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Hélène Carrère d’Encausse : « Sur l’Ukraine, l’Europe s’est complètement trompée »

28 janvier 20150
Hélène Carrère d’Encausse : « Sur l’Ukraine, l’Europe s’est complètement trompée » 4.20/5 5 votes

Publié le : 27 janvier 2015

Source : comite-valmy.org

L’historienne française spécialiste de la Russie, Hélène Carrère d’Encausse, était de passage à Genève ce mardi. Invitée par le Centre européen de culture, la Société des membres de la légion d’honneur et le Cercle français de Genève, elle a évoqué les conséquences de la crise ukrainienne. Connue pour sa liberté de parole et son indépendance d’esprit, l’académicienne n’a pas mâché ses mots.

Faut-il s’inquiéter de la reprise des combats autour de l’aéroport de Donetsk ? Jusqu’où cela peut-il aller ?

L’enjeu, ce n’est pas l’aéroport de Donetsk. Derrière l’assaut lancé par le gouvernement ukrainien et le président Porochenko, il y a surtout le désir de voir les Occidentaux et l’OTAN s’investir plus loin en prétextant une intervention russe.

Que doit faire l’Europe pour sortir de cette impasse ? A quel moment s’est-elle trompée ?

Depuis la révolution orange de 2004, l’Europe s’est complètement trompée. La Commission européenne a mal travaillé. Elle a été incapable de comprendre la situation. Elle n’a jamais tenu compte des éléments réels. Elle a traité avec l’Ukraine mais pas avec la Russie. Au fil des ans, cela s’est aggravé. Le partenariat oriental qui excluait les Russes a été une très mauvaise affaire. Quand Vladimir Poutine a dit, il y a quelques jours, qu’il respectait et reconnaissait l’intégrité territoriale de l’Ukraine, l’Europe aurait dû se réveiller. C’était une déclaration fondamentale. Personne n’a bougé.

Que fallait-il faire ?

C’était le moment de faire un geste en levant quelques sanctions. Au lieu de cela, on est resté sur la même ligne. Je crois que François Hollande a compris que la Commission européenne n’avait fait que des sottises. C’est à lui, et accessoirement à la chancelière Angela Merkel, de reprendre la main. Il avait déjà commencé à le faire lors de la commémoration du débarquement en Normandie le 6 juin dernier mais il n’avait pas été soutenu. Il faut relancer une médiation conduite par la France et l’Allemagne. Et surtout, que les Etats-Unis ne s’en mêlent pas.

Quelle est la marge de manœuvre de Vladimir Poutine ?

Il n’en a presque pas. Il réagit à ce qui se passe en tirant parti des circonstances. D’un côté, il y a les sanctions. De l’autre côté, il y a des russophones en Ukraine orientale qui lui demandent assistance. Il ne peut pas laisser tomber ces gens, même son opinion publique ne lui pardonnerait pas. Voilà le problème. C’est pour cela qu’il attend un geste des Occidentaux. Une négociation ça se fait à deux. Il a dit qu’il ne toucherait pas à la territorialité de l’Ukraine. Il est obligé d’attendre que le président Porochenko reconnaisse qu’il ne peut pas entrer dans l’OTAN. Il faut trouver un statut pour l’Ukraine orientale.

Parmi les faits, il y a le réarmement de la Russie que met en évidence plusieurs rapports. Ne faut-il pas s’en alarmer ?

Face au déploiement de l’OTAN en Tchécoslovaquie et en Pologne, la Russie considère qu’elle a besoin d’exister militairement. Je ne dis pas qu’il ne faut pas s’en inquiéter. Mais il ne faut pas oublier qu’après l’effondrement de l’Union soviétique, la Russie s’est retrouvée avec une armée en très mauvais état.

Quel sera selon vous l’effet des sanctions économiques ? L’économie russe est-elle en péril ?

Elle est en difficulté mais les conséquences de la chute des prix du pétrole sont beaucoup plus graves que les sanctions. Son économie n’est pas assez diversifiée. C’est là, la grande responsabilité de Poutine et Medvedev. Ils n’ont pas conduit les réformes nécessaires. La Russie est trop dépendante de la rente pétrolière. C’est un vrai problème. Mais ça ne se gérera pas au niveau de l’Europe. Ce sont les Etats-Unis et l’Arabie saoudite qui sont responsables.

Quelles sont les chances de succès de la réunion sur la Syrie organisée par Moscou à la fin du mois ?

Il y a actuellement deux dossiers sur lesquels la Russie peut jouer un rôle important. C’est le dossier syrien et le dossier du nucléaire iranien. Dans la mesure où ces négociations sont très importantes, on a intérêt à retrouver une certaine sérénité dans les relations avec la Russie. Cela pourrait aussi aider à résoudre le problème ukrainien. En ce qui concerne la Syrie, il est clair qu’il y a une évolution dans l’appréciation que le monde occidental fait de la situation. On considère que Bachar el-Assad n’est pas le danger principal. C’est la position Russe et c’est autour de cela que peuvent s’organiser les discussions. Cette réunion est importante. Il faudra voir ce qu’il en sort. Cinq présumés terroristes tchétchènes ont été arrêtés à Béziers en France ce mardi.

Est-ce que cela peut amener la France et l’Europe à revoir leur coopération avec la Russie ?

