Publié le : 12 septembre 2014
Source : espritcorsaire.com
Comment expliquez-vous que la presse francophone n’ait parlé que tardivement de cette scission d’Al-Qaida, aujourd’hui à la tête de l’Etat islamique. On sait pourtant que depuis la mort de Ben Laden, certains djihadistes ont refusé de prêter allégeance à Zawahiri.
La réalité est que, depuis 2002 et l’offensive alliée contre le régime Taliban d’Afghanistan et ses protégés djihadistes, Al-Qaïda relève plus du mythe que de la réalité. C’est un mythe qui a été entretenu par le fait que tout contestataire dans le monde musulman, quelles que soient ses motivations et ses objectifs, a bien compris qu’il devait se réclamer de l’organisation qui avait épouvanté l’Amérique s’il voulait être pris au sérieux. C’est un mythe qui a été entretenu par certains dirigeants des pays musulmans qui ont bien compris qu’ils devaient coller l’étiquette Al-Qaïda sur leurs opposants s’ils voulaient pouvoir les réprimer tranquillement. C’est enfin un mythe qui a été entretenu par les dirigeants et les médias d’un certain nombre de pays occidentaux pour légitimer leur politique sécuritaire intérieure et extérieure.
Mais dans la galaxie salafiste, tout le monde sait bien que Al-Qaïda se résumait depuis 2003 à un Ben Laden réfugié dans un « resort » des services pakistanais et à un sentencieux Ayman Zawahiri distribuant les bons et les mauvais points de djihadisme et s’appropriant verbalement des actes de violence commis un peu partout dans le monde qu’il n’avait ni commandités, ni prescrits ni contrôlés.
Il était difficile pour des djihadistes ambitieux de remettre en cause la figure emblématique de Ben Laden mais plus facile de s’affranchir de la tutelle morale de Zawahiri. En particulier pour des chefs de bande locaux qui n’avaient que faire du « djihad mondial » sans bénéfice immédiat et souhaitaient plutôt se bâtir un petit sultanat local où ils pourraient exercer un pouvoir sans partage et rançonner la population. C’est ce type de raisonnement, joint aux aléas des rivalités locales et des surenchères entre l’Arabie et le Qatar, qui a poussé un Abou Bakr al-Baghdadi à rejeter le parrainage d’Al-Qaïda et – comme on dit en France – à s’autoproclamer « Calife à la place du Calife ».
Comment expliquer l’émergence de l’EIIL et par qui ce groupe était-il financé (avant qu’il ne mette la main sur des banques et des puits de pétrole)?
L’EIIL n’a pas « émergé » comme par miracle l’année dernière. Il est la filiation directe de ce que l’on appelait il y encore quelque temps « Al-Qaïda en Irak » ou « Al-Qaïda en Mésopotamie ». Cette organisation avait été elle-même formée en 2003 par Abou Moussaab al-Zarqawi, ancien membre d’Al-Qaïda rejeté par Ben Laden pour son aventurisme, à partir d’un groupe djihadiste préexistant dans le nord est de l’Irak et connu sous le nom de Ansar al-Islam (Partisans de l’Islam). Après la mort de Zarqawi tué dans un bombardement américain, l’organisation a été reprise en main par son chef actuel qui a continué de bénéficier du soutien actif des services saoudiens dans la perspective de s’opposer à la mainmise totale des chiites sur le pouvoir irakien et à la connivence de plus en plus marquée entre Baghdad et Téhéran.
Les choses se sont compliquées début 2011 avec l’émergence des troubles en Syrie. Les services spéciaux saoudiens du Prince Bandar Ben Sultan et le Qatar se sont lancé dans des initiatives rivales pour accélérer la chute de Bashar el-Assad. Les Saoudiens ont organisé en Syrie l’émergence d’un front salafiste anti-régime sous la désignation de Jabhat al-Nosra tandis que les Qataris ont lancé une « OPA hostile » sur l’EIIL en diversifiant ses activités sur la Syrie en complément de l’Irak et en concurrence avec les autres groupes djihadistes.
Et tout ce paysage confus s’est transformé à l’été 2013 quand le coup d’État feutré qui a eu lieu à Qatar a écarté l’Emir et son activiste Premier ministre et recentré les investissements de l’Émirat sur des activités économiques plutôt que politiques. Dans le même temps, à la lueur du désordre politique et social induit en Égypte par la gestion des Frères Musulmans, le cabinet royal saoudien – plutôt partisan d’un ordre régional apaisé et d’un système de coexistence plutôt que d’affrontement avec l’Iran – a repris la main sur les extrémistes du clan familial, écarté le Prince Bandar et ses partisans, apporté son soutien au coup d’État du Maréchal Sissi et, surtout, condamné et criminalisé les activités djihadistes au Levant.
