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Les dernières déclarations ou articles écrits ces derniers jours par plusieurs économistes et hommes politiques européens montrent que nous sommes entrés dans une phase aiguë de la crise de l’Euro. En Grèce, la question d’un possible retour à la Drachme est ouvertement discutée. En Italie, c’est Stefano Fassina, un économiste du Parti Démocrate (parti de centre gauche dont Renzi est issu), qui fut vice-ministre à l’Économie et aux Finances dans le gouvernement Letta, qui a décidé sur la question de l’Euro de franchir le Rubicon1. La « conversion » de Fassina à des thèses critiques sur l’Euro indique bien que le débat est en train de prendre de l’ampleur en Italie. Plus récemment, c’est Wolfgang Streeck, un sociologue et économiste, qui dans Le Monde a publié une longue tribune pour indiquer que l’Europe doit abandonner la monnaie unique2. Ces différentes prises de position, sans oublier celles de Podemos en Espagne, sont un bon indicateur du fait que nous sommes actuellement à un point de rupture. Streeck le dit sans ambages, le maintien de l’Euro est en train de tuer l’Europe et de provoquer une montée de l’antagonisme antiallemand.
Ceci était prévisible. Mais conduit à poser une série de questions. En effet, si la prise de conscience de l’effet néfaste, délétère, et pour tout dire destructeur de l’Euro devient aujourd’hui de mieux en mieux partagée, la séquence des événements qui nous conduira hors de cette machine infernale est loin d’être claire.
Quelle séquence pour la crise de l’Euro ?
Le premier point qu’il convient d’éclaircir porte sur les conditions d’une dislocation de la zone Euro. Serons-nous confrontés à une dislocation survenant à la suite de conflits (entre la Grèce et l’Eurogroupe par exemple) ou d’une série de décisions unilatérales (et l’on peut penser à l’Italie) ou bien cette dislocation surviendra-t-elle à la suite d’une décision commune des pays de la zone Euro ? Très clairement cette dernière hypothèse est en théorie la meilleure. Si la zone Euro est dissoute, voire simplement « suspendue » (et l’on sait que l’on raffole à Bruxelles et dans d’autres capitales de ces euphémismes) sine die, les pays pourraient mieux gérer ce processus. Des décisions sur des « zones-cibles » en matière de taux de change pourraient être adoptées, créant une meilleure prévisibilité quant aux nouvelles parités. Des accords concernant les banques permettraient de limiter le choc, inévitable mais temporaire, qu’engendrera la fin de l’Euro. Mais, force est bien de constater que les discours politiques tenus par les différents acteurs ne vont pas dans cette direction.
Un enjeu politique
L’existence de l’Euro est désormais un enjeu politique alors même que la rationalité économique conduirait à le dissoudre. Il y a plusieurs raisons à cela. Pour l’Allemagne (et Mme Merkel) la survie de l’Euro est une partie importante de sa stratégie économique. Grâce à l’Euro, l’Allemagne empêche (et a empêché) les autres pays de corriger les écarts de productivité avec son économie, écarts provenant soit de pressions inflationnistes différentes, soit de gains de productivité différents.
Graphique 1
Taux d’inflation au sein de la zone Euro
Source : données du FMI.
Le maintien de l’Euro est la garantie pour l’Allemagne de la pérennité de cette situation. Mais, l’Allemagne d’un autre côté n’est pas prête à payer ce qu’il faudrait pour que l’Euro fonctionne comme il se doit. Les sommes nécessaires ont été estimées entre 8% et 12% du PIB annuel, sur une période allant de 5 à 10 ans. C’est clairement insupportable pour l’économie allemande. C’est ce qui explique l’intransigeance de l’Allemagne sur l’existence de l’Euro et la politique d’austérité qui n’a de sens que parce qu’elle garantit l’existence de l’Euro au moindre coût pour l’Allemagne. Cependant, il y a une autre raison à la position allemande. Quand Mme Merkel dit « Si l’Euro échoue, l’Europe échoue », elle ne fait pas que défendre la position de l’Allemagne. Elle exprime en réalité la crainte des élites allemandes d’être à nouveau accusées de « casser l’Europe » comme ce fut le cas en 1914 et en 1939. A l’encontre des « experts » décérébrés qui oublient la dimension historique dans des positions politiques, il faut réaffirmer l’importance de l’histoire, et surtout des représentations qu’elle engendre, dans la formation des attitudes politiques. Cette position paralyse l’Allemagne, comme le démontre très bien Wolfgang Streeck. Elle la conduit à prendre une attitude absolument intenable.
