Publié le : 06 avril 2015
Source : comite-valmy.org
Question : Un accord a été trouvé sur l’Iran. Les Européens semblent même satisfaits et reconnaissants envers la Russie pour sa participation positive. Mais en Russie, on dit déjà que « tout va mal, car à partir de maintenant l’Iran vendra du gaz, que nous nous sommes tirés une balle dans le pied et ne comprenons rien à ce qui se passe« , prédisant pratiquement le déclin de la Russie suite à ces accords avec l’Iran. Qu’en pensez-vous ?
Sergueï Lavrov : C’est une logique étrange : dans l’intérêt du développement économique de la Russie il faut soit tenir nos concurrents sous des sanctions, soit que quelqu’un les bombarde – comme l’Amérique voulait bombarder l’Iran. C’est probablement la position de ceux qui ne croient pas que le pays puisse se débarrasser de la dépendance pétrolière et gazière. Cette tâche a été fixée par le Président russe, le Gouvernement dispose de toutes les directives nécessaires. Personne ne l’a annulée, elle reste prioritaire.
En ce qui concerne concrètement l’état du marché gazier et pétrolier, premièrement, le gaz et le pétrole iraniens n’ont jamais quitté le marché. Je rappelle qu’il n’existe aucune sanction internationale du Conseil de sécurité des Nations unies à l’encontre du gaz et du pétrole de ce pays. Ils font l’objet de sanctions unilatérales illégitimes décrétées par les USA, l’UE et certains de leurs alliés, comme l’Australie. Mais des exceptions ont été faites même pour ces sanctions qui interdisent d’acheter le pétrole iranien. Les Chinois, les Indiens et, je crois, les Japonais s’entendaient avec l’Amérique pour continuer d’acheter certaines quantités d’hydrocarbures à l’Iran, correspondant aux achats antérieurs, mais sans les augmenter.
Au fond, le pétrole iranien n’a jamais quitté le marché. Selon les experts, son augmentation, du moins dans un avenir prévisible, sur les marchés mondiaux est possible dans des quantités insignifiantes. Aucune mesure intransigeante n’a été adoptée contre le gaz iranien. L’Iran a été un fournisseur de gaz pendant de nombreuses années, notamment en Turquie. Chaque hiver, et nos experts en ont parlé, surviennent des perturbations et les Turcs demandent de compenser le gaz manquant avec le gaz iranien. Ceux qui ont une approche aussi mercantile des solutions trouvées à l’étape actuelle sur l’Iran, selon moi, sous-estiment l’état factuel du marché d’hydrocarbures et, surtout, ne peuvent pas « dépasser » l’approche utilitaire : « La Russie serait touchée si l’Iran se soustrayait aux sanctions« . Au contraire, en parlant des intérêts purement économiques, ces dernières années nous avons établi une solide base de coopération avec l’Iran.
L’an dernier, nous avons signé de nombreux accords qui promettent un futur très bénéfique à notre coopération dans le domaine de l’énergie nucléaire pacifique et de la construction de nombreux réacteurs en Iran aussi bien à Bouchehr que sur un nouveau site. Est-ce que ce sera mutuellement bénéfique ? Absolument ! L’Iran recevra des quantités garanties d’électricité indépendamment de l’état des réserves pétrolières et gazières. Ce pays regarde loin en avant et ne veut pas gaspiller ses ressources naturelles, et nous y contribuons. Rosatom a obtenu des contrats très avantageux. Bien sûr, la levée des sanctions économiques et financières contre l’Iran lui permettra de payer les frais à part entière à Rosatom, par conséquent notre budget recevra plusieurs milliards de dollars.
Il ne faut pas voir les choses aussi étroitement et s’inquiéter à un tel point. Nous avons beaucoup de choses en commun avec l’Iran. C’est notre voisin de longue date, un pays avec lequel nous avons un grand nombre d’intérêts communs dans les relations bilatérales, en mer Caspienne, dans la lutte contre le terrorisme, en ce qui concerne la prévention d’une fracture sunnito-chiite dans le monde islamique. Il ne faut pas s’inquiéter parce que notre voisin ami s’apprête à sortir de la pression des sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies et des restrictions unilatérales illégitimes adoptées par les USA et l’UE.
Question : Vous vous êtes entendus sur le développement de l’énergie nucléaire pacifique de l’Iran sous le contrôle de l’AIEA. Il existe des points facilement vérifiables, et d’autres comme la composante nucléaire, qui peuvent être interprétés de manière assez arbitraire. Tout de même, l’entente sur le programme nucléaire iranien est-elle définitive et la signature d’un accord le 30 juin ne sera-t-elle pas repoussée ?
