Publié le : 20 février 2015
Source : russeurope.hypotheses.org
Le conflit entre la Grèce et l’Allemagne polarise désormais les peuples de la Zone Euro. La réponse méprisante faite par le Ministre des Finances de Berlin à la proposition issue d’Athènes est la meilleure démonstration que pour l’Allemagne il s’agit de casser un gouvernement démocratiquement issu d’élections libres et, au-delà la Grèce pour laquelle les qualificatifs les plus méprisants, les plus injurieux, ont été utilisés. Souvenons-nous des « cueilleurs d’olives ». Cela concentre sur l’Allemagne le ressentiment de tous ceux qui condamnent et refusent la suicidaire politique d’austérité. Faut-il donc haïr l’Allemagne ?
Les péchés répétés de Mme Merkel et de M. Schäuble
Le gouvernement d’Athènes avait envoyé le jeudi 19 une demande à Bruxelles. Il y affirmait sa volonté de« coopérer étroitement avec les institutions européennes et le FMI », ainsi que celle d’« honorer ses obligations financières vis-à-vis de ses créanciers ». Il s’y engageait à « financer pleinement toute nouvelle mesure tout en s’abstenant de toute action unilatérale qui saperait les objectifs budgétaires, la reprise économique et la stabilité financière ». La seule chose qu’il demandait était l’introduction d’une « flexibilité » permettant « des réformes substantielles » afin de « rétablir le niveau de vie des millions de citoyens grecs » (1). Ceci n’est pas un vain mot. Le quart des enfants scolarisés en Grèce souffre de la faim. Près de la moitié de la population a renoncé à se faire soigner. Le nombre des suicides a augmenté de 40% ces cinq dernières années.
Cela n’a nullement ému Berlin. La réponse a fusé quelques heures plus tard, un « Nein » aussi impératif que méprisant. Dans des commentaires qui ont « fuité » par le biais d’Edward Conway, le responsable économique de la chaîne britannique Sky News puis par Reuters, on apprend quelles conditions humiliantes et insultantes le gouvernement de Berlin mettait à son accord. Il ne veut rien moins qu’une reddition complète du gouvernement grec, lui imposant un traité léonin, une paix carthaginoise, où ce gouvernement, librement élu, devrait obtenir l’accord préalable de la « troïka » pour tout changement à apporter à la politique économique. En d’autres termes cela nie l’existence de la moindre souveraineté à Athènes.
Comment ne pas voir dans cette attitude l’écho lointain de l’ultimatum envoyé par l’Empire austro-hongrois à la Serbie, qui déclencha la Première guerre mondiale ? Comment ne pas y voir l’arrogance de l’Allemagne hitlérienne envoyant un autre ultimatum, en mai 1941, à la Yougoslavie et à la Grèce ? Mme Merkel devrait y prendre garde. Son comportement commence à ressembler à ce que l’on trouve de plus haïssable dans l’Allemagne. On pourrait, d’ailleurs, rafraichir la mémoire à Mme Merkel, que ce soit sur les diverses occasions où l’Allemagne a bénéficié d’un effacement partiel de sa dette (Plan Dawes, Plan Young, accord de 1953) ou sur les conséquences ultimes de l’hybris germanique, qui il y a 70 ans a conduit les forces de l’Armée Rouge à Berlin.
L’Allemagne vaut mieux que Madame Merkel
Pourtant, nous savons bien que Mme Merkel ne représente pas toute l’Allemagne, où des voix discordantes, que ce soit au parti des « Verts » ou à Die Linke, ou même dans des fractions du SPD et dans les syndicats, se sont faites entendre. Toute l’Allemagne ne se reconnaît pas dans la politique mercantiliste qui a été menée depuis 2003. Toute l’Allemagne ne se reconnaît pas dans cette politique de créancier. Car une bonne partie de l’Allemagne en souffre, et l’on sait que le nombre des salaires (plein temps) inférieurs au SMIC n’a jamais été aussi grand avec plus de 7 millions de travailleurs. Le niveau des investissements dans les infrastructures n’a jamais été aussi bas, ce qui constitue aujourd’hui un problème pour la population (on sait que le nombre des retards de train est pratiquement le triple en Allemagne qu’en France) mais aussi pour l’industrie et l’économie en général. Cette politique ne profite en réalité qu’à une minorité.
Mais cette minorité a convaincu une partie de la population de la logique de sa politique. C’est pourquoi Mme Merkel est aujourd’hui chancelière, et pourquoi le SPD, associé à son gouvernement, se fait si timide et si complaisant.
C’est une règle en démocratie : le gouvernement que l’on a élu vous représente, et vous serez identifié à la politique de ce gouvernement, sauf si vous vous y opposez activement. L’histoire se rit de ceux qui veulent en être les spectateurs.
L’Allemagne dans nos têtes
Il faut aussi regarder l’Allemagne, ou plus exactement ce parti-pris qui considère la politique de Merkel-Schäuble comme le parangon de l’efficacité, dans nos têtes. La fascination morbide que l’Allemagne, dans ce qu’elle a de pire, exerce sur les élites françaises appellerait une psychanalyse de masse, si une telle chose était possible. On peut, et on doit, y voir l’écho lointain de la défaite de 1940, et de l’abandon au pire dont les élites françaises, tant de droite que de gauche se sont alors rendues coupables. Le liberté, la République, et l’honneur n’ont été sauvés que par une poignée de réprouvés, de « clochards célestes » pour reprendre l’expression de Romain Gary, qui en fut, lui, le petit juif né à Wilno. Au fond, et on le voit hier comme aujourd’hui, c’est dans l’abandon de la souveraineté que se construit cette politique de soumission. On voit aujourd’hui ressurgir dans le langage de la droite française, mais aussi d’une partie de la gauche, n’est-ce pas Monsieur Manuel Valls ou Monsieur Emmanuel Macron, les vieilles lunes du discours vichyste, avec cette culpabilisation permanente de la population, accusée de ne pas faire assez d’efforts, de ne pas vouloir souffrir assez. Il y a une dimension sado-masochiste dans ce discours et dans cette politique. Mais cette dimension n’est pas que le reflet d’un inconscient trop longtemps refoulé. C’est aussi l’expression d’intérêts que l’on peut parfaitement identifier.
Alors, disons-le, cette Allemagne là est haïssable.
Si, demain, elle devait triompher, si, demain, elle devait écraser l’espoir grec avec ce qu’il représente, qu’elle sache que notre résolution à l’affronter et à la détruire sera implacable. Le nazisme est mort, lui aussi, sous les chenilles des chars soviétiques.
Jacques Sapir
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(1) http://www.lesechos.fr/monde/europe/0204170723979-la-grece-demande-officiellement-une-aide-prolongee-