE.

Je l’ai écrit et dit à de multiples reprises, je reste persuadé que la meilleure solution est celle d’une large autonomie dans le cadre national ukrainien. Cette solution permet à des relations économiques importantes d’exister. Or, sans le charbon du Donbass, avec une situation de conflit gelé, les perspectives économiques pour l’Ukraine sont catastrophiques. L’Union Européenne n’aura pas les moyens de porter à bouts de bras le pays. Les insurgés doivent aussi, de leur côté, accepter le fait de faire nominalement partie de l’Ukraine, tout comme le gouvernement du Kurdistan a accepté sa subordination nominale au gouvernement irakien. Des raisons sociales et humaines militent fortement pour une telle solution.

Puisque l’UE a fait faillite sur la gestion du dossier ukrainien, comme sur beaucoup d’autres, la France s’honorerait et tirerait profit (car il n’est pas interdit d’associer l’utile à l’honorable) d’une prise de position rapide et sans équivoque en faveur d’une telle option. Faute que cela soit fait, on peut s’attendre à ce que, de proche en proche, s’impose l’option de l’indépendance de facto de Novorossiya, avec toutes les conséquences désastreuses que l’on peut deviner pour l’Europe.

Jacques Sapir

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