Sergueï Lavrov : Il est très important de faire la différence entre ce que nous – la Russie – avons convenu avec l’Iran sur le nucléaire pacifique et tout le reste. Ni le premier réacteur de la centrale nucléaire de Bouchehr, ni les autres réacteurs qui y seront construits, ni la centrale nucléaire sur un autre site de l’Iran sur lequel des accords et contrats ont déjà été signés, ne sont aucunement concernés par les restrictions décrétées par le Conseil de sécurité des Nations unies. Nos projets et la construction en cours ne sont pas non plus concernés par les sanctions unilatérales des USA et de l’UE. Tout au long des négociations notre coopération bilatérale nucléaire pacifique avec l’Iran était assurément hors du cadre de toutes représailles aussi bien internationales légitimes qu’unilatérales illégitimes. Quoi qu’il en soit, la construction de centrales nucléaires implique le contrôle de l’AIEA. C’est le cas pour l’Iran et pour ce que nous faisons en Turquie, dans les pays européens et ce que nous ferons au Viêt Nam. Il existe des normes de l’AIEA, qui s’appliquent dans le cadre de la construction de sites nucléaires. Mais ces sites ne font l’objet d’aucune sanction.
Maintenant, en ce qui concerne la discussion sur les restrictions à l’activité de l’Iran adoptées sans notre participation, que les partenaires occidentaux voudraient rendre plus transparente : nous sommes persuadés qu’il faut absolument le faire. Il y avait de sérieuses suspicions, c’était important de les dissiper et de s’assurer du caractère purement pacifique du programme nucléaire iranien. Je le répète, cela ne concerne que ce que les Iraniens faisaient eux-mêmes. Ils disposaient de plusieurs sites pour enrichir de l’uranium, ils construisaient un réacteur à eau lourde qui permet de fabriquer et produit du plutonium militaire. C’était, bien sûr, préoccupant.
L’entente trouvée implique une limitation du nombre de centrifugeuses, l’enrichissement sera effectué sur un seul site, le site souterrain de Fordo conservera également un certain nombre de centrifugeuses mais elles fonctionneront uniquement à des fins scientifiques (production d’isotopes médicaux, etc.) – il n’y aura pas d’enrichissement dans le sens industriel du terme. Le troisième site – le réacteur à eau lourde – sera reconfiguré de manière à ne pas pouvoir fabriquer de plutonium militaire et ne représenter aucune menace du point de vue de la prolifération des technologies nucléaires. En parallèle, les Iraniens ont accepté en principe d’appliquer à leurs programmes l’ensemble des mesures de vérification du côté de l’AIEA – c’est un protocole supplémentaire et des documents (ce qu’on appelle « codes modifiés »), ce qui implique l’accès à tous ces sites et une entière collaboration, une transparence totale. En échange seront levées les sanctions du Conseil de sécurité des Nations unies et les sanctions unilatérales de certains États du camp occidental.
Les points clés de cet accord ont été convenus assez tôt, lors de la dernière semaine qui s’est déroulée à Lausanne. Ce qui a été convenu quand je suis arrivé pour la deuxième fois à Lausanne est inscrit dans le document qui est actuellement l’unique résultat officiel de la dernière étape des négociations qui a été lu par la Haute représentante de l’Union Federica Mogherini et le Ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif. Cela pouvait être fait à l’étape antérieure de cette semaine finale, mais nous avons rencontré un contretemps.
Étant donné que beaucoup posent la question, je voudrais profiter de cette interview pour dévoiler la raison de cet atermoiement. Comme il a été convenu en novembre 2013, quand on s’entendait sur la manière de travailler sur ce problème, le paquet définitif des accords globaux devait être prêt pour le 30 juin 2015. Jusqu’à fin mars 2015 nous avions un objectif facultatif de s’entendre sur les éléments de ce paquet : la limitation du nombre de centrifugeuses, la concentration des travaux d’enrichissement sur un seul site, le second site destiné uniquement aux recherches scientifiques, le troisième site reconfiguré de manière à ne pas avoir de réacteur à eau lourde, à ne pas produire de plutonium. Seront également mises en place des mesures de contrôle très strictes de l’AIEA sur l’ensemble des pratiques, et les sanctions seront levées en échange. Tout cela a été fixé.
Je pense que je ne dévoilerai pas un secret, mais nos collègues américains et européens voulaient, en plus de ces éléments fondamentaux du paquet, décrypter les parties dont ils avaient avant tout besoin pour fixer l’Iran sur certaines positions sans attendre fin juin. Nous étions prêts, parce qu’en fin de compte plus nous avancerons sur les chiffres concrets, mieux c’est. Mais les Iraniens ont répondu qu’il fallait alors être tout aussi concret en ce qui concernait la levée des sanctions : quand, à quel niveau, quelles sont la garanties. Nos partenaires occidentaux n’étaient pas prêts à le faire, mais ils ont tout de même tenté de « mettre à l’envers le cœur » des négociations et des journalistes en essayant de détailler unilatéralement ce dont ils avaient besoin tout en échappant aux demandes de l’Iran. C’était la raison du contretemps.
Tous les éléments importants pour nous, y compris la soustraction intégrale de la coopération nucléaire russo-iranienne des processus se déroulant dans le cadre des Six, nous avons réussi à les obtenir très rapidement durant cette semaine de négociations.
