Publié le : 29 août 2014
Source : agenceinfolibre.fr
Gideon Levy constate qu’il est impossible de ne pas se demander : Comment fait un journaliste – et pas le plus lu ou le plus largement distribué du pays- pour devenir l’objet de tant de rage et de haine ?
_____
C’était il y a quatre ans. Le journal britannique « The Independent » publiait une interview sous le titre: « Gideon Levy est-il l’homme le plus haï en Israël ou tout simplement la plus héroïque ? » La question était sans fondement – je n’étais pas le plus détesté, et certainement pas le plus héroïque. À l’été 2014, la réponse aurait été plus succincte – je suis le plus détesté, en second lieu seulement après Khaled Mechaal. Désagréable, mais pas si terrible, à ce stade. Le narrateur ne doit pas devenir l’histoire; un journaliste est toujours un moyen, pas une fin.
Et pourtant, il est impossible d’ignorer la question troublante: comment un journaliste – et pas le plus lu ou le plus largement distribué – peut-il devenir l’objet d’autant de rage et de haine ? Comment un petit miroir brisé, une mini lampe de poche, est capable de susciter tant de fureur ? Comment se fait-il que tant d’israéliens, de gauche et de droite, du nord au sud, aient pu former une seule voix pour souffler leur colère ?
Il ne se peut que même les derniers des incitateurs soient des gens consciencieux. Eux aussi sentent, apparemment, que quelque chose brûle sous leurs pieds, sous les tapis de justifications étendus en défense pour eux-mêmes. Sinon, pourquoi bouillonnent-ils dans une telle rage ? Et pourquoi ne sont-ils plus sûrs d’être dans leur droit ?
La vérité, c’est que je suis très fier de ce que j’ai écrit durant cette guerre malheureuse et j’ai honte des réponses – qui en ont dit plus sur la société israélienne qu’eux-même à propos de ce que j’ai écrit. C’est une société qui se refuse à la mort, fuyant les nouvelles et se mentant à elle-même dans sa propagande et sa haine.
Aucune autre guerre ne m’avait retourné l’estomac, chaque jour et chaque heure, comme celle-ci l’a fait. Les images horribles de Gaza me hantaient. Elles n’étaient presque pas montrées dans les médias israéliens, les plus grands collaborateurs volontaires de cette guerre. Je pensais que c’était impossible de ne pas être consterné par les crimes à Gaza, qu’il était correct d’exprimer de la compassion pour ses habitants, que 2.200 personnes tuées était une affaire scandaleuse – indépendamment du fait qu’ils soient palestiniens ou israéliens. Je pensais que c’était normal d’avoir honte, qu’il était nécessaire de se rappeler que certaines personnes portent la responsabilité de la brutalité, et ces gens ne sont pas seulement le Hamas, mais d’abord et avant tout les israéliens, leurs chefs, leurs commandants et même leurs pilotes.
Pour l’israélien moyen, qui a pris l’habitude de blâmer les arabes et le monde entier pour tous les torts de son pays, c’était trop, certainement à un moment de la guerre. J’ai pensé qu’il était de mon devoir d’exprimer mes sentiments en temps réel, dans le temps de la vérité. Je savais que cela ne ferait pas beaucoup de différence, mais je sentais que les choses devaient être dites. La majorité absolue des israéliens pensait autrement. Ils pensaient que la comparaison entre le sang des israéliens et des palestiniens était un péché. Ce sentiment que la consternation est une trahison, que la compassion est une hérésie et que cerner la responsabilité est un crime inexpiable.
Eh bien, chers amis, l’histoire a prouvé depuis longtemps que la majorité lobotomisée n’a pas toujours raison, et certainement pas quand elle tombe sur la minorité négligeable avec une si féroce agression.
Je couvre l’occupation israélienne depuis 30 ans. Je l’ai vu peut-être plus que toute autre (à l’exception d’Amira Hass). C’est mon péché originel. C’est aussi ce qui a forgé ma conscience plus que toute autre chose. J’ai entendu tous les mensonges, constaté l’ampleur des injustices qui sont toujours en cours.
Maintenant, ils ont atteint un autre de leurs ignobles nadirs dans cette maudite guerre. C’est cela que j’ai écrit sur ce sujet et c’est cela que le Haaretz a relayé, devenant ainsi une autre cible de la haine. Ce n’était pas seulement notre droit; c’était notre obligation professionnelle.
Les regards méchants dans la rue, les malédictions et les attaques n’ont fait aucune différence. Pas plus pour eux. L’aile droite des voyous, le centre de l’indifférence, de la complaisance, du doute-libre, même la soi-disant gauche toujours béate, qui a prétendu que je « détruisais la gauche », tous sont entrés dans un chœur strident, ce qui prouve que les différences entre eux sont plus petites qu’il n’y paraissait.
Il y a eu suffisamment de gens qui ont écrit et parlé, ad nauseam, sur la priorité d’Israël, qui est toujours absolue et sur la victime juive, qui est la seule victime dans le monde. Je voulais ainsi dire autre chose – et l’opinion de la majorité est presque devenue folle furieuse. Alors, qu’ils se mettent en colère, qu’ils me détestent, qu’ils m’attaquent et m’ostracisent – je vais continuer à faire mon truc.
Gideon Levy
Traduction Rochelle Cohen pour Agence Info Libre – Source: Haaretz – 27 août 2014