Publié le : 18 septembre 2014
Source : espritcorsaire.com
Bien que les chiffres ne puissent être formellement établis, le ministre de l’intérieur estimait dimanche 14 septembre dans le JDD, à 930 le nombre de français partis au jihad en Syrie et en Irak, soit une augmentation de 370% depuis le début de l’année et 265% depuis la mise en œuvre du plan anti jihad au mois de mai. Propagande sécuritaire ou constat d’échec ?
Lorsque le ministre de l’intérieur déclare officiellement que 930 ressortissants français sont partis en Syrie rejoindre les rangs de l’EIIL, on est tenté de le croire. Mais alors, quid du plan anti-jihad qui nous a été présenté en mai comme le fer de lance de la politique de sécurité du gouvernement et de la nouvelle DGSI ? Ce plan visait notamment à resserrer les mailles du filet pour empêcher le départ des candidats au jihad. Il se faisait fort d’interdire les sites de propagande jihadistes, connus pour leur rôle dans l’endoctrinement individuel (lire notamment cet article : http://communicationorganisation.revues.org/3938). On se souvient que les experts avaient émis de sérieux doutes sur l’efficacité d’une telle mesure. Au bilan, si l’on se base sur des chiffres officiels dont on il est impossible d’évaluer la fiabilité (Manuel Valls annonçaient 250 jihadistes en janvier tandis que Laurent Fabius avançait le chiffre de 500), c’est une augmentation de 372% des départs qui a été constatée depuis six mois et, ramené aux chiffres de mai, de 265%.
Un cautère sur une jambe de bois
Comme je l’avais écrit dans un article précédent, le plan de lutte contre le jihad ne peut se résumer à des mesures strictement sécuritaires qui ne présentent qu’une rare efficacité. On pourra toujours arguer que la DGSI se démène et qu’elle parvient à empêcher une partie des départs, cela reste une stratégie perdante. Quand un récipient fuit comme une passoire, il est illusoire de vouloir boucher les trous. La France est un pays de liberté où chacun circule librement. L’espace Schengen est également une zone de libre circulation. La structure même de l’espace démocratique européen ne permet pas d’envisager la fermeture des frontières vers l’extérieur. La situation est en réalité inédite et parfaitement incontrôlable.
C’est dire l’improbabilité du discours politique qui prétend pourtant seulement freiner le départ des candidats au jihad. Les chiffres officiels sont là pour le confirmer. On ne peut certes pas critiquer le gouvernement sur sa volonté de lutter contre ce phénomène. Mais comme je l’écrivais déjà en mai (lire l’article Le vrais priorité de la DGSI), la stratégie choisie est irréaliste parce qu’elle repose sur un refus de concevoir le problème dans son cadre sociétal.
Un problème de fond
Les candidats au jihad sont avant tout des musulmans originaires du Maghreb, donc issus de l’immigration et vivant dans les banlieues. Qu’on le veuille ou non, ces critères doivent être pris en compte, et ce n’est pas la mise en avant de quelques convertis qui donnera le change, tel l’arbre cachant la forêt. En outre, on peut toujours arguer que ce sont des sociopathes nourris de jeux vidéo, mais cela revient à ignorer que des familles entières partent en Syrie comme en terre promise. C’est également ignorer le dégoût et l’écoeurement qu’expriment ces individus et ces familles à l’encontre de la société française, européenne et occidentale. Or, cet écoeurement est ressenti par une part croissante de la population. Il n’est qu’à regarder les sondages pour s’en rendre compte. Finalement, le problème des jihadistes est double : d’une part l’impossible intégration d’une population immigrée mal accueillie parce que trop nombreuse, et d’autre part, la perte de crédibilité du pouvoir politique, économique et médiatique face au credo néolibéral. On ne voit donc pas comment la DGSI pourrait être le fer de lance de la lutte anti-jihad face à un problème de cette nature… C’est un peu comme vouloir jouer au foot uniquement avec le gardien de but. Au demeurant, je persiste et signe, les vraies priorités de la DGSI ne s’arrêtent pas au problème des jihadistes. Il est donc vraisemblable que les fonctionnaires de ce service soient sous pression mais qu’ils ne pourront le rester ad vitam. Le propre d’une stratégie est de s’inscrire dans la durée et donc de ménager les ressources. L’épuisement des fonctionnaires de la DGSI relève de la tactique, voire de l’instrumentalisation politique. A terme, ils se révéleront inefficaces et on leur reprochera.
