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« La Russie nous surprendra toujours » – Entretien avec Emmanuel Todd

1 septembre 20140
« La Russie nous surprendra toujours » – Entretien avec Emmanuel Todd 5.00/5 3 votes

Publié le : 28 mai 2014

Source : herodote.net

L’historien Emmanuel Todd a entrevu en 1976 la fin de l’URSS avec un essai au titre provoquant : La chute finale. Aujourd’hui, dans un entretien inédit avec Herodote.net, il prend à nouveau l’opinion à rebrousse-poil en annonçant la renaissance de la Russie et l’effondrement de l’Ukraine. Avec des chiffres que nos dirigeants auraient intérêt à méditer.

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Herodote.net : Vous tentez de comprendre les sociétés humaines et entrevoir leur futur à travers leurs indicateurs démographiques. Depuis quarante ans, la Russie est l’un de vos terrains de chasse favoris. Cela tombe bien. Au moment où elle fait à nouveau trembler l’Europe, dites-nous comment vous la percevez.

Emmanuel Todd : En 1976, j’avais découvert que la mortalité infantile était en train de remonter en URSS et ce phénomène avait troublé les autorités soviétiques au point qu’elles avaient renoncé à publier les statistiques les plus récentes. C’est que la remontée de la mortalité infantile (décès avant l’âge d’un an) témoignait d’une dégradation générale du système social et j’en avais conclu à l’imminence de l’effondrement du régime soviétique.

Aujourd’hui, disons depuis quelques mois, j’observe à l’inverse que la mortalité infantile dans la Russie de Poutine est en train de diminuer de façon spectaculaire. Parallèlement, les autres indicateurs démographiques affichent une amélioration significative, qu’il s’agisse de l’espérance de vie masculine, des taux de suicide et d’homicide ou encore de l’indice de fécondité, plus important que tout. Depuis 2009, la population de la Russie est repartie à la hausse à la surprise de tous les commentateurs et experts.

C’est le signe que la société russe est en pleine renaissance, après les secousses causées par l’effondrement du système soviétique et l’ère eltsinienne, dans les années 1990. Elle se compare avantageusement, sur de nombreux points, à bien des pays occidentaux, sans parler des pays d’Europe centrale ou de l’Ukraine, laquelle a sombré dans une crise existentielle profonde.

La mortalité infantile

La mortalité infantile (décès avant l’âge d’un an pour mille naissances) est sans doute l’indicateur le plus significatif de l’état réel de la société. Il dépend en effet tout à la fois du système de soins et des infrastructures, de la nourriture et du logement dont disposent les mères et leurs enfants, du niveau d’instruction des mères et des femmes en général…

Le graphique ci-dessous témoigne des progrès spectaculaires accomplis par les trois pays issus de l’ancienne URSS depuis la fin du XXe siècle. La Russie, partie de très haut (plus de 20 décès pour mille naissances) a rattrapé l’Ukraine et se situe à peine au-dessus des États-Unis.

Plus déroutants encore sont les progrès de la Biélorussie, qui se situe désormais au niveau de la France (3 pour mille). Qui l’eut cru de ce « trou noir » au milieu de l’Europe, dirigé par un obscur autocrate ? On verra qu’en tous points la Biélorussie colle à la Russie. Les deux pays ont des structures familiales similaires et la Biélorussie, au contraire de l’Ukraine, se satisfait d’une indépendance restreinte.

Mortalité infantile comparée en Russie, en Ukraine, en France... (Herodote.net, 2014)

Herodote.net : Mais quelle fiabilité pouvons-nous accorder à ces statistiques ?

Emmanuel Todd : La plus grande qui soit. Les données démographiques ne peuvent pas être trafiquées car elles ont leur cohérence intrinsèque. Les individus dont on a enregistré un jour l’acte de naissance doivent se retrouver dans les statistiques à tous les grands moments de leur existence et jusqu’à leur certificat de décès. C’est pour cela que le gouvernement soviétique a cessé de publier les taux de mortalité infantile quand ils lui ont été défavorables.