Brutalement privés de soutiens extérieurs significatifs, Jabhat el-Nosra et surtout l’EIIL se sont retrouvés condamnés à une fuite en avant, coincés sur place et contraints d’y trouver les ressources financières et militaires nécessaires à leur survie. Ce n’est pas par hasard que le premier objectif de l’EIIL dans sa fulgurante offensive du printemps dernier a été de s’emparer de la succursale de la banque centrale d’Irak à Mossoul pour y rafler près d’un demi-milliard de dollars en or et en billets.
Existe-t-il encore des liens entre le Front Al Nosra en Syrie et l’EIIL?
Ces organisations fonctionnent sur un mode féodal et mafieux où des chefs de bandes locales prêtent allégeance au chef de l’organisation en fonction de leur intérêt du moment. Les frontières entre les mouvements sont donc poreuses mais avec les risques que cela comporte en cas de trahison. D’autre part il faut considérer qu’il existe en Syrie comme en Irak une multitude de groupes armés locaux, parfois à l’échelle du village, du quartier ou du groupe d’immeubles, à l’allégeance mal définie et qui se rallient à tel ou tel en fonction des circonstances et du profit à en espérer.
L’EIIL est-il capable d’administrer les territoires conquis?
C’est douteux, faute de ressources humaines et, à terme, de ressources financières. Pour l’instant l’EIIL dispose d’un trésor de guerre estimé à 2 milliards de dollars. Ce trésor repose essentiellement sur le racket de « l’impôt révolutionnaire », sur le contrôle d’un certain nombre de site d’extraction d’hydrocarbures, sur le pillage systématique et la revente sur le marché noir turc des matériaux de construction (souvent arrachés des maisons existantes), matériels industriels et agricoles, véhicules, objets volés dans les propriétés publiques et privées dans les zones contrôlées.
Mais il faut se garder pour autant de considérer que l’EIIL dispose maintenant d’un budget annuel fixe et permanent. Le pillage de la succursale de la Banque Centrale d’Irak à Mossoul était un fusil à un coup. Il a été largement dilapidé dans la « location » de chefs de tribus sunnites d’Irak qui ont permis à l’EIIL sa rapide offensive du printemps. Le pillage des biens d’équipement sera bientôt tari par épuisement. De même que « l’impôt révolutionnaire » par suite de ruine ou exode des « assujettis ».
Reste le contrôle des ressources pétrolières (vulnérables car les puits ne sont pas déplaçables) qui est soumis au bon vouloir des Turcs et d’un certain nombre d’intermédiaires irakiens, tous susceptibles de « retourner leur veste » en fonction de la conjoncture internationale. Bref, dans six ou huit mois, il ne restera plus grande chose et c’est là que se posera (s’il n’est pas réglé avant) le problème du retour vers leur pays d’origine des mercenaires et volontaires étrangers (Tchétchènes, Bosniaques, Maghrébins, Libyens, Saoudiens interdits de retour au royaume, et – en ce qui nous concerne – Européens.)
Quelles sont les différences majeures entre le mode de fonctionnement d’Al-Qaida et l’EIIL? En s’autoproclamant calife, Baghdadi a également une vision globalisée du djihad, comme l’avait Ben Laden.
Al-Qaïda était un mouvement terroriste stricto sensu. C’est-à-dire un groupe restreint ayant une stratégie globale mais pas de tactique définie, mettant en œuvre des non-professionnels de la violence sacrifiables en vue de commettre dans le monde entier des attentats aveugles comme ils pouvaient, où ils pouvaient, quand ils pouvaient pourvu que la violence soit spectaculaire, médiatisée et porte la signature et le message de la mouvance.
L’EIIL est, au contraire, une véritable armée de professionnels de la violence avec un chef, une mission, des moyens, un agenda et des objectifs précis dans un espace limité. Le seul fait de se désigner sous le nom d’Etat (Dawla) montre bien que ses responsables entendent se donner un ancrage institutionnel (al-Islami) et géographique (fil-Iraq wa ash-Sham). Ce n’était pas du tout le cas de Ben Laden, au moins dans sa version finale des années 1998-2001 qui prônait une violence déterritorialisée contre le monde entier.
Mais qui dit État, dit chef de l’État et – en version islamique fondamentaliste – Calife. D’où l’initiative de Baghdadi qui vise aussi bien à faire un pied de nez aux Saoudiens, gardiens autoproclamés des Lieux saints qui l’ont abandonné et dont il conteste ainsi la légitimité, qu’à mettre l’ensemble des musulmans du monde en demeure de choisir leur camp en ayant à accepter ou rejeter son autopromotion. C’est ce qui explique qu’en se proclamant Calife, il abandonne aussitôt dans la dénomination du mouvement la référence territoriale à l’Irak et au Levant pour devenir « seulement » Etat Islamique (Dawlat al-Islami). Mais tout cela révèle plutôt des finasseries calculatrices de survie plutôt qu’une « vision globalisée du djihad ».