L’hypothétique retour : vers une stratégie sécuritaire globale ?
Car si le « rêve jihadiste » se brise, le retour de quelques centaines d’idéalistes frustrés risque d’être problématique. Faut-il pour autant verser dans le discours apocalyptique ? On distingue en effet, dans l’évocation de ce retour par nos responsables politiques, une ère de chaos et de terreur qui justifierait à n’en pas douter un régime d’exception, sorte de Patriot Act à la française qui permettrait au passage de lutter contre une éventuelle « insurrection qui vient »… Le tableau est singulièrement noirci, rejoignant la propagande sécuritaire des néoconservateurs américains.
On note toutefois un début d’inflexion dans le discours du ministre de l’intérieur. En effet, comme je l’avais annoncé dans un précédent billet, tous les jihadistes de retour du front ne sont pas tentés de poursuivre dans la voie de la violence. Une bonne partie d’entre, reconnaissait dimanche Monsieur Caseneuve dans le JDD, sont dégoûtés par les horreurs commises sur place et n’envisagent pas d’y retourner.
Mais le « rêve jihadiste » peut-il être brisé aussi facilement ?
La croisade d’Obama ou comment galvaniser le jihad
La coalition que le président Obama met en place pour frapper l’EIIL peut-elle déclencher à coup sûr le retour des jihadistes ? Répondre par l’affirmative reviendrait à « crier victoire » un peu vite. La nouvelle aventure militaire occidentale au Moyen Orient repose sur le présupposé d’une armée islamique incarnée par l’EIIL. Une fois de plus, l’ennemi semble parfaitement identifié, comme ce fut le cas au Mali. A la différence près que le Mali est un désert et que la Syrie et l’Irak sont fortement urbanisés.
De fait, bien que parfaitement identifiés, les jihadistes savent se fondre dans la population en cas de besoin. Il ne faut pas croire que, pour un jihadiste de l’EIIL, porter un uniforme soit une obligation conventionnelle. Ce serait méconnaître la culture guerrière de ces groupes. Il y a donc tout lieu de penser qu’en cas de frappes aériennes, et passé le moment de surprise, les jihadistes changeront de tactique et deviendront difficilement repérables, appelant un engagement au sol. C’est au demeurant ce qu’ils appellent de leurs vœux afin d’assoir le socle du califat. La bataille contre les « croisés » n’est-elle pas le but de cette revanche historique de l’Islam contre la Chrétienté ? Quant au ralliement des pays du Golfe et du royaume saoudien, quoiqu’hypothétique et tout en nuance, il ne fera que nourrir la haine des « puristes » à l’encontre des « apostats ».
Entre cancer et chaos
Une fois de plus, face à l’emballement politico-médiatique, il faut rester prudent et ne pas partir la fleur au fusil.
Deux conséquences peuvent en effet être envisagées face à cette coalition :
- la première est que, loin de déclencher un retour des combattants, la coalition risque au contraire d’amplifier le mouvement des départs. On mesure au passage l’ineptie de la proposition d’Aymeric Chauprade, qui se voit déjà ministre de la défense de Marine Le Pen, de charger la DGSE d’éliminer les jihadistes sur place (est-ce bien sérieux ?).
- la seconde, c’est le retour du terrorisme sur notre sol. En effet, si jusqu’à présent l’EIIL s’est contenté d’une guerre locale, sa stratégie pourrait évoluer pour faire fléchir la volonté de ses adversaires. Pour cela, rien de mieux que contraindre l’opinion à faire volteface au moyen d’attentats perpétrés sur le territoire national.
Visiblement, avec la stratégie du choc (des civilisations, de croissance, de compétitivité), la théorie du chaos est devenu le paradigme par défaut de la politique internationale et accessoirement de la sécurité publique. En effet, depuis 1990, c’est avec une incroyable constance que les Etats occidentaux, Etats-Unis en tête, mènent une politique destructrice, que ce soit au bénéfice de l’idéologie néolibérale ou sous la pression du néoconservatisme, mais toujours, a contrario, aux dépens de la paix, des libertés individuelles et de la démocratie. Cette nouvelle croisade ne devrait pas faire exception.
Monsieur Obama a raison : l’EIIL est un cancer. Mais comme toute cancer, il trouve ses origines dans le déséquilibre d’un corps fragile. En ce sens, le traitement de l’EIIL est certes nécessaire, mais il serait illusoire de croire que son hypothétique éradication résoudra le problème de fond et ramènera l’harmonie dans le monde.
Franck Bulinge