Publié le : 25 février 2015
Source : kader-hamiche.fr
Allez sur le site de la Confédération paysanne et prenez quelques minutes pour consulter la carte de l’industrialisation de l’agriculture française qui y est publiée : elle est édifiante. Pas moins de 29 sites y sont répertoriés avec, pour chacun d’eux, les tenants et aboutissants du projet. Parmi les 29 « fermes-usines » répertoriées, certaines sont en projet, d’autres autorisées, d’autres en voie de l’être mais déjà actives et d’autres encore mises en œuvre alors qu’elles ont essuyé un refus. La conclusion certaine qu’on en tirera est que l’industrialisation de notre agriculture est d’ores-et-déjà une réalité.
Et alors, me dira-t-on ? Quel mal y a-t-il à ça ? Voilà une question à laquelle Xavier Beulin, le président de la FNSEA, a répondu sur France Inter cette semaine (à écouter car édifiant) : « Ben, oui, quel mal y a-t-il ? », sur le ton sans réplique, péremptoire et un tantinet méprisant dont il est coutumier. Quant à lui, le président d’Euralis Christian Pées, moins tranchant, tient le même discours sur un ton plus lénifiant, en usant de tous les poncifs, y compris mensongers (écouter), pour justifier la nécessité de cette industrialisation (1). Céréalier de son état, Xavier Beulin est le premier intéressé dans tous les sens du terme par la fin du modèle agricole français. En effet, il est par ailleurs président de Sofiproteol, très récemment et hypocritement rebaptisée du joli et bucolique nom d’Avril. Ceci n’est pas anodin car le changement de nom – une opération marketing et un bon moyen de brouiller les pistes – s’est accompagné d’un changement de statut. La coopérative agricole spécialisée dans les OGM et l’agro-carburant est devenue une société en commandite par actions (SCA), ce qui permet à Xavier Beulin et à ses associés au sein de la société Avril Gestion (2), de la contrôler.
Avril-Sofiproteol (lire) fait essentiellement dans les oléagineux (huiles de table Lesieur et Puget), l’alimentation animale (Sanders), les œufs, notamment sous forme liquide pour l’industrie alimentaire (Matines) et, surtout, les agro-carburants (Diester). Une spécialité faussement présentée comme « bio » dont la Cour des comptes dit dans son rapport de 2012 sur les biocarburants : « La filière biodiesel a bénéficié d’une rente de situation importante : elle a coûté au final à l’État 1,29 milliards € et elle a bénéficié de soutiens dont le montant est supérieur à celui de ses investissements ». Ce, en plus des plantureuses subventions captées au titre de la Politique agricole commune (PAC) de l’UE.
L’agriculture au service de l’industrie chimique et de la finance
Oui, quel mal y a-t-il à appliquer en France le TAFTA ? Je pourrais répondre : « Tous les maux ! » et ce ne serait pas vraiment exagérer car, en réalité, ils y sont tous. Le TAFTA est une application radicale et sans discernement d’une conception désincarnée et déshumanisée de la civilisation, en vigueur aux États-Unis, à l’économie et aux échanges. Le modèle agricole en cours d’instauration en Europe opère un retournement de la logique de production : il ne s’agit plus de produire des biens pour satisfaire des besoins mais d’inventer de nouveaux besoins – si possible surévalués – pour assurer des débouchés à une économie et une agriculture productivistes. S’agissant de biens matériels, cela ne pose pas vraiment de problèmes éthiques. Quoique ! Mais, en matière d’agriculture, il est question du vivant. Et, là, notre conscience d’Hommes nous interdit de faire tout et n’importe quoi. L’adoption d’un modèle agricole productiviste et consumériste pose une multitude de questions éthiques.