Quels sont les moyens les plus efficaces pour combattre cette organisation?
L’EIIL pose le même problème que l’Etat Taliban en Afghanistan, AQMI au Sahel, les Shebab en Somalie ou Boko Haram au Nigeria. Il s’agit d’armées constituées, souvent en uniforme ou portant des signes de reconnaissance, utilisant des matériels militaires, des véhicules dédiés, des implantations localisables, des moyens de communication identifiables. Cela relève à l’évidence d’une riposte militaire consensuelle et concertée face à laquelle on semble pourtant tergiverser.
Pendant plus de dix ans, les Etats-Unis ont placé l’ensemble du monde musulman sous une loi permanente des suspects, détruit irrémédiablement plusieurs pays, espionné la planète entière – y compris leurs plus proches alliés et leurs concitoyens -, harcelé des millions de voyageurs dans les aéroports, multiplié les tortures et les internements illégaux au nom d’une « guerre globale contre la terreur » qui n’a ramené dans ses filets que quelques seconds couteaux et un Ben Laden « retiré des affaires ».
Et aujourd’hui que sont parfaitement localisés avec précision une dizaine de milliers de djihadistes arborant fièrement leur drapeau, défilant dans les rues, égorgeant des citoyens américains devant les télévisions, éventrant médiatiquement femmes et enfants, jouant au foot avec les têtes de leurs ennemis, la Présidence américaine vient dire qu’elle « n’a pas encore de stratégie dans la lutte contre le djihadisme »….
Je veux croire qu’il s’agit là d’une manœuvre du Président Obama pour contraindre l’Arabie et le pétromonarchies du Golfe à « choisir leur camp » et à cesser leurs pratiques de double langage qui consiste à condamner verbalement le terrorisme tout en soutenant un peu partout dans le monde les groupes terroristes salafistes et les djihadistes en vue de neutraliser les initiatives démocratiques ou l’influence de l’Iran qu’ils considèrent comme également dangereuses pour le maintien de leur pouvoir.
L’Iran va-t-il devenir un partenaire à part entière pour combattre l’EIIL?
S’il veut préserver l’avenir et laisser la porte ouverte à l’élaboration d’un système de confiance régional avec les pétromonarchies arabes, l’Iran n’a pas vraiment intérêt à s’afficher comme le fer de lance ou un élément actif d’une coalition pilotée par les Occidentaux pour combattre l’extrémisme sunnite violent.
Téhéran ne peut que se réjouir de l’éradication des salafistes et soutiendra résolument mais aussi discrètement que possible ses alliés chiites irakiens, syriens et libanais comme il l’a toujours fait. Mais pourquoi voudrait-on, alors que l’Arabie multiplie les signaux d’apaisement, qu’il aille compromettre ses chances de coexistence future avec son environnement sunnite pour résoudre un problème qui ne le menace pas directement et qui est la conséquence des erreurs de gestion américaines dans la zone ?
Au-delà des dérapages verbaux de certains de leurs responsables politiques, les Iraniens sont prudents et calculateurs. Selon toute probabilité, ils laisseront les Occidentaux s’occuper du dossier en apportant juste l’aide qu’il faut pour qu’on reconnaisse et salue leur contribution et leur sens des responsabilités internationales mais avec le souci de ne pas justifier l’accusation constante qui leur est faite par les wahhabites d’être des hérétiques ennemis de l’Islam.
Si l’Etat islamique est détruit, ce n’est pas à Téhéran qu’iront se répandre les militants du djihadisme défaits, déçus et avides de vengeance….
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Alain Chouet : diplômé en droit, science politique et langues orientales (arabe), Alain Chouet a fait toute sa carrière à la DGSE. Il a servi en poste détaché dans les Ambassades de France au Liban, en Syrie, au Maroc, en Belgique ainsi qu’à la Mission française près les Nations Unies à Genève avant d’occuper des fonctions de conseiller technique des Directeurs de la stratégie et du renseignement avant d’être nommé Chef du service de renseignement de sécurité, en charge du recueil du renseignement et de la mise en oeuvre des contre-mesures dans les domaines de la criminalité organisé, l’espionnage et le terrorisme. Spécialiste des problèmes islamiques et des questions de sécurité, il a été consultant du Centre d’analyse et de prévision du Ministère des Affaires Etrangères et – depuis sa retraite en 2002 – a publié divers articles dans des revues et ouvrages spécialisés dont Maghreb-Mashrek, Politique Etrangère, Questions Internationales ou la Revue de Défense Nationale. Dernier livre paru : « Au cœur des services spéciaux : la menace islamiste, fausses pistes et vrais dangers », seconde édition augmentée. Éditions La Découverte, Paris, 2013.