Ça n’a rien de comparable avec les données économiques ou comptables que l’on peut allègrement trafiquer comme l’ont fait le gouvernement soviétique pendant plusieurs décennies ou les experts de Goldman Sachs quand ils ont dû certifier les comptes publics de la Grèce pour lui permettre d’entrer dans la zone euro…

Les cigognes retrouvent le chemin de la Russie

L’indice de fécondité (nombre moyen d’enfants par femme) témoigne du renouveau démographique de la Russie même s’il est encore inférieur au seuil de remplacement des générations (comme dans tous les pays développés). Relevons dans les comparaisons ci-dessous l’effondrement de la Pologne catholique qui, visiblement, n’a pas profité de son entrée dans l’Union européenne.

Russie
Biélorussie
Ukraine
Pologne
France
Allemagne
États-Unis
1993
1,7
1,8
1,8
2,0
1,8
1,4
2,0
1999
1,2
1,3
1,3
1,5
1,7
1,3
2,0
2005
1,4
1,2
1,2
1,2
1,9
1,3
2,0
2013
1,7
1,6
1,5
1,3
2,0
1,4
1,9

Source : World Population Data Sheet / INED, Population & Sociétés.

Herodote.net : Ce regain de vitalité de la Russie est donc une surprise pour vous ?

Emmanuel Todd : Oui, tout à fait. Dans Après l’Empire, un essai consacré aux États-Unis et publié en 2003, j’ai envisagé cette éventualité dans un chapitre intitulé « Le retour de la Russie » mais je n’avais aucune donnée statistique me permettant de l’étayer. Je faisais seulement confiance à ma perception de la société russe, de ses structures familiales et étatiques.

C’est peu dire qu’elle n’est pas partagée par mes concitoyens. Dans les dernières années, j’ai été exaspéré par le matraquage anti-russe de la presse occidentale et en particulier française, avec Le Monde au coeur du délire !

Herodote.net : Vous exagérez !

Emmanuel Todd : Pas du tout. Ces médias ont réussi à aveugler l’opinion sur le redressement spectaculaire de la première puissance militaire du continent européen ! Ce faisant, je ne crains pas de le dire, ils nous ont mis en situation de risque.

La CIA s’est elle-même laissée abuser par ses préjugés. En se focalisant sur le désastre démographique des dernières décennies du XXe siècle, elle a cru à la disparition prochaine de la Russie. De même que l’Union européenne, elle a mal évalué les nouveaux rapports de force entre la Russie et ses voisins et c’est comme ça que, de maladresse en maladresse, on a abouti à l’annexion de la Crimée et à la guerre civile en Ukraine.

Herodote.net : Vous oubliez Poutine, sa brutalité, son homophobie…

Emmanuel Todd : Sur l’homophobie, je ne suis pas compétent, même si je suis à titre personnel favorable au mariage pour tous. Le magazine Marianne m’a confié il y a quelques semaines l’analyse d’un sondage sur la sexualité politique des Français et j’avoue que ça m’a beaucoup amusé…

Plus sérieusement, c’est vrai que le président russe n’a rien d’un social-démocrate ou d’un libéral. Interrogé par Le Point en 1990, j’avais dit qu’il ne fallait pas imaginer que la Russie devienne un jour une démocratie à l’anglo-saxonne. Ses structures familiales et étatiques s’y opposent tout autant que la violence inscrite dans son Histoire.

Mais la « poutinophobie » ambiante nous a masqué l’essentiel, ce que révèlent de façon claire les indicateurs démographiques : la chute de l’URSS a accouché d’une grande société moderne et dynamique, avec notamment un haut niveau d’éducation hérité de l’ère soviétique, des filles plus nombreuses que les garçons à l’Université et un bilan migratoire positif qui atteste de la séduction qu’exerce encore la société russe et sa culture sur les populations qui l’environnent.

