Publié le : 21 octobre 2014
Source : lepoint.fr
Était-il donc écrit qu’un jour je regretterais les défunts IUFM ? Le « pédagogiquement correct » a désormais mieux à proposer : les ESPE, Écoles supérieures du professorat et de l’éducation, dernier legs, avec les rythmes scolaires, de l’ère Peillon.
Rappel des épisodes précédents
Les IUFM (Instituts universitaires de formation des maîtres, institués par la loi Jospin après 1989) fonctionnaient au sein des universités auxquelles ils ont été rattachés en 2004. Ce fut parfois l’objet de frictions considérables, dans la mesure où ces instituts bénéficiaient de crédits (considérables) destinés à la formation des enseignants, et de créations de postes nombreuses, dans des disciplines – Sciences de l’éducation et didactique – qui permettaient de recruter nombre de bras cassés, pendant que d’autres universités, à l’écart de ces temples du pédagogisme triomphant et du Nouveau Vocabulaire orwellien («apprenants », et non plus « élèves », « séquences » ou « séances » et non plus « cours », la « pensée Meirieu » ayant remplacé la pensée tout court) devaient déjà se débrouiller avec des budgets en peau de chagrin.
Mais enfin, les IUFM n’arrivaient qu’en bout de course, pour faire perdre un peu de temps aux néo-profs en instance de titularisation, après des concours qui se passaient en dehors de leur sphère, même si les lubies des nouveaux pédagogues avaient puissamment contribué à modifier les épreuves. Les stagiaires allaient y perdre leur temps, ce qui n’est pas rien, mais on ne les soumettait pas au chantage immonde auquel se livrent aujourd’hui les ESPE.
Mastérisation et abus de pouvoir
Les nouveaux professeurs des écoles ou des collèges doivent depuis 2008 être titulaires d’un master (d’où le nom de « mastérisation » donné à la réforme). Fort bien : l’idée, admise par tous, était d’élever le niveau, les diplômes ayant subi une érosion considérable. Dans les années 1960, il fallait le bac pour être instituteur. Puis il fallut la licence. Désormais, il faut un master. Dévaluation de fait. Pratiquement, un master actuel a la valeur marchande d’un bac de 1960.
Les étudiants, jusqu’à l’arrivée de la gauche au pouvoir, passaient donc la licence, s’inscrivaient en M1, passaient le concours et achevaient le M2 durant l’année de stage. Déjà, on avait pris quelques libertés avec la logique. Sauf en Éducation physique et sportive, où il fallait avoir suivi un cursus strictement disciplinaire (c’est-à-dire que seuls les sportifs sont reconnus comme des spécialistes), n’importe quelle licence ouvre à n’importe quel concours de recrutement : on peut se présenter au capes de lettres avec une licence de maths à condition d’être en cours de M1. Et vice versa – mais c’est plus rare…
Arrive alors, avec les ESPE, le master MEEF – Métiers de l’enseignement et de la formation. 50 % de Sciences de l’éducation, de théories pédagogiques fumeuses, de temps perdu et de parlotes inutiles, contre 50 % de formation disciplinaire, assurée en université. Mais, et c’est là le nerf de la guerre, l’allocation versée par l’État est intégralement perçue par l’ESPE, et la fac, sommée de former des étudiants qui pour l’essentiel lui échappent, n’en voit pas la couleur.
Le chantage des ESPE
Ce que l’ESPE ne vous dit pas, c’est que ce master MEEF, lorsque d’aventure vous échouez au concours, ne vous donne absolument rien. Les ESPE ont déjà commencé à fabriquer – et en grand nombre – des « reçus-collés » auxquels il ne reste que leurs yeux pour pleurer. Sans doute le ministère en fera-t-il son vivier de sous-profs bouche-trous. À 9,53 euros de l’heure, comme le proposait encore récemment Pôle emploi.
Plus fort encore. Une fois lauréat du concours, et en attente de leur titularisation l’année suivante à l’issue de leur stage, de nouveaux profs-stagiaires, qui souvent ont déjà leur master dans la discipline qui leur importe, sont pourtant sommés par les ESPE et les directives comminatoires* de Simone Bonnafous, à la tête de la direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle, de s’inscrire en master MEEF, sous peine de ne pas être titularisés : parce que la titularisation des nouveaux enseignants, autrefois assurée par les inspecteurs, a été confiée intégralement aux ayatollahs de la Nouvelle Pédagogie. Passe sous mes fourches caudines ou crève, tel est le message que postent impunément les nouvelles structures totalitaires voulues par Vincent Peillon.
Une pratique illégale
Cela va même au bout de l’horreur et de l’absurde. Les nouveaux agrégés, à en croire des maîtres de conférence en « sciences de l’éducation » qui seraient bien en peine de passer eux-mêmes le même concours, devraient s’astreindre à s’inscrire dans les ESPE où l’on rectifiera leurs savoirs disciplinaires avec une bonne couche de pédagogie rance.
Alors, disons-le tout haut : c’est absolument illégal. À ce que dit le ministère lui-même, n’importe quel master peut donner accès au concours, et rien n’oblige un nouvel enseignant à se plier aux fantaisies des ESPE. Le problème, c’est que l’autonomie des universités, qui a engendré des monstres juridiques un peu partout, donne à ces gauleiters des pouvoirs exorbitants. Bertrand Gaume, directeur de cabinet du ministre, s’est fendu à la mi-septembre d’une lettre de cadrage quelque peu alambiquée d’où il ressort qu’on ne peut pas obliger le titulaire d’un M2 à repasser un master MEEF.
Pratiquement, la titularisation d’un nouveau certifié, qui bénéficie d’un emploi du temps allégé (9 heures) durant l’année de stage pour suivre les cours indispensables de l’ESPE, dépend de l’avis conjoint du chef d’établissement et du directeur de l’ESPE, la décision finale revenant au recteur. Alors, amis néo-titulaires, en vérité je vous le dis : aucun recteur ne prendra le risque, si vous avez eu la patience d’être assidu aux cours de pédagogie, d’être traîné devant le tribunal administratif, que vous soyez ou non titulaire d’un master MEEF. Les ESPE se livrent à un bluff énorme, dont l’unique objet est l’argent – la quote-part versée par l’État pour la formation. Dans le même esprit, les ESPE proposent une foule de formations diverses et continues, tous azimuts, de façon à collecter la part la plus importante possible du magot.
Passez donc le master que vous voulez, en n’oubliant pas qu’on fait cours et qu’on tient, face aux élèves, avec du savoir, et pas avec des pratiques pédagogiques.
Qui est responsable ?
Dernier point. Ce micmac n’a été possible que dans le cadre d’une atomisation régionale des responsabilités. Tout le problème vient de la discordance entre des concours régionalisés (celui des professeurs des écoles), des concours nationaux (le capes ou l’agrégation) et les instincts darwiniens de potentats locaux.
Les adeptes de la régionalisation à outrance feraient bien d’y réfléchir : donner du pouvoir au bout de la chaîne, c’est à coup sûr promouvoir de grandes incompétences. Les ESPE utilisent des chargés de cours honorables, mais leurs titulaires se sont cooptés les uns les autres – les minables parlent aux minables. Vivement un retour à un ministère fort, qui imposera des vues uniques sur toute la France, au lieu de cet éparpillement régional qui permet à de vilains appétits d’agir en toute impunité.
Jean-Paul Brighelli
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*dont l’analyse révèle l’inanité