La responsabilité française
Cependant, les torts sont partagés. A l’égoïsme, teinté de culpabilité, de l’Allemagne répond l’angélisme des élites françaises qui, se voulant plus européennes que Bruxelles, ont abdiqué tout esprit critique, tant sur la construction européenne que sur l’Euro. C’est ce qui a conduit les différents gouvernements français à s’aligner, volens nolens, sur les positions allemandes. Il faut ici citer le mythe du « couple franco-allemand ». Non que nos deux pays n’aient de bonnes relations ce qui est heureux et précieux. Mais ce « couple » n’a jamais existé que dans les cerveaux embrumés des journalistes et hommes politiques des cénacles parisiens. Il suffit de regarder d’un point de vue allemand pour s’apercevoir que ce « couple » n’existe pas. Mais, l’important est qu’il résulte de la politique française vis-à-vis de l’Allemagne (ou plus précisément de l’absence de politique) un discours qui ne peut que renforcer les positions allemandes dans ce qu’elles peuvent avoir de plus détestable.
Ces éléments rendent aujourd’hui peu probable le « meilleur » scénario, celui de la dissolution ordonnée. Il faut donc penser plutôt à une dissolution conflictuelle.
Le scénario d’un éclatement conflictuel
Cette dernière peut être déclenchée par plusieurs événements : un échec des négociations actuellement en cours en Grèce, un changement politique en Italie (survenant après les élections régionales de ce printemps), ou un retrait des investisseurs « hors zone-Euro » survenant à la suite d’une forte inquiétude sur les pays dits « périphériques », à la suite de la victoire possible en Espagne de Podemos au début de l’automne. Notons ici que ces divers scénarii ne sont nullement exclusifs l’un de l’autre. Nous serons confrontés à une succession de crises entraînant la sortie, de proche en proche, de plusieurs pays. La question se posera de savoir à partir de quand le gouvernement français prendra la décision de sortir de l’Euro. Économiquement, il est clair que la sortie soit de l’Espagne soit de l’Italie, rendra impérative pour la France de quitter la zone Euro. Mais, en réalité, cette décision devrait être prise très vite si l’on veut que l’économie française en tire tout le profit possible. Dans une logique de dissolution conflictuelle de la zone Euro, la rapidité de la séquence sera un facteur important du succès pour la France d’une telle sortie. On le mesure aujourd’hui avec la Grèce, où près de 12 milliards d’Euros sont sortis des banques dans le mois de février, compromettant gravement la stabilité du système bancaire. Dans le cas d’un processus conflictuel de dissolution de la zone Euro, il ne sera pas possible de consulter les électeurs. Il faudra agir vite, de manière décisive, et probablement par décret. Les mesures qui s’imposeront seront :
- Un contrôle des capitaux (mais pas un contrôle des changes).
- Une reprise en main de la Banque de France sous la direction du Ministère des finances.
- Une mise sous tutelle provisoire du système bancaire pour garantir les dépôts et assurer la continuité des paiements.
- Des mesures de garanties aux entreprises ayant emprunté à l’étranger et ne disposant pas d’un flux de revenu réalisé à l’étranger.
La question de l’émission des nouvelles coupures de « Franc » ou « Euro-Franc » peut être rapidement réglée, et n’est qu’anecdotique en réalité.
Quel système européen « post-Euro » ?
De nombreux collègues défendent désormais l’idée d’une transformation de l’Euro de « monnaie unique » en « monnaie commune », chaque pays retrouvant sa monnaie nationale mais l’Euro étant conservé pour les transactions matérielles et financières avec le « reste du monde ». Cette idée est tout autant intéressante théoriquement (et économiquement) qu’elle est difficile à mettre en place sans discontinuités majeures. Elle implique de plus un scénario « consensuel » dont on a dit plus haut qu’il était fort peu probable. Disons le tout net : cette idée n’a de sens que comme point de transition intellectuel entre l’adhésion à la monnaie unique et la reconnaissance de son impossibilité. Mais, cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas de coordination entre les pays européens à la suite d’une dissolution, même conflictuelle, de la zone Euro.
Le besoin en coordination
Cette coordination s’imposera tout d’abord au sujet du contrôle des capitaux, non seulement lors de sa mise en place mais aussi lors de sa sortie progressive qui pourra être envisagée dans les deux à trois ans après la dissolution de la zone Euro. Il faudra à la fois éviter des sorties importantes et brutales de capitaux que des entrées tout aussi massives qui auraient comme effet de déstabiliser les parités atteintes par les différentes monnaies. Le contrôle des capitaux apparaît comme un élément clef de la politique de « cible de change » qui deviendra l’un des principes de la politique de la Banque Centrale dans chaque pays. Mais, ce contrôle des capitaux sera aussi important pour permettre à la Banque Centrale (en France, la Banque de France) de retrouver une large autonomie pour la fixation des taux d’intérêts.
Mais, cette coordination s’imposera aussi, et assez rapidement, quant aux objectifs de la politique de change. Les discussions seront certainement difficiles, mais les différents pays ont un intérêt commun à ce que, une fois les dévaluations initiales effectuées, une certaine stabilisation s’impose. La question principale sera alors de ne pas retomber dans les mêmes erreurs qui avaient prévalues lors de la constitution de la Zone Euro. Il faut laisser une certaine flexibilité aux divers taux de change, à la fois parce que le niveau d’inflation structurel est différent selon les pays, parce que les gains de productivité et l’évolution des salaires seront eux aussi différents, et enfin parce qu’un pays pourrait connaître un « choc exogène » important, imposant une dépréciation extraordinaire de sa monnaie. Un système relativement flexible pourrait être institué. Notons qu’il sera d’autant plus stable que le contrôle des capitaux sera maintenu. L’une des leçons des crises spéculatives qui sont survenues lors du Système Monétaire Européen dans les années 1990 est que la liberté totale des capitaux est contradictoire avec un système de coordination.
