Publié le : 11 novembre 2014
Source : lopinion.fr
La livraison de ces bateaux de guerre embarrasse la diplomatie française, mais indiffère globalement la partie russe, qui aimerait autant récupérer beaucoup d’argent…
L’ennui, avec une patate chaude, c’est qu’elle ne refroidit pas au fil des jours. François Hollande va vite s’en rendre compte, à la veille qu’il est de se brûler le bec dans l’affaire de la livraison du Mistral à la Russie. Début septembre, juste avant un sommet de l’Otan, où il allait rencontrer des alliés très remontés sur ce dossier, le président de la République avait, à son habitude, joué la synthèse. Expliquant d’abord que « les conditions [d'une livraison] n’étaient pas à ce jour réunies » à cause de l’intervention russe en Ukraine, il précisait le lendemain que « dès lors que les conditions sont réunies – c’est tout à fait possible aux mois d’octobre ou de novembre – les bateaux pourront être livrés ». L’Elysée a gagné deux mois, mais le compteur a tourné et la brume (de l’oubli) n’est pas retombée sur Saint-Nazaire, comme feignaient alors de le croire certains. L’Elysée est au pied du mur. La décision « devrait être prise dans pas très longtemps », confie une source proche du dossier qui sait que « quoi que l’on fasse, la moitié du monde nous insultera ». Deux experts américains, l’amiral James Stavidris, ancien patron de l’Otan en Europe, et Leo Michel, se font déjà une joie de rappeler dans le dernier numéro de Foreign Affairs que des missiles français ont coulé la frégate britannique Sheffield durant la guerre des Malouines et abattu un F-111 américain lors d’une frappe contre Kadhafi en 1986…
Alors que le contrat prévoyait une livraison du premier des deux bateaux, le Vladisvostok, au 31 octobre, on s’orientait ces derniers jours vers une décision favorable, en dépit des « pressions balto-pays de l’esto-américaines », selon le mot du même interlocuteur. Un revirement reste possible, comme un report de la décision, mais il est quasiment certain qu’elle ne concernera que le Vladisvostok, le sort de son sister-ship, le Sébastopol, étant renvoyé à l’an prochain, lorsqu’il sera achevé au chantier naval de Saint-Nazaire. Avant de prendre sa décision définitive, l’Elysée entend observer les suites des élections, ce dimanche 2 novembre, dans les zones de l’Est de l’Ukraine aux mains des séparatistes. Mais, à l’Elysée, le ton reste à la désescalade, comme l’a encore montré un entretien téléphonique, jeudi 30 octobre entre François Hollande, Angela Merkel, Vladimir Poutine et le président ukrainien Petro Porochenko.
Cette affaire du Mistral, François Hollande en a hérité de Nicolas Sarkozy, avec un contrat signé en janvier 2011. Depuis lors, et en particulier avec la crise ukrainienne, elle empoisonne la diplomatie française. A Moscou, on s’en délecte. Le Mistral est devenu une pomme de discorde au sein de l’Otan, entre Paris et les autres alliés, Etats-Unis en tête. «Les Russes savent que c’est le talon d’Achille de la diplomatie française, et ils en jouent», analyse Thomas Gomart de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Ils n’hésitent même plus à faire les farceurs, jetant de l’huile sur le feu comme ils l’ont fait la semaine dernière lorsque le vice-premier ministre Dmitri Rogozine a publié sur son compte Twitter le courrier du vice-président de DCNS Pierre Legros, invitant la partie russe à la cérémonie de livraison le 14 novembre à Saint-Nazaire. On apprenait même qu’un repas était prévu à bord à 12h45… Dans la soirée, DCNS – en plein salon Euronaval – a dû faire marche arrière, expliquant dans un communiqué que l’entreprise publique était toujours « en attente des autorisations gouvernementales d’exportation nécessaires ». Si les rires résonnent encore dans les couloirs du Kremlin, l’agacement règne dans ceux de l’Elysée, où l’on assure n’avoir pas été prévenu de l’existence de ce courrier. «Un triomphe en matière de communication…», peste-t-on dans l’entourage du président.
Les experts sont unanimes : le Mistral est une affaire plus importante pour Paris que pour Moscou. « Ce n’est pas une question centrale pour eux, explique Thomas Gomart. Pas plus d’ailleurs que leur relation avec la France ». Depuis Moscou, Arnaud Dubien, de l’Observatoire franco-russe, est encore plus catégorique : « Ils n’en ont rien à faire ! » Pire que cela, la non-livraison par la France en arrangerait plus d’un dans l’entourage du Kremlin. Pour deux raisons : l’argent et la nationalisme. « “Ce serait une très bonne nouvelle”. Voilà ce que l’on entend dans les milieux proches du complexe militaro-industriel », poursuit Arnaud Dubien.
Le Kremlin a soigneusement préparé le terrain sur le plan juridique en confiant le dossier au cabinet d’avocats d’affaires Egorov Puginsky Afanasiev & Partners, à Moscou. En cas de non-livraison par Paris, une procédure d’arbitrage international sera aussitôt engagée et elle pourrait déboucher sur une facture très lourde pour la France. Avec les éventuelles pénalités de retard, les dédommagements et le remboursement des sommes versées par la Russie, la note pourrait monter jusqu’à 1,5 milliard d’euros. Plus cher que le fiasco de l’écotaxe. Cette somme colossale serait redistribuée entre les différents acteurs russes, via la société Rosoboronexport, et une partie pourrait être investie dans la modernisation des chantiers navals russes… Quant à la France, elle se retrouverait avec deux gros bateaux sur les bras, dont les spécifications techniques correspondent au besoin de la marine russe. Les réadapter pour des marines occidentales coûterait sans doute quelques centaines de millions d’euros supplémentaires, pour un besoin a priori inexistant.
A ces enjeux financiers s’ajouterait la victoire politique des milieux russes les plus nationalistes, car le contrat Mistral n’a jamais fait l’unanimité à Moscou. L’idée même d’acheter des équipements militaires à l’étranger, qui plus est à un pays membre de l’Otan, reste sur l’estomac de nombreux responsables russes. Les deux hommes qui ont conclu le contrat – le ministre de la Défense Anatoli Serdioukov et le chef d’état-major Nicolaï Makarov – ont été débarqués sans ménagement fin 2012. Une décision française de non-livraison renforcerait l’opinion de nombreux Russes selon laquelle il n’est pas possible de faire confiance aux Occidentaux, et qu’il faut poursuivre dans la voie de la confrontation plutôt que de l’apaisement. Ce serait donner raison au Kremlin et aux idéologues contre les milieux d’affaires et les libéraux.
Jean-Dominique Merchet