Publié le : 04 mars 2015
Source : voltairenet.org
Jadis, le Conseil de sécurité des Nations unies pouvait prendre des sanctions à l’encontre de personnes, de groupes ou d’États qui menaçaient la paix mondiale. Mais aujourd’hui, Washington utilise le vocable de « sanctions » pour masquer ses agressions économiques contre ceux qui lui résistent. Bien sûr, les « sanctions » unilatérales des États-Unis sont illégales en droit international. Il ne s’agit en réalité que d’embargos, forme moderne des sièges militaires.
Lors du Forum d’Istanbul, Alastair Crooke a offert un entretien d’une grande profondeur géostratégique à Yonca Poyraz Doğan, qui tient la rubrique Monday Talk dans le quotidien turc Today’s Zaman, pour l’édition en anglais (1).
Alastair Crooke a été fonctionnaire de haut rang dans le MI6, avant d’être conseiller en politique extérieure de l’Union européenne et du sénateur états-unien George Mitchell ; il dirige actuellement le groupe de réflexion Conflicts Forum, qui a son siège à Beyrouth.
Citoyen britannique, Crooke est également l’auteur de l’ouvrage Résistance, l’essence de la révolution islamiste (2), et il approfondit ici des thèmes déjà développés par Juan C. Zarate, l’ancien vice-assistant de W. « Baby » Bush, dans son livre La guerre du Trésor : déclenchement d’une nouvelle ère de guerres financières (3) ; il reprend aussi le stratège financier James Rickards, qui avait présenté un exposé (4) à l’International Institute for Strategic Studies de Londres ; je m’étais moi-même basé sur leurs travaux pour offrir une conférence à l’Institut de Recherches Economiques de l’UNAM il y a deux ans.
Alastair Crooke explique donc en détail la nouvelle hégémonie US en termes de financiarisation de l’ordre global, à une époque où l’ordre international dépend plus du contrôle de la Réserve fédérale et du Trésor des USA que de l’Onu. Sa lecture géo-financière rend patente la suprématie du dollaro-centrisme de Wall Street par-dessus l’ordre légal caduc de l’Onu ; en effet le système de l’hégémonie du dollar n’a pas besoin de la dépendance US par rapport à l’Onu, et en laisse le contrôle au secrétariat au Trésor, contrôlé à son tour par David Steve Cohen, ce qui explique le fait que les instruments militaires sont devenus moins accessibles à l’administration états-unienne pour des raisons de politique extérieure. En effet, qui surveille donc le vigilant D. S. Cohen ?
Crooke considère que les USA et Wall Street sont parvenus à contourner l’Onu pour imposer leur ordre global « basé sur un système dollaro-centré » au moyen de « l’instrumentation de la position US comme contrôleur de toutes les transactions en dollars, ce qui permet de se passer de tous les vieux outils (sic) de la diplomatie et de l’Onu ».
À son avis, « le monopole de la devise de réserve est devenu l’instrument unilatéral US, déplaçant l’action multilatérale de l’Onu », tandis que les USA réclament que soit sous leur juridiction toute transaction formulée en dollars, partout dans le monde.
Jusqu’où les monétaristes de la Réserve fédérale et du Trésor US poussent-ils le mépris pour l’agonisante ONU ?
Aujourd’hui les USA ne tiennent plus compte de l’ordre international structuré autour de l’Onu et de son corpus de lois internationales, et ils tendent à imposer leurs « sanctions économiques pour faire pression sur certains (sic) pays ». Les sanctions économiques des USA se sont substituées aux lois internationales, tandis que la pléiade des financiers monétaristes israélo-anglo-saxons prend la place de la vieille garde des juristes de l’Onu.
L’année dernière, on a calculé que les transactions globales en dollars US correspondaient à un minimum de 65 % de l’échange de biens et de services, pourcentage qui a dû augmenter avec l’effondrement de l’euro et la guerre des devises qui a provoqué des dévaluations abruptes, depuis le yen japonais jusqu’au real brésilien.
