Publié le : 26 mars 2015
Source : ndf.fr
L’air grave, mi-préfet, mi-notaire de province, Bernard Cazeneuve, sur un ton posé dit « nous sommes dans la compassion ». Sans doute dans la logique de son personnage de ministre sérieux et mesuré veut-il éviter d’en faire trop. Mais cette distance entre le mot et la froideur du message interroge. Compassion est un mot chargé d’émotion, et ici, elle est retenue, non comme un sentiment vécu mais comme un passage obligé de la communication, comme une figure imposée, pour ne pas dire une posture. La compassion, le « souffrir avec », le partage de la souffrance se fait service public. Pourtant, la douleur des familles et des proches des victimes est du domaine de l’intimité, appartient avant tout au cercle de ceux qui les connaissent. Certes, le fait que la catastrophe soit de dimension européenne, puisqu’elle touche trois pays directement, celui du lieu de l’accident et ceux de la majorité des morts, explique évidemment son retentissement politique, les trois jours de deuil national en Espagne, l’intervention émue d’Angela Merkel, et la volonté des responsables politiques français de montrer leur sollicitude attentive et leur empressement efficace. Il ne s’agit pas de critiquer ce qui semble attendu et établi, mais d’analyser le phénomène.
La formule de Bernard Cazeneuve révèle trois choses. D’abord, le rôle primordial de la communication séquencée dans la politique contemporaine. Le politicien est devenu davantage un communicant qu’un acteur. Auparavant, il fallait communiquer pour agir soit pour annoncer, soit pour expliquer voire justifier les actes. Avant et après, le discours entourait l’action. Aujourd’hui, c’est le message qui est devenu le centre. Il y aura un temps entre la parole et la réalisation. Cette dernière pourra même se perdre dans les trous noirs de la mémoire collective ou les dédales du parcours parlementaire. Peu importe. Seul compte le temps court des médias. C’est pourquoi il faut respecter les séquences du « storystelling » suggéré par les conseillers spécialisés. Donc, il faut commencer par l’émotion, la reine du temps bref. Ensuite viendra l’étape de l’accompagnement, puis lorsque les explications rationnelles arriveront grâce au travail de services extérieurs à la politique, l’oubli aura fait son oeuvre, même si l’on cherche à entretenir « l’esprit » né de l’émotion collective.
La mobilisation des politiques au cours de la séquence affective est considérable. Plusieurs ministres se déplacent sur les lieux du sinistre, comme si leur présence apportait le moindre secours, à défaut de perturber le fonctionnement des opérations. On interroge le député comme si son élection lui conférait quelque compétence sur les montagnes désertes de sa circonscription. On pourrait soupçonner un désir de récupération médiatique. Peut-être. Mais, l’absence des « politiques »pourrait être accusée d’indifférence. Schröder avait gagné des élections qu’on annonçait perdues en chaussant ses bottes face aux inondations. En se contentant de survoler la Nouvelle-Orléans après un ouragan dévastateur, Bush avait déçu. Ils sont donc tenus de se livrer à la compassion, de passer par cette case obligatoire, même quand le drame n’a ni cause ni effet politique. Cela traduit un changement de rôle impressionnant. Les responsables politiques européens ont de moins en moins de marge de manoeuvre, en raison des contraintes économiques et financières propres aux Etats-Providence à bout de souffle d’une part, et de leur subsidiarité excessive et mal conçue, d’autre part. Hollande, par exemple, se félicite d’une amélioration du contexte qui lui est totalement étrangère. Schröder avait, cette fois, été battu après avoir pris les mesures dont l’Allemagne se félicite aujourd’hui. Bref l’empathie avec la population bénéficie davantage aux politiciens que l’action efficace, mais antipathique. Dans le passé, le lien entre les drames privés et la collectivité dans la mesure où elle était touchée, était assurée par la religion. La mort et la souffrance, la compassion appartiennent au domaine spirituel. La politique est temporelle. Elle agit sur le réel et pour les vivants. Poutine est le dernier en Europe à s’en souvenir. On se rappelle que Giscard avait choqué déjà en soulignant cette distinction qui s’est estompée et disant : « il faut laisser les morts enterrer les morts ». Le spirituel est simplement devenu psychologique. Les cellules « psy » ont remplacé les prêtres.
La compassion est devenue un rite laïque, une célébration émotionnelle du vivre ensemble. Les gouvernements s’y réfugient quand ils ne peuvent plus changer les choses. Faute de susciter l’élan, ils accompagnent la souffrance. Celle-ci est devenue leur raison d’être sinon leur fond de commerce. Faute de changer l’état de la société, ils trouvent leur justification de plus en plus douteuse dans l’accompagnement des handicaps, dans l’aide aux discriminés, aux victimes qu’ils vont chercher parfois bien loin et sur lesquelles ils s’apitoient avec l’emphase des dames patronnesses. Madame Mazetier avait un jour effaré la Commission des Lois de l’Assemblée en évoquant la « souffrance » de l’étranger devant écrire une lettre pour demander la nationalité française. Madame Aubry, commentant les résultats désastreux du PS dans le Nord, versait une larme sur les « classes populaires en déshérence ». Effectivement, la bergère a perdu ses brebis. Mais c’est peut-être aussi que les citoyens en ont assez que Big Mother les materne et qu’il souhaiteraient qu’on compatisse et qu’on accompagne moins, mais qu’on donne davantage à chacun la possibilité de vivre debout sans tuteur.
Christian Vanneste