Question : On dit, à Riyad, que cet accord pourrait lancer une course aux armements dans la région parce que d’autres pays pourraient exiger les mêmes conditions et obtenir le droit de développer l’énergie nucléaire tout en dissimulant d’autres objectifs…
Sergueï Lavrov : Il n’y a aucune raison qu’une course aux armements soit lancée. L’accord qui a été trouvé, et devra encore être rédigé, est loin d’être une question simple et même réglée. Vous savez comment cet accord-cadre politique intermédiaire est perçu dans divers milieux, y compris au congrès américain, en Israël et en Arabie saoudite. Par conséquent, nous devons encore faire en sorte que ces principes soient traduits en accords très concrets au chiffre près. Mais quoi qu’il en soit, ce qui a déjà été décidé, ce qui doit être réalisé et, je l’espère, se traduira par un accord juridique approuvé par le Conseil de sécurité des Nations unies ne donne aucune raison de parler de provocation d’une course aux armements. Au contraire, l’accord bloque la possibilité de trouver des « brèches » pour donner une dimension militaire au programme nucléaire iranien. Les Iraniens ont pris des engagements politiques que ce n’est, et ne sera pas, le cas. Ils se sont engagés sur la ligne de leur guide suprême, qui a même édité une fatwa spéciale. Désormais, sur le principe de « la confiance n’exclut pas le contrôle », on rédige un document qui le garantira.
J’ai entendu cette théorie saoudienne d’une réaction en chaîne dans le sens où d’autres pays de la région voudront bénéficier des mêmes conditions pour développer l’énergie nucléaire. Je ne vois rien d’impossible à cela. S’il existe un intérêt pour le développement légitime et juridiquement légal de l’énergie nucléaire, je suis persuadé que la Russie le soutiendrait. En concluant avec nos partenaires des accords dans le domaine du nucléaire pacifique, les accords signés en général impliquent que la Russie construise une centrale nucléaire, forme le personnel et fournisse le combustible, puis évacue le combustible usagé pour être recyclé en Russie. L’Iran a obtenu le droit d’enrichir de l’uranium mais il ne faut pas le voir comme un événement sortant de l’ordinaire, parce que l’enrichissement de l’uranium pour produire du combustible destiné aux centrales nucléaires n’est pas interdit. Le Traité de non-prolifération des armes nucléaires ne l’empêche pas. Certes, les technologies d’enrichissement permettent ensuite d’accroître l’expérience, le potentiel et d’arriver à un pourcentage plus élevé, jusqu’à l’uranium militaire. Mais c’est pourquoi l’AIEA existe, ainsi que des accords pour régler ces questions. Si le pays a besoin d’un développement garanti de l’énergie nucléaire et qu’il est prêt à le faire en obtenant du combustible de l’étranger, c’est plus simple. Si le pays souhaite lui-même enrichir de l’uranium, l’expérience de l’Iran montre que c’est également possible. Et il faudra alors convenir de certaines garanties.
Question : Nous avons évoqué le fait que d’autres pays pourraient demander les mêmes conditions. Mais d’un autre côté, est-ce que la communauté internationale peut demander les mêmes conditions de transparence et de contrôle vis-à-vis d’autres États comme Israël ? Et cet accord pourrait-il devenir un premier pas vers la création d’une zone non-nucléaire dans la région ?
Sergueï Lavrov : Nous avons toujours dit et soulignons qu’à l’étape actuelle, les mesures très intrusives prévues pour le programme nucléaire iranien ne constitueraient pas un précédent, parce que l’Iran est tout de même un cas particulier. Pendant de nombreuses années, les gouvernements antérieurs de l’Iran cachaient à l’AIEA la présence d’un programme nucléaire bien qu’à première vue, quand on a commencé à essayer d’y voir plus clair, il semblait certain qu’il s’agissait d’un simple programme d’enrichissement pour fabriquer du combustible. Premièrement, pourquoi l’avoir caché alors qu’il fallait le dire immédiatement à l’AIEA ? Deuxièmement il y a eu des soupçons d’intentions militaires, etc. Cette méfiance s’est accumulée et aujourd’hui, pour la dissiper, se déroulent négociations entre les Six et l’Iran et entre l’AIEA et l’Iran sur la base des faits documentaires parfaitement concrets qui suscitent des doutes.
C’est pourquoi l’intrusion élevée convenue avec l’Iran, qui doit encore en principe être détaillée et n’est malheureusement pas sûre à 100%, s’explique par ses erreurs du passé. Si un pays entamait la discussion à partir d’une feuille blanche sans faire l’objet d’aucun soupçon, alors je ne vois pas le besoin d’agir exactement de la même manière. L’Iran ne doit créer aucun précédent négatif pour le régime de non-prolifération en principe, pour le régime de contrôle et pour l’activité de l’AIEA pour vérifier les travaux nucléaires pacifiques, parce que c’est une situation spécifique, je le répète.
Question : Il n’y a donc aucun soupçon par rapport à d’autres pays, Israël, par exemple ?