Il est clair que la France doit réamorcer sa coopération avec la Russie. Les sanctions ont tout arrêté. La Russie est confrontée au même défi sécuritaire que les Occidentaux. Le départ des troupes d’Afghanistan les inquiètent énormément. Ils vont être menacés directement à leurs frontières. Les Européens ont donc intérêt à réfléchir au problème de la lutte contre le terrorisme avec la Russie mais aussi l’Iran qui se trouve confrontée au même problème.

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Publié le : 28 décembre 2014

Source : lejdd.fr

En Ukraine, l’UE a fait preuve d’aveuglement

Février 2014 – Ce fut la révolution de l’année, qui emporta en quelques semaines un régime autoritaire pour se tourner vers l’Union européenne. Mais les lendemains ont vite déchanté en Ukraine avec l’éclatement, dans l’est, d’une guerre entre pro-ukrainiens et prorusses qui a fait, à ce jour, plus de 4.500 morts. Le premier conflit en Europe depuis 1999 et la guerre du Kosovo.

J’ai toujours trouvé Mme Timochenko étonnante. C’est une femme d’ambition, intelligente mais extrêmement opportuniste. Sa réapparition était un peu ridicule. La preuve en est que la population ukrainienne ne l’a pas accueillie à bras ouverts, en ne lui accordant que 12,82 % des voix à la présidentielle qui a suivi, quelques mois plus tard. La situation s’est immédiatement dégradée quand les autorités de Kiev ont proclamé que le russe ne serait plus l’autre langue officielle en Ukraine, ce qui a constitué une réelle imbécillité. La question des langues cristallise les tensions dans cette partie du monde.

Ce faisant, Kiev a offert la Crimée à Poutine sur un plateau d’argent. Poutine en a eu assez. Certes, le basculement de la Crimée dans le giron russe n’a pas été légal au regard du droit international, mais je ne parlerais pas pour autant d’ »annexion ». Davantage d’une modification des frontières qui n’a pas été réglée par le biais d’un accord international. Les Russes vous diront que les Occidentaux ont fait de même au Kosovo. Et que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes existe aussi. Or la population (russophone) de Crimée avait déjà réclamé, à plusieurs reprises depuis la fin de l’URSS en 1991, son rattachement à la Russie.

La situation dans l’est de l’Ukraine est tout à fait différente. Mais il faut avoir en tête que l’Ukraine unifiée n’a existé qu’au travers de l’Union soviétique, après la victoire de 1945. Je n’oublie rien des horreurs du système soviétique mais il faut souligner que la nation ukrainienne s’est complètement construite sous l’URSS. Vladimir Poutine n’est pas idiot. Il n’est nullement question à ses yeux de s’emparer de la moitié de l’Ukraine. Qu’en ferait-il ? Pensons aux difficultés considérables que connaît la Russie. Poutine a assez affaire avec les Tchétchènes, les Tatars et d’autres sans aller se mettre sur les bras une Ukraine ruinée. À ses yeux, l’Ukraine sert plutôt de levier pour dire aux Occidentaux : « Vous ne pouvez pas ignorer ou mépriser la Russie. »

Novembre 2013, le partenariat avec l’UE refusé

Pour avoir suivi de très près la « révolution orange » de 2004, je savais que l’Ukraine vivait depuis dans une attente. De fortes pressions s’exerçaient sur elle, venues des nouveaux États de l’Union européenne, avant tout de Pologne et de Lituanie, où l’on voyait l’avenir du voisin s’écrire avec des points de suspension ; mais aussi de Russie, où l’on savait que le partenariat proposé par l’Union européenne revenait à exclure la Russie du jeu.

Depuis deux ans, Poutine développait sa conception d’un espace eurasien, inenvisageable sans l’Ukraine. Boris Eltsine, à qui j’avais demandé, lors de sa venue à Paris en 1987, s’il ne pensait pas que l’empire soviétique avait vécu, m’avait déjà répondu : « Oui, mais il faut sauver la solidarité entre les trois États slaves« , à savoir la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie. L’idée que l’Ukraine puisse tourner le dos à Moscou était inacceptable pour la Russie. Poutine a bien des défauts, mais c’est aussi un être sensé, qui souhaite que la Russie soit respectée, que l’Union européenne ne l’isole pas. Mais l’UE a fait preuve d’un terrible aveuglement dans l’affaire ukrainienne.

« Révolution orange » et Maïdan

En comparant la « révolution orange » et les événements de Maïdan, j’ai vu dans ces derniers la récupération, l’organisation, la violence sous-jacente. De plus, la diaspora ukrainienne, très importante à travers le monde et surtout aux États-Unis et au Canada, a joué dans cette crise un rôle de lobby très influent. Mais le plus grave fut à venir au mois de février 2014. Le 20 février, dans un geste fort, trois ministres européens, français, allemand et polonais, tentent d’établir un accord entre le président ukrainien et les autorités issues de Maïdan. Or depuis toujours, on sait que pour ce type d’action soit efficace, il faut demeurer sur place, prendre son temps, suivre les différents protagonistes… C’est la politique des « petits pas » qui a réussi à Kissinger jadis. En repartant aussitôt l’accord signé, les ministres ont laissé les autorités ukrainiennes livrées à elles-mêmes.

Hélène Carrère d’Encausse

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