Publié le : 17 février 2015
Source : les-crises.fr
Des djihadistes type Al-Qaïda ont tué 2 000 personnes en quelques jours, ce que le monde a largement ignoré.
Le président Obama est critiqué pour ne pas avoir rejoint les 40 autres chef d’état lors de la manifestation de masse à Paris à la suite du massacre de Charlie Hebdo. Cependant, en faisant profil bas plutôt que de faire face aux assassinats terroristes, Obama a peut être fait preuve de plus de prudence que les dirigeants présents, dans sa manière de gérer de telles attaques, aussi atroces soient-elles.
Que des gouvernements et des personnes veuillent montrer leur solidarité contre le terrorisme, cela peut se comprendre. Mais à bien des égards, le nombre gargantuesque et l’exagération des réactions verbales répondant aux meurtres de dix-sept personnes par trois terroristes, traitant l’affaire comme s’il s’agissait de Pearl Harbour ou du 11 septembre, revient à faire le jeu d’Al-Qaïda et de ses clones.
Les trois terroristes, Chérif et Saïd Kouachi ainsi qu’Amedy Coulibaly, étaient plutôt de pitoyables individus avant le 7 janvier, mais ils ont maintenant acquis un statut diabolique. Leur action a jeté des millions de personnes dans les rues, a amené la plupart des dirigeants du monde à Paris et mobilisé des dizaines de milliers de soldats et de policiers. Ces trois hommes auraient été fiers d’avoir provoqué une telle réponse à partir d’un attentat plutôt banal selon les critères du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord.
Cette réaction excessive des médias dans leur couverture en continu pourrait se révéler contre-productive. La raison est identifiée avec éloquence par un commentateur israélien, Uri Avnery, qui écrit : « Pour d’autres terroristes potentiels à travers l’Europe et l’Amérique, cette sur-réaction ressemble à une belle victoire. C’est une invitation pour des individus et de petits groupes à faire de même, partout… Le terrorisme veut dire frapper de terreur. Ces trois là, dans Paris, ont vraiment réussi. Ils ont terrorisé la population française. Et si trois jeunes sans qualification peuvent le faire, imaginez ce que pourraient faire 30 personnes ou 300 ! »
La concentration excessive sur les événements de Paris nous détourne des attaques bien plus violentes qui ont été menées ailleurs dans le monde par des mouvements de type Al-Qaïda. Ils sont aujourd’hui en mesure d’agir librement dans au moins sept pays du Moyen-Orient et d’Afrique du nord où se déroulent des guerres civiles – Afghanistan, Irak, Syrie, Yémen, Libye, Somalie et le nord-est du Nigeria – et qui ont presque tous subi depuis le début de l’année des actes de terrorisme ayant fait plus de victimes qu’à Paris.
Même s’il ne s’agissait que de leur propre intérêt, les français, les britanniques et les américains devraient porter plus d’intérêt à ce qui se passe là-bas, dans la mesure où ce sont les terreaux physiques et idéologiques de mouvements de type Al-Qaïda, dont les activités affectent de plus en plus l’Europe occidentale.
La pire atrocité commise cette année par un mouvement extrémiste islamiste a été de loin le massacre de plus de 2 000 personnes, perpétré la semaine dernière par Boko Haram au nord-est du Nigeria. Les images satellite diffusées par Amnesty International montrent deux villes, Baga et Doron Baga, complètement dévastées, avec 3 700 structures endommagées ou détruites.
Ce massacre a eu une faible médiatisation jusqu’à ce que la consternation des événements de Paris ne retombe, et pourtant les tueurs au Nigeria et en France avaient des croyances et des méthodes similaires. Mais vous noterez la différence dans les réactions internationales à ces deux atrocités. Mon ami et ancien collègue Richard Dowden, directeur de la Royal African Society, a écrit que si tous les gens bien-pensants sont unis contre le terrorisme, on se demande « où est le mouvement ‘je suis Nigeria’ ? »
Il y a certainement des explications et des excuses au fait que l’attention se soit focalisée sur les événements de France plutôt que sur ceux au Nigeria. Les meurtres de Charlie Hebdo ont eu lieu dans l’un des centres médiatiques mondiaux, tandis que le lointain nord-est du Nigeria, à la limite du Sahara, est l’un des endroits les moins visités, les plus appauvris et dangereux de la planète. Le gouvernement nigérian du président Goodluck Jonathan a fait preuve d’ une incompétence et d’une force d’inertie exceptionnelles dans sa lutte contre Boko Haram.