Cela débouche sur ce que je qualifie faute de mieux de « démocratie autoritaire » ; un régime fort et même brutal, qui a néanmoins le soutien implicite de la grande majorité de la population.

Les filles à l’assaut de l’Université

Le pourcentage de filles par rapport aux garçons dans l’enseignement supérieur est un indicateur intéressant du degré de modernité d’une société et de la place qu’y tiennent les femmes ou qu’elles sont appelées à y tenir (source : OCDE, 2013).

Suède
Russie
France
États-Unis
Allemagne
140 filles pour 100 garçons
130
115
110
83

Herodote.net : Permettez-moi d’insister mais un président issu du KGB, la police politique soviétique, ça n’a rien de très moderne.

Emmanuel Todd : Et alors ? Le KGB et son avatar actuel, le FSB, sont des viviers pour les élites russes. Hélène Carrère d’Encausse a dit, en ironisant, qu’ils sont l’équivalent de l’ENA pour la France. Disons qu’ils participent de la nature violente du pays !

Le spectre d’Ivan le Terrible s’éloigne

Sur le chapitre des moeurs, on note de lentes améliorations en Russie, qu’il s’agisse des taux de suicide et d’homicide ou de l’espérance de vie masculine, longtemps plombée par l’alcoolisme et la violence.

taux de suicide (décès pour 100.000 habitants)
taux d’homicide (décès pour 100.000 habitants)
espérance de vie masculine
1998
35,5
22,9
61 ans
2010
30
10
64 ans

Pour rappel, le taux de suicide est de 16 pour 100.000 habitants en France (2008) ; le taux d’homicide est de 4,2 pour 100.000 habitants aux États-Unis et de 1 pour 100.000 habitants en France (2013).

Les graphiques ci-dessous représentent l’espérance de vie à 60 ans des femmes et des hommes. Ils témoignent du retard accumulé par l’URSS depuis les années 1950 et du redressement récent, qui demeure fragile.

Espérance de vie à 60 ans (Herodote.net, 2014)

Herodote.net : Vous nous assurez que la société russe se porte plutôt bien mais son économie, elle, va mal.

Emmanuel Todd : En matière d’économie, je ne veux pas trop m’engager. Notons simplement que les 1,4% de croissance de la Russie et son taux de chômage de 5,5% feraient pâlir d’envie le président Hollande. Et pour ne pas l’accabler, je ne dirai rien de l’indice de popularité de son homologue russe.

Mais il est vrai que la Russie vit pour l’essentiel sur une économie de rente fondée sur l’exploitation de son sous-sol et, de plus en plus, sur son agriculture. Pour le reste, elle s’en tient à une politique protectionniste destinée à protéger ce qui reste de son industrie.

Le pays a deux atouts : un territoire immense de 17 millions de km2 plein de richesses potentielles et une population de 144 millions d’habitants (2013) qui compte encore beaucoup de scientifiques de haut niveau, malgré le départ de 800.000 juifs pour Israël.

Ces deux atouts déterminent la stratégie de Poutine : protéger le territoire et ses ressources avec une armée performante, en attendant que l’économie mondiale achève sa transition vers l’Asie et les nouvelles technologies. On le voit mal faire un autre choix comme d’accueillir des industries de main-d’œuvre ou développer des entreprises exportatrices de biens de consommation.

Mais je m’en tiens là-dessus à des hypothèses. Ce qui, par contre, ne relève pas de l’hypothèse mais du réel, c’est le réconfortant redressement de la démographie russe. Il témoigne d’une santé qui ferait envie à de nombreux pays européens…

Cela dit, n’exagérons rien. Si par malheur, il devait arriver que je sois chassé de ma patrie, ce n’est pas en Russie que je me réfugierais mais aux États-Unis selon une tradition familiale bien établie !

Propos recueillis par André Larané

 

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