Il faut souligner une coïncidence inédite : les chefs du colossal contrôle financier des USA, sont trois israélo-américains : David Steve Cohen, le surveillant en chef, Jack Lew, le secrétaire au Trésor, et Janet Yellen, gouverneur de la Réserve fédérale. Un énorme pouvoir financier…
David Steve Cohen est l’équivalent dans le Mexique néolibéral actuel, du point de vue opérationnel, d’Alberto Bazbaz Sacal, celui qui a négligé de porter son regard sur les pots-de-vin internes dans son Unité de Renseignement financier, du secrétariat aux Impôts, mais ne connaît aucune réprimande pour autant, et qui a ignoré la fraude étrange de Ficrea.
Quelles sont les chances de succès du nouvel ordre financier global imposé par Wall Street et les USA ?
La cosmogonie de Crooke est géo-financière : elle applique la géopolitique des finances aux grandes puissances, en particulier à la Chine et à la Russie, qui ont noué une alliance pour contrer la guerre financière entre les USA et la Russie, véritable conflit géostratégique qui se déploie en Ukraine, d’où émergera le Nouvel ordre mondial, ce qui est la thèse de notre blog (5).
Après la rude correction infligée par la banque israélo-anglo-saxonne à l’Iran, comme le signale le livre de Juan Zarate, et maintenant la guerre géo-financière contre la Russie, dans ses quadruples modalités, sanctions, effondrement du rouble et du pétrole, fuite massive de capitaux, le « système du pétrodollar qui cotise en dollars l’or noir, se trouve blessé à mort », selon Crooke, qui considère que la Chine a compris que la Russie constitue le premier domino ; si la Russie tombe, la Chine se retrouvera en première ligne. C’est pourquoi elles cherchent ensemble à créer un système financier parallèle (sic) déconnecté du système financier occidental, qui inclut la réplique du Swift et des entités comme la Banque de Développement Asiatique face au FMI.
Il faut encore ajouter la création de la nouvelle Banque de développement des BRICS et leur mini FMI lors du sommet de Fortaleza au Brésil, tellement important à mon avis qu’il a déclenché la fureur contre la Russie en Ukraine quelques jours plus tard (il faut comprendre dans ce cadre l’attentat contre le vol de la Malaysia Airlines, commis par les oligarques ukrainiens liés à l’OTAN).
Alastair Crooke signale que c’est la Chine, et non pas le FMI, qui est en train de sauver le Venezuela, l’Argentine et la Russie tandis que leurs devises s’effondrent, et il rapporte que la Chine se faisait déjà du souci pour le rouble à la mi-décembre, ce qui l’a poussée à intervenir pour arrêter la chute.
Les tendances financières sont favorables à la Chine, qui est en train de déplacer le FMI et la Banque mondiale et qui opère comme « barrière face à un système financier qui se trouve pris dans un virage dramatique pour évoluer et se distancer du contrôle occidental », ce qui touche de près le Proche-Orient et ses flux financiers provenant du pétrole.
Il annonce « la fin du système du pétrodollar pour recycler les revenus pétroliers de Wall Street », alors que la chute du prix du pétrole a créé subitement d’immenses turbulences financières qui ont mis en danger le système financier global.
Le long texte de l’entretien avec Crooke est fascinant : il révèle qui sont derrière les salafistes du groupe DAESH / ISIS / ISIL et nous fait comprendre comment l’effondrement artificiel des prix du pétrole a pour but de faire du tort à l’Iran et de faire pression sur la Russie pour leur faire changer d’attitude envers le président Bachar al Assad de Syrie, processus dans lequel les dérivés financiers de Wall Street ont joué un rôle décisif, comme ils le font maintenant avec les métaux précieux, en particulier l’or et l’argent.
Alfredo Jalife-Rahme
Traduction Maria Poumier
Source originelle La Jornada (Mexique)
1) Turkey might become hostage to ISIL just like Pakistan did, Yonca Poyraz Doğan, Today’s Zaman, February 1, 2015.
2) Resistance : The Essence of the Islamist Revolution, Alastair Crooke, Pluto Press (February 17, 2009), 328 pages.
3) Treasury’s War : The Unleashing of a New Era of Financial Warfare, Juan Zarate, PublicAffairs (2013), 512 pages.
4) Currencies of Power and the Power of Currencies : The Geopolitics of Currencies, Reserves and the Global Financial System, James Rickards, IISS Seminar (2012), 18 pages.
5) Blog d’Alfredo Jalife-Rahme (en espagnol).