Publié le : 06 janvier 2015
Source : lepoint.fr
Brighelli opère une plongée dans l’univers des Rep et dans la formation supposée des maîtres qui y enseignent. Un système kafkaïen.
Jean-Paul Brighelli : Najat Vallaud-Belkacem a donc institué les Rep et les Rep+, qui remplacent, avec cet admirable sens des sigles qui caractérise l’Éducation nationale, les anciennes Zep, ou Rar. L’administration ne manque pas d’imagination pour instaurer des dispositifs complexes, étant entendu que la complexité est un signe d’intelligence… Bien sûr, à tout dispositif nouveau il faut des enseignants nouveaux. Plus exactement, on prend les enseignants anciens, et on les forme à leurs nouvelles (?) tâches. Évidemment, pendant qu’ils sont en formation (bon nombre des absences qui courroucent tant les parents sont en fait des stages obligatoires de formation), il faut mettre d’autres enseignants devant des élèves qu’il est hors de question d’abandonner à eux-mêmes, en primaire en particulier.
En ce jour de rentrée, lundi 5 janvier, c’étaient ces enseignants-là qui, à Marseille, étaient en stage : j’espère que vous suivez l’empilement-gigogne de ces formations forcément indispensables. L’intérêt du stage étant très relatif, et les formateurs d’une incompétence rare, l’une de ces stagiaires – appelons-la Bernadette – a eu le temps de me transmettre quelques-unes de ses réactions à cet invraisemblable système. Florilège.
Constat dramatique de l’inégalité des chances
Bernadette : Les Rep, qu’est-ce que c’est ? Ce sont les réseaux d’éducation prioritaire (et les Rep+, c’est ceux qui sont encore plus prioritaires que les autres). Comment les a-t-on sélectionnés ? On a fait une analyse sociale de la population d’un collège : pourcentage d’élèves boursiers, pourcentage de parents bénéficiaires du RSA, etc. À partir de là, on classe ou non le collège en Rep, ainsi que les écoles censées l’alimenter. J’écris « censées », parce qu’on ne prend pas en compte la possibilité de fuite vers le privé, très inégale selon les quartiers. Je précise que, d’après ce que je vois, le choix du privé n’est pas tant le fait de familles cathos tradis que celui de parents apeurés, quelle que soit leur religion. Un grand nombre de familles musulmanes, à Marseille, optent pour le privé, y compris confessionnel catholique. Ayant travaillé dans la moitié des écoles Rep+ de Marseille depuis la rentrée, j’ai vu des réalités très contrastées. Avec la nouvelle carte des Rep/Rep+, on fait succéder un arbitraire à un autre.
Face au constat dramatique de l’inégalité des chances de réussite à l’école, que propose-t-on ? Un nombre d’élèves par classe inférieur à 25, et de l’encadrement supplémentaire (deux CPE dans un collège, par exemple), ce à quoi les enseignants semblent attachés. Bien. Mais aussi des choses un peu plus obscures : un « référentiel des pratiques efficaces » (établi par qui ? Je remplacerais volontiers « efficaces » par « conformes au dogme pédagogique en vigueur à l’instant « t »), une « indemnité supplémentaire pour les enseignants qui assument des fonctions d’intérêt collectif » (ah bon, tous les enseignants n’assument pas des fonctions d’intérêt collectif ?), des « coordinateurs pour assurer le travail en équipe » (autrement dit, des enseignants sortis de leur classe pour faire de la réunionite à temps plein). Je suis peut-être une abominable râleuse de mauvaise foi, mais, dans tout ça, on ne m’explique toujours pas comment réussir une séance de maths au CP. Et ça me paraît bêtement crucial, parce que les enseignants de Rep sont, comme moi, majoritairement des débutants. Pour le reste, l’école parviendra tout de même difficilement à effacer la ségrégation spatiale et la reproduction sociale.
Le calvaire des instits remplaçants
Jean-Paul Brighelli : On se rappelle peut-être L’Instit, cette série à succès diffusée sur France 2 de 1993 à 2005, où l’acteur Gérard Klein, identifié par sa moto et son casque Cromwell, faisait des remplacements, d’une école à l’autre sur un territoire mal défini, et opérait des prodiges de pédagogie en un temps record. Miracles de la fiction. Qu’en est-il dans la réalité ? Quel est le quotidien de celles et ceux qui s’occupent de vos enfants quand leurs instituteurs sont en vadrouille pédagogique ?
Bernadette : Les enseignants du primaire exerçant en Rep+ ont neuf jours par an de réunion-concertation-formation. Ce sont ces journées que je fais en remplacement. Je change donc d’école tous les jours, puisque dans une grande ville le nombre d’écoles est tel que partout, chaque jour, des classes sont abandonnées par les titulaires et que les brigades de Najat arrivent sur leur puissante moto – ou plus prosaïquement au volant de leur voiture – pour les remplacer au pied levé. Être brigade Rep+, c’est avant tout écouter religieusement et amoureusement son GPS, même s’il massacre la grammaire française. Le mien ne connaît qu’un seul déterminant : l’article défini féminin. Exemple : « Prenez la deuxième sortie, sur LA boulevard Paul Cézanne. » Il aime tellement ça qu’il en fait un peu trop. Exemple : « Prenez la première sortie à droite, en direction de LA La Joliette. » Parfois, il massacre aussi la géométrie dans l’espace : « Tournez à droite », alors que, pour pouvoir tourner à droite, il faudrait que je commence par m’élever de cinq mètres environ pour me poser sur le pont qui passe au-dessus du plan sur lequel je me situe et qui permet, effectivement, de tourner à droite. Marseille est une ville quelque peu complexe, au niveau plan de circulation.
