Publié le : 30 décembre 2014
Source : espritcorsaire.com
Le monde malade de l’Amérique ?
« L’espionnage serait peut-être tolérable s’il pouvait être exercé par d’honnêtes gens, mais l’infamie nécessaire de la personne peut faire juger de l’infamie de la chose » (Montesquieu, L’Esprit des Lois, 1748)
Amplifiées par Glenn Greenwald et des médias internationaux, les révélations d’Edward Snowden sur l’existence d’un programme américain de surveillance massive du cyberespace (Prism) renvoient à ce jugement de Montesquieu. N’était son ampleur, tout ce qui est révélé par l’ex-consultant de la NSA (« National Security Agency ») était de notoriété publique à lire les ouvrages publiés auparavant sur le sujet. Celui paru sous les plumes de Quentin Michaud et d’Olivier Kempf privilégie une approche originale de cette « technologie quasi-orwellienne », approche révélatrice d’évolutions profondes touchant au monde du renseignement et aux questions géopolitiques et stratégiques.
Le révélateur d’évolutions profondes touchant au monde du renseignement
Dans la première partie, Quentin Michaud procède à un examen chronologique, méthodique, froid de ce feuilleton aux multiples rebondissements. Froideur qui renforce un réquisitoire contre cette surveillance planétaire par la NSA ! L’auteur décrit avec minutie les intrusions massives dans la vie des citoyens du monde entier comme dans les secrets commerciaux, diplomatiques ou politiques de pays pour la plupart alliés des Etats-Unis, y compris grâce au piégeage du cœur même d’internet. Il appréhende l’hubris américain sur le « sixième continent », en particulier dans la collecte et l’analyse des métadonnées (« big data ») grâce à l’utilisation de multiples logiciels espions, d’autres systèmes informatiques, de drones, drones qui contribuent à un vaste programme arbitraire d’élimination des ennemis de l’Amérique depuis le 11 septembre 2001 .
Dans cette « guerre contre le terrorisme » consacrée par l’adoption du Patriot Act (26 octobre 2001), les complices sont légions à l’intérieur (Microsoft, Google, Yahoo…) comme à l’extérieur (« Five eyes », Israël, Arabie saoudite…). Les cibles ne manquent pas. Personne n’est épargné : Chine, Inde, Russie, Afrique, Moyen-Orient, Brésil, Mexique, Allemagne, France, ONU, Union européenne… Les déclarations des dirigeants concernés relèvent de l’indignation à usage public. D’habitude si prompte à sanctionner (Iran, Russie), l’Union européenne pratique la fleur de rhétorique pour les Etats-Unis. Les services de renseignement mesurent les conséquences d’une telle affaire pour leur image. Louables dans leurs intentions, les déclarations de l’ancien directeur technique de la DGSE (préface du livre) alimentent les soupçons au lieu de les dissiper.
Le révélateur d’évolutions profondes touchant aux questions géopolitiques et stratégiques.
Dans la seconde partie relevant plus de l’analyse des relations internationales, Olivier Kempf part d’un constat : la rupture provoquée par Edward Snowden est bel et bien réelle . En obéissant aux seules possibilités de la technique sans réfléchir aux conséquences politiques, le système américain a suscité un rejet mondial. Il a contribué à rebattre les cartes de la géopolitique classique : remise en question du concept de guerre classique, « balkanisation du cyberespace », relativisation du concept d’ennemi dans le cyberespace, renouvellement de la compréhension et de la pratique des alliances (différenciation entre alliances classiques et cyberalliances, entre cyberalliances bilatérales et multilatérales), mise en évidence de l’illusion du respect de la souveraineté par la puissance dominante, de l’illusion de l’objectif louable de l’indépendance …
Les conséquences géostratégiques de cette obsession sécuritaire américaine sont également multiples. L’affaire Snowden apporte une nouvelle dimension, constitue une surprise stratégique. Elle réside dans la nouvelle nature du monde. Le système international n’est ni unipolaire, ni multipolaire, il est apolaire. Ce qui signifie une lutte de tous contre tous. Autrement dit, nous n’avons plus d’ennemis et donc, nous n’avons plus d’amis. Désormais, chacun se méfie du système. En affaiblissant la confiance, la NSA arme d’observation massive, et au-delà l’Amérique, obtient l’effet inverse de celui recherché : la méfiance remplace la confiance, l’altérité constitue l’adversité, l’insécurité devient généralisée. L’image d’Epinal d’une Amérique meilleure protectrice des droits et des libertés est passablement écornée. Son leadership est contesté.
Le monde malade de l’Amérique
Cet ouvrage présente un double mérite. Celui de poser la question lancinante, dès qu’on évoque l’activité des services de renseignement, du difficile équilibre entre protection de l’Etat et garanties des libertés des citoyens dans un contexte de lutte contre le terrorisme. Les démocraties sont-elles aujourd’hui menacées ? Celui d’inciter à méditer sur le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de la Boétie (1549) au regard des évolutions récentes des relations franco-américaines. Longtemps marquées au sceau du consensus gaullo-mitterrandien du « alliés, mais pas soumis », elles évoluent vers un néoconservatisme « retardataire » (Régis Debray). Evolution inquiétante au moment où, grâce à la confirmation des « pratiques répugnantes » de torture de la CIA par un rapport du Sénat, le monde découvre qu’il pourrait être « malade de l’Amérique » !
Guillaume Berlat
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1 – Glenn Greenwald, Nulle part où se cacher, Jean-Claude Lattès, 2014.
2 – Quentin Michaud/Olivier Kemf, L’affaire Edward Snowden. Une rupture stratégique, préface de Bernard barbier, Economica, 2014.
3 – Jérémy Scahill, Dirty wars (Le nouvel art de la guerre), éditions Lux, 2014.
4 _ Guillaume Berlat, L’affaire Snowden à travers le prism (e) du monde. Les amis de Georges… Orwell, Aquilon (Bulletin de liaison de l’Association des internationalistes), n° 12, février 2014, http://www.association-des-internationalistes.org/.
5 – Jacques Follorou, Démocraties sous contrôles. La victoire posthume d’Oussama Ben Laden, CNRS éditions, 2014.