Sergueï Lavrov : Si vous prenez l’exemple de l’énergie nucléaire pacifique, il faut savoir qu’Israël n’est pas signataire du Traité de non-prolifération. Israël ne répond pas à la question de savoir s’il possède l’arme nucléaire – c’est sa position officielle. Mais nous connaissons également les soupçons d’autres pays de la région qui, entre autres pour cette raison, prônent la création au Moyen-Orient d’une zone dépourvue d’armes de destruction massive et de leurs vecteurs. Il est question d’une zone qui serait consacrée à l’abandon non seulement de l’arme nucléaire, mais aussi de tout type d’armes de destruction massive comme l’arme chimique. Une fois encore, tous les pays de la région ne sont pas membres de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques. Les racines de l’affaire remontent loin dans l’histoire quand, il y a de nombreuses années, le Conseil de sécurité des Nations unies, se penchant sur le règlement d’un conflit entre les pays du Moyen-Orient dans le Golfe, s’était fixé cet objectif, tout en sachant que cela pourrait devenir un facteur systémique permettant de stimuler les tendances positives. A terme, l’objectif de créer au Moyen-Orient une zone sans armes de destruction massive a été fixé à la Conférence d’examen du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires en 2010 comme une partie du paquet permettant d’assurer une prolongation sans délai de ce document important. Malheureusement, l’année 2012, qui a été définie la date de réunion d’une telle conférence, s’est écoulée comme les deux années suivantes. Dans quelques semaines s’ouvrira une nouvelle Conférence d’examen du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. On y rapportera que la décision prise par consensus n’est pas mise en œuvre. Nous pensons que c’est une grave erreur et incitons tous les pays de la région sans exception (seule une participation universelle peut faire espérer un résultat) à surmonter les différends plutôt procéduraux et organisationnels qui demeurent entre eux et à organiser une telle conférence. Nous travaillons avec la Ligue arabe, Israël et bien sûr l’Iran, parce que seul un spectre intégral de participants peut assurer un dialogue raisonnable, évidemment, avec le soutien des pays qui ne font pas partie de cette région et qui apporteront leur contribution dans ce processus important.
Question : Nous constatons donc des soupçons vis-à-vis de l’Iran et d’Israël, dont vous venez de parler. Ne serait-ce pas une vision à deux poids-deux mesures ? Car l’Iran, pour reprendre les propos de Barack Obama, est le pays le plus contrôlé et le plus inspecté du monde aujourd’hui, alors qu’Israël refuse de répondre aux questions.
Sergueï Lavrov : Je veux redire que l’Iran sera le pays le plus contrôlé et le plus inspecté si les principes convenus à Lausanne (ce n’est pas une mince affaire) étaient traduits en accords pratiques. Ce langage ne peut être que réciproque, par conséquent, il faut encore entendre comment nos collègues américains voient le processus de levée des sanctions.
L’Iran soulignait constamment qu’il était prêt à remplir ses engagements dans le cadre du TNP. Israël n’est pas membre de ce Traité. Mais vu les questions soulevées en permanence sur la possession de l’arme nucléaire par Israël, auxquelles il ne répond pas – telle est sa politique d’État – on a entrepris une tentative de déboucher sur une conversation plus franche en convoquant une conférence consacrée à la création d’une zone sans armes de destruction massive dans cette région. Israël a accepté de commencer à participer à ce processus, or il sera long et prendra plusieurs années – un délai comparable à la création de l’OSCE. Aujourd’hui, les Israéliens ont du mal à trouver avec les Arabes la structure de l’ordre du jour de la conférence. Les Arabes estiment qu’il faut évoquer uniquement la zone et ses paramètres – ceux qui possèdent l’arme nucléaire doivent le reconnaître et y renoncer. Israël se dit prêt au dialogue sur la création de cette zone, mais il est tout aussi important pour lui de comprendre comment seront assurées dans l’ensemble les questions de sécurité dans cette région. Je pense que l’énoncé de la question est légitime. Nous n’avons pas besoin de dire « et nous, nous avons créé cette zone ! ». Cette zone est nécessaire pour assurer la sécurité. Nous tous – la Russie en tant que coorganisateur de cette conférence avec les USA, le Royaume-Uni et la Finlande qui a fourni sa tribune à cette conférence et a nommé sous l’égide de l’Onu une sorte de « facilitateur », médiateur – pensons qu’il est possible de trouver une solution et de structurer l’ordre du jour de manière à évoquer la zone, mais en visant tout de même à améliorer la sécurité générale dans la région. J’espère que ces litiges procéduraux et d’autre nature, s’expliquant par le prestige, s’apaiseront.
Question : Quelles sont les perspectives de l’Iran d’adhérer à l’OCS après la levée des sanctions ?
Sergueï Lavrov : Les perspectives sont très bonnes. Nous y sommes favorables. Avec l’Inde et le Pakistan qui devraient recevoir au sommet de l’OCS à Oufa non seulement des invitations, mais aussi des documents initiant le processus de leur adhésion à l’OCS conformément à leur requête. L’Organisation a préparé pendant relativement longtemps les documents, au nombre de trois ou quatre : les critères, les engagements, la liste des accords signés dans le cadre de l’OCS et qui doivent être signés par les pays « aspirants » puis ratifiés. Autrement dit, c’est le processus.
