Publié le : 29 août 2014
Source : herodote.net
Voilà que la guerre reprend en Ukraine, aux portes de l’Union européenne ! Vingt-cinq ans après la fin de la guerre froide, cette crise incongrue résulte d’un malentendu historique entre la Russie et les Occidentaux.
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« Sont-ils tous devenus fous ? » se demandait récemment Jacques Attali à propos des dirigeants européens (*).
Après les manifestations de Maidan, à Kiev, à l’automne 2013, le nouveau gouvernement ukrainien n’a rien eu de plus pressé que d’ôter au russe, langue parlée par un tiers de leur population, son statut de langue officielle.
Et c’est avec les encouragements de l’Union européenne, de l’OTAN et de quelques intellectuels déphasés qu’il est entré en guerre contre les séparatistes russophones de Crimée et du Donbass, qui ne supportaient plus d’être traités en parias.
Ainsi les dirigeants occidentaux violent-ils en Ukraine le droit à l’autodétermination des peuples qu’ils approuvent quand il concerne les Catalans, les Écossais, les Corses ou encore les Tibétains. Il est vrai que tout est permis quand il s’agit de repousser l’ogre russe et relancer la « guerre froide ».
D’Eltsine à Poutine, quelle différence ?
Ah, c’est sûr, les Occidentaux avaient plus de sympathie pour Boris Eltsine que pour Vladimir Poutine, qui lui a succédé en 1999 à la tête de la Fédération russe.
D’abord, il avait l’alcool joyeux. Ensuite, il avait accueilli à bras ouverts les « Chicago boys » et, sur les conseils de ces missionnaires du néolibéralisme, il avait bradé l’économie russe aux anciens apparatchiki du Parti communiste. Cette politique éclairée avait conduit à l’effondrement démographique de la Russie.
Poutine a, lui, tous les défauts. Il est issu de la police d’État, le FSB (ex-KGB), dont l’historienne Hélène Carrère d’Encausse rappelle avec une nuance d’humour qu’il est le vivier des cadres russes, à l’égal de l’ENA en France. Ses manières sont celles d’un tsar et il ne cache pas son mépris des démocraties occidentales.
Plus gravement, il s’est mis en tête de redresser son pays en instaurant des barrières protectionnistes pour sauver l’industrie, en mettant au pas les hiérarques, voire en les jetant en prison, et en brutalisant les médias. Le pire est qu’il semble y réussir comme le montrent les indicateurs démographiques relevés par le démographe Emmanuel Todd. Cela lui vaut d’être immensément populaire dans son pays.
La Russie (145 millions d’habitants) n’est plus menacée de disparition à moyen terme. Son indice de fécondité (1,2 enfants par femme en 1999, 1,7 en 2013) est remonté au-dessus de celui de la Chine (1,5), de l’Ukraine (1,5) et bien sûr de l’Europe, pour ne rien dire de l’Allemagne (1,4). Niveau d’éducation, accession des filles à l’enseignement supérieur, mortalité infantile, suicide… tous les indicateurs témoignent de ce que la population russe reprend lentement confiance en son destin.
C’est cette renaissance encore fragile de la plus grande nation du continent que les dirigeants européens s’appliquent à briser avant qu’un disciple de Charles de Gaulle ne s’avise de construire « l’Europe de l’Atlantique jusqu’à l’Oural ».
En finir avec la Russie ?
Certains, en Suède et plus encore en Pologne, cachent à peine leur désir de venger Poltava et Katyn. « Isolons la Russie et renvoyons-la dans ses lointaines steppes asiatiques », clament-ils.
Les gens de Bruxelles (l’OTAN et la Commission européenne) s’y sont essayé en 2008 avec la Géorgie. Ils ont encouragé celle-ci à rompre avec Moscou et se rapprocher de l’Union européenne, voire entrer dans l’OTAN, en violation de la promesse faite en 1991 à Mikhail Gorbatchev, dernier chef d’État soviétique, de ne pas étendre l’alliance aux portes de la Russie. La tentative a fait long feu après que Vladimir Poutine eut brutalement ramené la Géorgie au bercail.
Oublieux de la leçon (*), ils ont donc récidivé cinq ans plus tard avec l’Ukraine, ou « petite Russie », en l’invitant à s’émanciper de Moscou et se rapprocher de l’Union européenne et de l’OTAN, ce que les Russes ont perçu comme une nouvelle manifestation d’hostilité à leur égard.
L’Ukraine ! Jusqu’à ces derniers mois, nous méconnaissions ce pays tout autant que la Géorgie. À sa partie orientale russophone, la « Nouvelle Russie », les Soviétiques ont rattaché la partie occidentale, enlevée aux mondes balkanique, carpathique et polonais. De ces régions pauvres mais fières sont issus les nationalistes qui s’associèrent aux envahisseurs allemands pendant la Seconde Guerre mondiale et aussi ceux qui se sont retrouvés sur Maidan à l’automne 2013 pour renouveler leur sympathie à l’adresse de l’Europe, de l’Allemagne et de la Pologne.