Avec ou sans l’Allemagne ?
Une question importante est de savoir si l’Allemagne participera à cette coordination. On sait que les économistes et les politiciens allemands sont farouchement opposés à l’idée d’un contrôle des capitaux. Mais, ils seront confrontés à un afflux massif des capitaux vers l’Allemagne (provenant du « reste du monde » car les autres pays de l’ex-zone Euro auront, eux, mis sur pied un contrôle des capitaux). Le risque est une montée vertigineuse de la monnaie allemande, dont le taux de change pourrait atteindre 1,50 dollars, voire 1,80. L’effet sur l’économie d’une telle appréciation de la monnaie allemande sera d’autant important que cette appréciation sera rapide. C’est la raison qui laisse à penser que l’Allemagne sera, qu’elle le veuille ou pas, contrainte d’appliquer, comme les autres pays, un contrôle des capitaux. Une fois cette décision prise, il sera bien plus facile pour les Allemands d’accepter l’idée d’une coordination, même a minima.
Le cadre juridique
La question politique importante sera celle du cadre juridique de cette coordination. On comprend immédiatement qu’une dissolution de l’Euro modifie les conditions de fonctionnement de l’Union européenne. Elle ne signifie pas son démantèlement, car un certain nombre de pays ne font pas partie de la zone Euro. Bien sûr, le discours officiel devra être profondément amendé, mais ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel est de savoir comment cette coordination monétaire pourra fonctionner : devra-t-elle inclure uniquement les pays de l’ex-Zone Euro, une partie d’entre eux, ou devra-t-elle être étendue à tous les pays de l’UE ? De même, quels seront ses instruments et ses procédures ? Très clairement il y aura des décisions qui seront prises en « multi-étatique », que ce soit par des réunions de chefs de gouvernement ou de ministres des finances. Mais cela n’implique pas la dissolution de la Banque Centrale Européenne. Cette dernière devra évoluer, bien entendu. On peut ici évoquer plusieurs pistes. Elle pourrait (et même devrait) se transformer en un Fonds Monétaire Européen. Mais, on peut aussi penser qu’elle pourrait prendre en charge une éventuelle « monnaie commune » qui serait créée une fois le système de coordination mis en place et les parités des monnaies européennes stabilisées.
Vers la monnaie commune ?
Car, l’idée d’une monnaie assurant les transactions entre l’Europe et le reste du monde, transactions commerciales et financières, a du sens. Cette monnaie ne pourrait exister que comme un « panier de monnaies » des pays qui accepteraient de faire partie de ce système. C’est ainsi que fonctionnent les Droits de Tirage Spéciaux du FMI et si la BCE était transformée en un FME, il serait logique qu’elle se dote de ce même type d’instrument. Cette « monnaie commune » pourrait servir de monnaie de réserve aux Banques Centrales des pays européens, mais aussi au niveau international. De ce point de vue, il y a une véritable attente dans les pays dits « émergents » d’une monnaie qui soit une réelle alternative au dollar. L’Euro n’a pu que très imparfaitement remplir ce rôle, en raison des problèmes liés à sa conception même. Il n’a jamais dépassé 26% des réserves des banques centrales et il est aujourd’hui au troisième rang, derrière le Dollar et le Yuan, comme monnaie de transactions financières. De ce point de vue, il faut reconnaître le relatif échec de l’Euro sur le terrain de l’affirmation d’une monnaie internationale. Une « monnaie commune », débarrassée des problèmes intrinsèques à l’Euro, pourrait sans doute mieux s’affirmer.
Graphique 2
Poids des principales devises dans les réserves des Banques Centrales
Source : FMI.
Cependant, un point important – et qui pourrait bien être un obstacle sur la voie de la création de cette « monnaie commune » – sera les conditions de sa gestion. De ce point de vue, un conflit est probable entre la conception de cette monnaie sur le modèle des DTS et une conception, plus ambitieuse, qui pourrait prendre le Bancor de Keynes, proposé en 1944, comme modèle. L’absence de consensus sur ce point pourrait être le principal obstacle à l’émergence d’une « monnaie commune » à moins que certains de l’Union européenne ne se décident à faire cavalier seul. Après tout, ce fut ce principe qui fut retenu lorsque fut prise la décision de constituer l’Euro…
Jacques Sapir
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1) http://www.lastampa.it/2015/02/24/multimedia/italia/fassina-pdla-grecia-esca-dalleuro-q93wq2qG2AlhCuZLRC5FkM/pagi et http://ideecontroluce.it/liceberg-e-sempre-piu-vicino/
2) Streeck W., L’Europe doit abandonner l’euro, Le Monde, mardi 3 mars 2015, p. 16.