En fonction de l’évolution des choses avec la spécification des accords sur l’Iran, si aucun empêchement n’avait lieu, si nous voyions que les principes étaient traduits en pratique, alors personnellement je pense (je ne me suis pas encore concerté avec mes homologues de l’OCS) que nous, ministres des Affaires étrangères, pourrions parfaitement recommander aux présidents et aux premiers ministres des pays membres de l’OCS d’examiner un tel document pour l’Iran.
Question : Dans quelle mesure l’opération actuelle au Yémen est-elle légitime ?
Sergueï Lavrov : Elle n’a à l’heure actuelle aucune base juridique internationale. Bien sûr, nous avons été très déçus par le lancement de cette opération sans la moindre consultation au Conseil de sécurité des Nations unies ou via des canaux bilatéraux et par le fait que nos partenaires – nous apprécions grandement nos relations avec l’Arabie saoudite et d’autres membres de cette coalition – soient venus seulement après au Conseil de sécurité des Nations unies pour demander d’approuver leur initiative à titre rétroactif. Il nous est impossible de le faire parce qu’il est question d’approuver l’une des parties en conflit et de proclamer l’autre hors-la-loi.
Nous adoptons une position différente. Nous travaillons activement avec nos collègues saoudiens, égyptiens et d’autres pays participant à cette opération, nous les appelons à revenir sur le chemin d’un règlement pacifique, ce qui demandera des démarches des deux belligérants : les Houthis doivent cesser l’opération dans le sud du Yémen, où les combats sont relativement actifs et sont entreprises les tentatives de prendre de nouveaux territoires ; le cessez-le-feu doit être inconditionnel ; la coalition doit stopper les frappes aériennes ; les forces opposées aux Houthis sur le terrain doivent également cesser le feu. Après cela, toutes les parties yéménites doivent s’asseoir à une table pour négocier. On peut y arriver.
On parle déjà sérieusement des capitales concrètes des pays de la région, et même ailleurs, où pourraient se réunir toutes les parties yéménites pour revenir au dialogue compte tenu des initiatives de paix avancées auparavant (avant l’opération des frappes aériennes) par le Conseil de coopération du Golfe. Nous devons créer un gouvernement d’unité nationale, préparer les nouvelles élections. Nous avons vu tout cela sur l’exemple de l’Ukraine.
Question : Le Président américain Barack Obama a déclaré que la formation de l’État islamique était une conséquence involontaire de l’invasion en Irak. Ces bombardements ne pourraient-ils pas aussi avoir un effet involontaire : si l’on affaiblit les Houthis, Al-Qaïda ne va-t-elle pas s’emparer du Yémen ? L’organisation a déjà dit qu’il fallait « bien viser avant de tirer ».
Sergueï Lavrov : Les effets involontaires de l’activité politique sont déjà plus que suffisants. Après la Libye, plus d’une dizaine de pays souffrent des flux illégaux d’armes et de combattants. Toute cette compagnie terroriste s’organise en blocs : Al-Shabab, Boko Haram. Ce qui s’est passé récemment au Kenya – avant de faire grâce, on obligeait les gens à citer le Coran, et ceux qui n’en étaient pas capables étaient condamnés et exécutés sur place.
Nous sommes très préoccupés par le fait que dans le même Yémen, une nouvelle fracture profonde se forme une fois de plus entre les sunnites et les chiites. Toute la conjoncture géopolitique dans la région du Golfe tourne autour de cette confrontation. Quand à l’aube dudit « printemps arabe », nous mettions tout le monde en garde, dans nos commentaires publics, contre une approche de ces événements opposant les sunnites aux chiites, certains pays de la région nous avaient accusés de l’avoir justement mentionné afin de provoquer un tel conflit. Mais maintenant, tous le monde reconnaît que cette évolution des événements est très dangereuse. Même beaucoup plus dangereuse que l’activité ou l’analyse cherchant à opposer l’islam au christianisme. Si cela « explose » à l’intérieur de l’islam, si l’on laisse sortir la haine profondément accumulée sans apaiser la situation et sans créer un cadre pour la relance d’un dialogue à l’intérieur du monde islamique, cela sera terrifiant. Dans tout l’espace géopolitique du golfe Persique et du Moyen-Orient, les chiites et les sunnites s’opposent nécessairement dans un tel ou tel conflit de manière de plus en plus agressive. Cependant, ils coexistaient dans les pays communément considérés autoritaires ou dictatoriaux, comme l’Irak sous Saddam Hussein. Il faut choisir.
En ce qui concerne les « dommages collatéraux », comme ils les appellent, leur prix est trop élevé. Prenons, à titre d’exemple, la situation en Irak : l’État est tellement affaibli qu’il peut s’effondrer à tout moment. Ou encore la Libye, où un État quelconque n’existe pas du tout. Dans la République arabe syrienne, ils veulent faire la même chose, bien que le Secrétaire d’État John Kerry tente de me convaincre constamment qu’ils ne permettront pas la répétition du scénario libyen en Syrie et qu’ils y garderont les institutions locales pour que l’État ne s’effondre pas et continue à fonctionner, mais sans Bachar el-Assad. Comment le faire en pratique, personne ne sait. Là encore, on constate l’obsession du sort d’un homme qui, tout à coup, leur est devenu peu sympathique. C’était pareil avec le Président de la Serbie Slobodan Milosevic – la personne ne leur a pas plu – et il n’y a plus de pays. Ils n’ont pas aimé Saddam Hussein : le pays est sur le point de s’éclater en trois parties. En Libye, Mouammar Kadhafi était acceptable puis il a commencé à avoir une trop haute opinion de soi : il n’y a plus d’État libyen. Maintenant, c’est le tour du Yémen où, en fait, les actions de ceux qui n’aiment pas ce qui s’est passé récemment sont très personnifiées. Cette situation doit être abordée de manière responsable.