Cette sympathie justifie-t-elle que nous enfoncions un coin entre l’Ukraine et la Russie ? Est-il urgent et utile de nous rapprocher de l’Ukraine, avec son économie en lambeaux, sa société en loques et sa démographie sinistrée ? L’Ukraine, notons-le, est, de tous les pays de la planète, celui dont la population devrait le plus diminuer d’ici 2050 (34 millions d’habitants au lieu de 45 millions dans les frontières de 2013 d’après les démographes de l’ONU).
Las. Après un échec cuisant sur la Crimée, reprise par la Russie le 17 mars 2014, le président ukrainien Petro Porochenko a retourné son armée contre ses concitoyens russophones du Donbass, ne leur offrant que la « paix des cimetières ». Au lieu de calmer ses pulsions bellicistes, les Européens se sont enferrés dans leur erreur. Ils ont choisi de s’en prendre exclusivement à son homologue russe.
Il s’en est suivi une escalade ukraino-occidentale, combinant sanctions économiques contre la Russie et opérations de guerre contre les séparatistes du Donbass, soutenus en sous-main par les Russes.
Le président Barroso, qui, avec Bush Jr, Blair et Aznar, a envoyé les Irakiens en enfer, s’est autorisé à menacer la Russie de ses foudres. Et tant pis si l’économie européenne, qu’il a déjà mise à terre, risque de s’enfoncer dans des profondeurs encore insoupçonnées. Les Russes ont fait comprendre qu’ils sauraient se passer des pommes de Pologne, du poulet français, des machines allemandes et aussi des bateaux Mistral construits à prix d’or par la France… Tant mieux pour les agriculteurs brésiliens, les fabricants de machines-outils japonais et les fabricants d’armements israéliens qui déjà se frottent les mains.
« Mourir pour Donetsk ? »
Autrement plus habile que les stratèges de Bruxelles, Poutine a laissé les Ukrainiens épuiser leurs maigres ressources dans la guerre du Donbass. Un moment déstabilisé par le crash imprévu de l’avion MH17 de la Malaysia Airlines, le 17 juillet 2014, au-dessus de la zone des combats (298 victimes), vraisemblablement dû à un tir de missile, il a fait le gros dos avant de reprendre l’initiative un mois plus tard, une fois l’affaire oubliée.
Le 27 août 2014, après avoir amusé la galerie avec un convoi humanitaire, il a engagé quelques milliers de militaires en Ukraine et, en quelques heures, brisé l’armée de Kiev. Petro Porochenko, pris au piège de son incurie, appelle à l’aide les Européens et l’OTAN après avoir perdu son armement et écrasé sous les bombes la principale région industrielle de son propre pays.
Devons-nous donc prendre le risque de mourir pour Donetsk ? Quand la question fut posée en 1939 à propos de Dantzig, il y avait de bonnes raisons pour répondre oui. Le dictateur qui menaçait Dantzig et la Pologne ne cachait pas ses visées sur le reste de l’Europe.
Rien de tel aujourd’hui. Poutine, que l’Ukrainien Porochenko et le Portugais Barroso ont choisi d’affronter, ne demande qu’à poursuivre le redressement de son pays sans être isolé de ses alliances traditionnelles ni menacé par l’installation de l’OTAN à ses portes. Il sait que ses compatriotes ne lui pardonneraient pas de reculer là-dessus ni d’abandonner les russophones d’Ukraine à la vengeance des Galiciens. Lui-même n’acceptera jamais de renvoyer la Russie dans les ténèbres eltsiniennes.
Faut-il donc l’acculer dans ses retranchements ? Sauf à vouloir en finir avec la Russie, cette option est indigne de tout homme d’État digne de ce nom, qui se doit au contraire de ménager à ses adversaires une issue honorable. L’Union européenne a provoqué la crise actuelle en tentant de détacher l’Ukraine de la Russie alors qu’elle n’en a ni les moyens financiers ni la capacité politique. Il lui appartient maintenant d’amorcer la désescalade.
Il s’agit :
1) d’entériner le retour de la Crimée dans le giron russe,
2) d’imposer une fédéralisation de l’Ukraine, seule voie de sortie après les troubles de ces derniers mois qui ont creusé un abîme entre les différentes composantes du pays. Ces avancées politique peuvent s’accompagner en contrepartie d’un rapprochement économique entre la Russie, l’Ukraine et l’Union européenne, profitable à toutes les parties, en faisant fi de la brutalité du président russe et de son approche peu démocratique des conflits (*).
Le ballet diplomatique des derniers jours d’août 2014 donne à penser que cette solution raisonnable finira par être mise en oeuvre sous l’impulsion des deux seuls « hommes » d’État qui restent en Europe : la chancelière Angela Merkel et Vladimir Poutine. La première, devenue le chef de facto de l’Union européenne, a tenté le 23 août, à Kiev, de calmer l’Ukrainien Porochenko et l’a invité à faire enfin des concessions à ses compatriotes russophones. Le second, après avoir fait la preuve de sa détermination, est en situation aujourd’hui de calmer le jeu à son avantage, en obtenant une neutralisation de l’Ukraine.