Par exemple, l’Homme est omnivore avec une forte addiction à la nourriture carnée ; doit-il pour autant manger de la viande tous les jours ? Si, contre toute raison (3), on répond oui, cela signifie qu’on est obligé d’augmenter sans cesse la production de viande pour satisfaire les besoins de l’humanité ; c’est l’argument des Xavier Beulin, Christian Pées et autres tenants de l’agriculture industrielle. Doit-on alors s’interdire de faire la balance entre les prétendus besoins et les conditions dans lesquelles on peut les satisfaire ? La viande en cage, sur-vitaminée, surmédicalisée et dopée, est-elle une réponse satisfaisante ? L’Homme doit-il renoncer à un modèle d’élevage respectueux du bien-être animal ? Et faut-il admettre que l’agriculture soit vouée à la production de nourriture pour les animaux plutôt qu’à l’alimentation des Hommes eux-mêmes ? L’agriculture extensive exige toujours plus de territoires à exploiter : peut-on accepter pour cela de sacrifier des millions d’hectares de forêts primaires ? Et faut-il en passer par la destruction de l’écosystème marin (végétation et faune) dont l’exploitation est, elle aussi, de plus en plus vouée à l’alimentation du bétail ? Enfin, faut-il que 500 millions d’Européens et le double d’Africains (4) soient privés du libre choix de leur modèle de production et de consommation par la seule volonté d’une minorité de technocrates imbus de leur prétendu savoir et, surtout, mus par la volonté de puissance et l’appât du gain ?
Où est l’humanité si, pour, prétendument, nourrir des populations menacées de famine on condamne à l’exode et à l’émigration celles dont on confisque les terres et celles auxquelles on les achète à vil prix après les avoir réduits à la misère par la concurrence biaisée par les subventions ? Et puisque justification humanitaire il y a, que ne commence-t-on par mettre fin au gaspillage de 30% de la production ?
Les agriculteurs responsables et victimes
Et si nous voulions, nous, simples pékins, ne manger qu’une fois par semaine de la viande rouge issue de beaux bestiaux à poils nourris à l’herbe et pas gavés d’hormones et d’antibiotiques comme ceux qu’on exhibe au musée, pardon, au salon de l’agriculture de la porte de Versailles ? Et si nous voulions, nous, ignorants que nous sommes, ne manger que de la viande de boucherie – que nous ne pourrions nous payer qu’une fois par semaine mais ça tombe bien puisqu’il ne nous en faut pas plus – que nous irions choisir à l’étal et non de la viande sous cellophane, imbibée d’eau, de sel, de conservateurs et de saloperies en tout genre qui s’accumulent dans nos organismes et qui nous tuent à petit feu ?
C’est tout cet ensemble de questions que le TAFTA prétend occulter en supprimant ce que ses promoteurs appellent les « barrières non douanières ». Or, avec l’industrialisation de l’agriculture et sa mise sous la coupe des industries chimiques et de la finance, c’est le TAFTA qui s’applique avant même d’avoir été signé. J’ai dit ici (lire) que les agriculteurs français étaient à la fois responsables et victimes de cette situation. Mais les fautifs majeurs sont ceux qui veulent, contre la volonté des peuples, imposer une conception prométhéenne, croient-ils, de leur rôle, alors qu’elle n’est que la manifestation d’un orgueil qui les fait mépriser la nature et les Hommes au point de commettre le crime de démesure (hybris).
Kader Hamiche
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1) Pour lui, nos besoins nutritionnels s’appellent « besoins en protéines et en sucre »…
2) Les associés de Xavier Beulin dans cette société sont : Jean-Pierre Denis, énarque, inspecteur des finances, ancien directeur adjoint du cabinet du Maire de Paris Jacques Chirac puis secrétaire général adjoint de l’Élysée au début du premier mandat du même, il est l’actuel président du Crédit mutuel de Bretagne et du Crédit mutuel Arkéa. Il est aussi à l’origine de la création de l’organisme public de financement des PME innovantes, Oséo. Caricature du haut fonctionnaire recyclé dans les affaires faussement privées et la prédation du bien public, il est passé par la Générale des eaux, devenue Vivendi avec Jean-Marie Messier puis Veolia ; Anne Lauvergeon, ancienne « sherpa » (avec Attali) de François Mitterrand devenue patronne d’Areva après un passage à la banque Lazard, Alcatel puis la présidence de la Cogema, ancêtre d’Areva ; Pierre Pringuet, polytechnicien patron de Pernod Ricard. Tout ça fleure plus la finance et le politico-affairisme que l’agriculture.
3) Lire sur le site La nutrition.fr.
4) Car l’Afrique est entraînée dans ce délire épiméthéen.