Comme vous l’avez dit, l’un des dommages collatéraux a pris la forme d’Al-Qaïda. Ce dommage a eu lieu le 11 septembre 2001 – ce sont les conséquences du mouvement des moudjahidines et leurs semblables, créé par les Américains, qui a ensuite dégénéré en Al-Qaïda. Maintenant, ces « tentacules » s’étendent loin, tous les « Frankensteins » créés s’entrelacent et se réunissent, leurs ambitions grandissent. Il ne s’agit pas spécifiquement du Yémen, de la Libye, du Mali, du Tchad, de l’Algérie ou de l’Égypte, mais de tout le monde islamique et de ses sanctuaires – La Mecque et Médine. Tout le monde le comprend très bien parce que maintenant, on en parle ouvertement. Ce n’est pas par hasard que les leaders dudit État islamique ont supprimé de leur nom les mots « en Irak et au Levant ». Cela ne leur suffit pas, ils veulent être les maîtres des destinées dans le monde islamique.
On a besoin de propos réfléchis des historiens, de politiciens responsables qui voient au-delà de leur prochaine campagne électorale, au cours de laquelle ils devront présenter aux électeurs quelque chose de victorieux, même avec un certain effet imprévu. Il y a des gens sérieux et intelligents qui cherchent des explications à une telle renaissance belliqueuse de l’islam dans le fait que cette religion est plus jeune d’à peu près 600 ans que le christianisme. Les chrétiens menaient aussi leurs croisades au moment où ils voulaient s’affirmer dans le monde. L’islam traverse certainement une période historique semblable. Cela est intéressant à écouter et à analyser, mais le présent exige non seulement la compréhension théorique, mais aussi une conversation politique et pratique de fond avec la participation des leaders du monde occidental, des pays islamiques – des chiites comme des sunnites – et, bien sûr, des pays comme la Russie et la Chine qui ont directement affaire à l’islam à l’intérieur de leurs États. L’islam en Russie n’est pas un « produit » importé, les musulmans ont toujours vécu ici. La Chine a aussi ses musulmans. Par conséquent, une telle conversation entre les membres permanents du Conseil de sécurité de l’Onu et les principaux pays du monde islamique est devenu très opportune.
Question : En termes pratiques, qui est derrière le pillage de notre consulat au Yémen ? Cela n’entrait certainement pas dans nos plans, les diplomates russes ont été les derniers à être évacués. Comment tout cela est-il arrivé ? Étions-nous complètement pris au dépourvu ?
Sergueï Lavrov : Tout cela s’est passé après que le consulat a été « mis en sommeil » – tous les diplomates et le personnel du consulat avaient quitté son territoire et même le territoire du Yémen sur un navire de la Marine russe qui s’y trouvait. Donc, il est difficile de dire. Quand de tels événements se produisent (en l’occurrence les bombardements aériens, quand les uns déclarent les autres hors la loi en appelant à se rendre sous la menace des bombardements « jusqu’au bout »), des pillards et simplement ceux qui veulent profiter de la situation apparaissent inévitablement. Maintenant, il est déjà impossible de dire à coup sûr.
Question : L’Ukraine, Piotr Porochenko…
Sergueï Lavrov : Nous avons évacué du Yémen les Ukrainiens aussi.
Question : Oui, nous l’avons rapporté hier. Hélas, ils n’ont même pas dit merci, à la différence des Polonais. Le Président de l’Ukraine, PetroPorochenko, a déjà publiquement répété qu’une nouvelle rencontre des ministres des Affaires étrangères au « format Normandie » était prévue. À quel point ces annonces sont-elles fondées ?
Sergueï Lavrov : En principe, « le format Normandie » a joué un rôle très utile dans la préparation de l’ensemble de mesures pour la mise en œuvre des accords de Minsk dont le texte, comme on le sait bien, a été convenu par les leaders de la Russie, de l’Allemagne, de la France et de l’Ukraine, puis a été recommandé par ceux-ci pour signature par les membres du Groupe de contact représentant Kiev, Donetsk, Lougansk, avec la participation de l’OSCE et de la Fédération de Russie. Cet ensemble de mesures, qui a été appuyé par une déclaration spécifique adoptée par les présidents de la Russie, de l’Ukraine, de la France et par la chancelière allemande, prévoit la suite des mesures à prendre, le mécanisme de suivi de leur mise en œuvre par l’OSCE et le contrôle général de la part du « format Normandie » lui-même. Le document précise qu’un tel mécanisme de suivi et de contrôle sera créé au niveau des ministères des Affaires étrangères afin d’assurer la mise en œuvre de tout ce qui était convenu et soutenu par Moscou, Berlin, Paris et Kiev.