L’armée nigériane a prouvé son incapacité à arrêter les colonnes de combattants motorisés de Boko Haram qui opèrent avec la même efficacité meurtrière que leurs homologues de l’Etat Islamique d’Irak et du Levant (EIIL), en Irak et en Syrie. Dans les deux cas, les atrocités ont pour but de causer terreur, panique et démoralisation des opposants, avant même que ne commence la vraie bataille.
En 2004, j’ai comparé l’Irak au Nigeria, en disant que le gouvernement de Bagdad risquait de devenir comme celui du Nigeria : un pays pétrolier qui non seulement était corrompu, mais constituait une kleptocratie institutionnalisée dans laquelle tout était volé et rien n’était construit. Puis lorsque Nouri al-Maliki, en tant que premier ministre irakien, a conduit le pays à la ruine, j’ai pensé que la comparaison était injuste vis-à-vis du Nigeria. Mais finalement, j’avais tort. L’incapacité et le vol du revenu du pétrole à grande échelle, par tous ceux qui sont liés au gouvernement dans les deux pays, ont beaucoup en commun.
Ce qui se passe dans des villages tels que Baga et Doron Baga dans l’état de Borno, dont la plupart ont été envahis par Boko Haram, peut donner l’impression que ce qui se passe ensuite à Londres et Paris n’a rien à voir. Mais c’est dans ces mêmes endroits du monde – rudes, isolés et frappés par la pauvreté – que des mouvements comme Al-Qaïda trouvent les terres les plus fertiles pour se développer sans attirer l’attention, jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour les arrêter. Ce qui était le cas pour les déserts de l’ouest de l’Irak, l’est de la Syrie et le sud du Yémen. Là, ils pouvaient fuir ou battre les armées gouvernementales gangrenées par la corruption, dont la brutalité contre les communautés locales garantissait aux djihadistes la sympathie et de nouvelles recrues.
La défense de la France, du Royaume-Uni et d’autres pays, contre les attaques terroristes, comme celle contre Charlie Hebdo, dépend de la capacité à trouver des solutions pour les sept autres guerres civiles ayant lieu du Pakistan au Nigeria. Ce sont les endroits où la violence fanatique sunnite prospère, celle qui a maintenant touché l’Europe occidentale. Les mesures de sécurité et les décisions politiques doivent être coordonnées et, tant qu’elles ne le seront pas, la marche de 40 chefs d’état à Paris restera une vaine gesticulation.
À l’élaboration de politiques efficaces dans la lutte contre Al-Qaïda, ces mêmes 40 chefs d’état devraient penser à ces sept guerres mentionnées plus haut comme étant autant de marais où des moustiques porteurs de malaria se multiplient. Il devrait être possible d’empêcher ces moustiques d’Al-Qaïda d’atteindre l’Europe et d’autres endroits du monde. Certains moustiques pourraient être identifiés et éliminés à leur arrivée. Mais quelles que soient les mesures prises, quelques-uns de ces moustiques – qui ont de nos jours tant d’environnements propices – passeront et s’en prendront aux gens, avec des résultats mortels.
S’opposer au terrorisme ou soutenir la liberté d’expression, c’est comme être en faveur de la maternité ou contre le péché. Le problème avec les manifestations de Paris et d’ailleurs est qu’elles risquent d’être un substitut à des décisions politiques difficiles. Beaucoup d’entre elles, comme par exemple fermer la frontière entre la Turquie et la Syrie, ou mettre la pression sur l’Arabie Saoudite pour contrôler les médias pro-djihadistes, seraient difficiles à mettre en œuvre. Mais sans de telles actions, tout le reste n’est que grandiloquence. Peut être que le président Obama a eu raison de rester à l’écart.
Patrick Cockburn
The Indepedent, le 18/01/2015