C’est ensuite arriver vers l’école et découvrir que l’adresse réelle, celle où se situe le portail d’entrée de l’établissement, ne correspond jamais exactement à celle indiquée sur le site de la circonscription. C’est comprendre qu’il faut avoir les clés pour accéder aux toilettes, ses propres dosettes de café si on veut en boire un, un code de photocopieuse… et que l’on n’a rien de tout ça. C’est prendre une classe pour laquelle l’enseignant titulaire a tout prévu…, mais a oublié la liste des APC [activités pédagogiques complémentaires, NDLR], le programme des APC, etc. C’est gérer des élèves en répartition parce que personne n’a pensé que les brigades Rep+ pouvaient tomber malades et avoir besoin d’être remplacées. C’est refaire à l’envers les kilomètres pour rentrer chez soi et découvrir qu’on a oublié un livre dans la classe, ou se demander dans quelle école on a pu laisser le classeur d’activités cycle 3. C’est appeler l’école, dire qu’on est désolée, qu’on ne pourra passer rechercher nos affaires qu’en dehors des heures de classe et qu’on aimerait bien que quelqu’un soit là pour nous ouvrir. C’est continuer de se demander où peut se trouver ce p*** de classeur, se dire qu’il faut enregistrer le numéro des quatre écoles fréquentées la semaine dernière et réussir à les appeler toutes pendant le temps de la récréation, si jamais on n’est pas de service demain matin. C’est se dire que l’Éducation nationale dédommage très mal l’étourderie.
Quand le pire scénario se dessine…
Bernadette : Et quand c’est la merde, voilà comment ça se passe. Et je voudrais saluer ici l’esprit lumineux qui a pensé que ce serait une bonne idée d’envoyer tous les enseignants d’une école très difficile en stage en même temps… À 8 h 32, quand nous (les brigades Rep+) étions incapables de les mettre en rang pour les faire monter en classe et pour comprendre qui est dans quelle classe, on a su qu’on était mal. À 8 h 35, quand nous avons dû mettre en répartition les élèves de notre collègue absente et qu’on a fait les pires choix d’association, on s’est sentis mourants. À la récréation, quand on a rédigé deux rapports d’incidents, séparé trois violentes bagarres et déploré la mise en pièces d’une paire de lunettes, on a commencé à rédiger nos testaments.
À midi, quand j’ai dû courir après un élève qui s’était échappé alors qu’il devait manger à la cantine (et qui a réussi à me semer dans la cité), je suis passée en mode kamikaze, avec une envie féroce de faire un attentat-suicide à l’inspection d’académie. Et à 16 h 30, quand une collègue qui avait légèrement fait pression sur le poignet d’un gamin pour séparer une bagarre s’est fait incendier par les parents, je me suis dit que l’attentat-suicide, c’était pas assez. L’année prochaine, on va tripler le nombre Rep+ dans l’académie d’Aix-Marseille… et on va doubler le nombre de brigades. Déjà que mes petits camarades (pour la plupart de fragiles T1-T2) ont tendance à souvent tomber malades, et ne sont généralement pas remplacés dans ce cas, je peux vous affirmer qu’il y aura beaucoup d’enseignants en concertation-réunion-formation qui ne seront pas remplacés l’année prochaine. Et moi, ça me gonfle. Parce que, quand il y a un prof absent, il y a des élèves en répartition dans les autres classes. Et, dans ces cas-là, c’est toujours à moi qu’on envoie les emmerdeurs parce que, pour résumer, on va dire que je n’ai pas peur.
De l’école primaire au collège
Bernadette : Dans l’esprit des gens qui gouvernent les Rep+, renforcer la liaison entre le primaire et le secondaire, c’est harmoniser les pratiques. Or, à ce qu’on nous dit, les enquêtes de l’OCDE (Pisa et autres) montrent que la France ne s’en sort pas mal dans le primaire et moins bien dans le secondaire. C’est donc le secondaire qui doit se plier à la loi du primaire, à terme. Personnellement, je n’ai jamais considéré les enseignants du secondaire comme l’ennemi à abattre, ou plutôt à convertir. Mais je me sentirais presque soulagée s’ils se faisaient enquiquiner autant que nous par les conseillers pédagogiques, les animations pédagogiques (hors temps scolaire évidemment) et les formations de toutes sortes.
Jean-Paul Brighelli : Je rassure Bernadette : les prochaines décisions du ministre viseront à « primariser » la sixième, en établissant des allers et retours et des ponts entre équipes pédagogiques, les grands manitous ayant décidé que l’origine des problèmes des enfants à 11-12 ans ne vient pas de leur incapacité fréquente à lire et à écrire, mais réside dans le fait d’avoir plusieurs enseignants après des années avec un instit unique. Sûr que cette décision capitale va nous donner, très vite, une génération d’élèves parfaitement compétents. Pendant ce temps, des pratiques d’apprentissage de la lecture, ou des maths, et de la nécessaire réfection à la hausse des programmes, pas de nouvelles. On ne peut penser à tout.
P.S. : le ministre, qui avait éclaté de rire en disant que l’on ne fait pas le métier d’enseignant pour l’argent et qui a confirmé qu’aucune augmentation des salaires, bloqués depuis des années, n’aurait lieu sous le quinquennat de François Hollande, a tout de même eu le temps de penser aux recteurs (tous remplacés, sauf un, depuis 2012) et, juste avant Noël, a presque doublé la prime qui leur est attribuée en fin d’année : l’équivalent, en une fois, d’un salaire annuel de professeur certifié. Une bonne manière totalement égalitariste que je salue humblement.
Jean-Paul Brighelli