Deux rencontres ont déjà eu lieu au niveau des vice-ministres des Affaires étrangères/directeurs politiques, au cours desquelles ils ont examiné la façon dont les accords conclus à Minsk le 12 février de l’année en cours étaient respectés.
La dernière rencontre a été tenue fin de mars. La possibilité d’une implication des ministres a été évoquée, et il a été déclaré qu’à une certaine étape, quand les circonstances l’exigeront, nous n’excluons pas cette possibilité. Personne n’a convenu d’un agenda quelconque ou d’une date. J’étais donc un peu surpris de lire hier que le Président de l’Ukraine Petro Porochenko avait déclaré que les ministres des Affaires étrangères examineraient l’opération de maintien de la paix de l’Onu, qui serait basée sur la mission policière de l’Union européenne.
Nous sommes prêts à discuter de toutes les propositions et nous n’éviterons pas de réagir à des idées ukrainiennes, allemandes, françaises ou autres. Cependant, l’opération de maintien de la paix convoitée par Kiev concerne également, selon leur propres déclarations, la ligne de séparation entre les forces de l’ordre ukrainiennes et les forces des Républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk, ainsi que toute l’étendue de la frontière russo-ukrainienne. Mais dans ce cas, la première chose qui vient à l’esprit est que l’idée d’une telle opération de maintien de la paix doit, en toutes circonstances, être discutée avec Lougansk et Donetsk.
Lorsque nous en avons entendu parler pour la première fois, deux jours après la fin de la rencontre au sommet à Minsk le 12 février dont les résultats ont été salués à l’unanimité, notre première réaction fut la suivante : comment est-ce possible ? A Minsk, personne n’avait mentionné aucun soldats de la paix. Tout le pathétisme était axé sur la nécessité de renforcer de manière significative la mission spéciale d’observation de l’OSCE et de l’équiper, en ajoutant du personnel et en mettant à sa disposition des drones et d’autres techniques pour qu’elle puisse surveiller efficacement le cessez-le-feu et le retrait des armes lourdes. Et là, tout à coup, deux jours plus tard, on déclare la nécessité d’une mission de maintien de la paix. À la question de savoir pourquoi, si brusquement, il fallait promouvoir cette idée, sans même avoir rempli ce qui avait été convenu concernant le renforcement de la mission de l’OSCE, Petro Porochenko a dit qu’à Kiev on était convaincus que sans sécurité, rien ne pourrait être fait. Cette phrase est difficile à contester. C’est exactement ce que nous cherchons à faire. Au cours des négociations, il arrive parfois qu’une partie veuille gagner du temps. Alors elle lance une nouvelle idée dont personne n’a jamais parlé et qui commence à détourner l’attention du travail sur ce qui a été déjà convenu.
J’aimerais bien qu’un nouvel exemple d’une telle manœuvre tactique ne se produise. Il n’y a pas longtemps, le Président de la Russie, Vladimir Poutine, a dit au cours de son entretien avec le Président ukrainien, comme moi je l’ai dit à mon collègue ukrainien Pavel Klimkine (pendant quatre jours, nous nous sommes beaucoup entretenus avec lui par téléphone), que nous étions prêts à en discuter, mais l’Ukraine devrait bien comprendre que nous aurions des questions, et elles sont déjà exprimées. Tout d’abord, en quoi cela serait différent du rôle de l’OSCE ? Si c’est spécifiquement les Casques bleus que vous voulez faire entrer, cela implique la présence des véhicules blindés et de camps aménagés des forces de maintien de la paix. C’est une structure isolante qui serait présente sur la ligne de séparation. En outre, on entend parfois des nouvelles venant d’Ukraine disant que la majorité de la population aimerait bien oublier cette région autoproclamée, ce qui serait très triste. Cela serait une grave tendance de confrontation – je ne veux même pas y penser.
Question : « L’amputation » d’une partie du pays…
Sergueï Lavrov : Exactement. J’essaie juste de comprendre à quoi cette idée pourrait conduire et ce qui pourrait se cacher derrière elle. Une des explications objectives, qui se trouve sur la surface, est que si l’on veut amputer cette région, il faut sans doute faire entrer des troupes de l’ONU et maintenir la frontière. La question est de savoir, à quoi bon ? Pourquoi ne peut-on pas se concentrer sur le renforcement de l’OSCE ? Il faut absolument en discuter avec Lougansk et Donetsk. Et enfin, une dernière chose : ils insistent pour qu’une telle opération hypothétique de maintien de la paix contrôle non seulement la ligne de séparation, mais aussi la frontière russo-ukrainienne. Cependant, les accords de Minsk stipulent clairement que le processus de rétablissement du contrôle de la frontière avec la Russie ne sera achevé qu’après qu’une loi sur le statut particulier sera appliquée à ces territoires et que les élections aux organes du pouvoir local auront lieu (avant tout au niveau municipal), et que ce statut sera confirmé par la Constitution, par des amendements qui doivent être examinés avec la participation de Lougansk et de Donetsk. Et ainsi de suite.
Par conséquent, le fait de mettre en avant cette mission de l’ONU, ainsi que les propos selon lesquels le statut particulier ne sera accordé qu’après fermeture de la frontière, nous conduisent à une impasse. Le fait qu’aujourd’hui, dans le cadre du Groupe de contact, il y ait toujours des consultations assez constructives sur le nombre de sous-groupes de travail, sur leurs mandats et sur leur composition, est une manifestation de bonne volonté des insurgés. Ils ont bien déclaré qu’en fait, les lois adoptées par la Rada suprême, qui ont bouleversé toute la suite des mesures prévue par les accords de Minsk, compromettent les efforts des chefs d’État et de gouvernement du « format Normandie ». Mais nous espérons quand même et nous travaillons avec Berlin, Paris, et nous essayons de travailler avec Washington, pour qu’ils fassent entendre raison aux autorités de Kiev et les forcent, cette fois-ci, à respecter les accords.
Comme on le sait bien, on a fermé les yeux sur le non-respect, par les autorités actuelles de Kiev (l’opposition à l’époque), de l’Accord du 21 février 2014. Personne parmi les leaders occidentaux qui avaient garanti ces accords, n’a rien reproché à Kiev. Maintenant, on constate la même chose. Mais nous ne pouvons pas permettre l’échec des accords de Minsk, maintenant confirmés non seulement au niveau des ministres européens, mais aussi au niveau des chefs d’État.
Question : N’avez-vous pas l’impression que Petro Porochenko triche tout simplement, et que Moscou, Paris et Berlin se laissent tromper ? Il organise des inspections d’équipements militaires, porte une tenue de camouflage, ordonne la mobilisation et se prépare ouvertement à la guerre. Cela ressemble à un double jeu, pour ne pas dire plus. Le comportement des principales puissances européennes est-il approprié ? J’entends par là la France, l’Allemagne et la Russie.
Sergueï Lavrov : Nous n’avons pas d’illusions à ce sujet et nous en parlons ouvertement. Après les entretiens que j’ai récemment eus à Lausanne avec mon homologue français Laurent Fabius, et mon homologue allemand Frank-Walter Steinmeier, je peux dire en toute sûreté que l’Allemagne et la France comprennent aussi très bien que les décisions prises par Petro Porochenko, qu’il n’avait même pas l’intention de contester (il les a initiées lui-même, même si elles allaient à l’encontre de ce qu’il avait signé à Minsk), entravent sérieusement le règlement de la situation.
Kiev déclare : nous nous occuperons du processus politique seulement après que toute violation du cessez-le-feu aura pris fin et que l’OSCE dira être complètement satisfaite du retrait de toutes sortes d’armes. D’accord. C’est tout à fait juste, et cela doit se faire, indépendamment de tout, pour qu’il y ait moins de risques d’une reprise des hostilités. Après Kiev dit : nous allons nous occuper du processus politique après la restauration complète de notre pouvoir et du contrôle total sur ces territoires.
Mais alors aucun processus politique ne sera plus nécessaire. Ils vont mettre au pas tout le monde, comme ils l’ont fait avec le reste de l’Ukraine où ils essaient d’appliquer un régime autoritaire et de serrer les vis. C’est difficile à contester. Dans cette situation, Berlin et Paris comprennent, bien sûr, que de telles lois et une telle position vont complètement à l’encontre des accords de Minsk. Je demande à mes partenaires pourquoi ils n’en parlent pas publiquement. Ils ont déjà gardé le silence le 22 février 2014, et on a vu ce qui s’est passé. Si maintenant un nouveau « plan Barbarossa » se prépare en Ukraine, vous en serez coupables, parce que nous appelons à l’empêcher, à s’éloigner de la politique de confrontation, et vous restez silencieux. Ils nous assurent alors qu’ils travaillent avec Kiev par leurs propres canaux. Mais il paraît que les Américains travaillent de manière plus active et efficace. Le fait que Washington ne veut pas voir aboutir les accords de Minsk, tout comme il ne veut pas que la crise actuelle dans les relations entre la Russie et l’Europe soit surmontée, est aussi évident pour moi. Bien que le Secrétaire d’État américain John Kerry me dise tout le temps le contraire. Cependant, ce sont les actions concrètes dirigées par un nombre de fonctionnaires d’un niveau beaucoup plus inférieur, ainsi que toutes sortes d’organisations non gouvernementales et différentes fondations qui font la pluie et le beau temps en Ukraine. Les informations se répandent largement et activement.
Autre point intéressant : la décision de ne pas imposer de nouvelles sanctions contre la Russie et de déclarer que la mise en œuvre complète des accords de Minsk conditionne l’abandon de la pression des sanctions, est présentée comme la plus grande réussite des responsables politiques européens. Or, maintenant, c’est l’Ukraine qui ne respecte pas les accords de Minsk, voire les bloque. Il s’avère donc que maintenant, c’est Kiev qui détient la clé de la normalisation des relations entre la Russie et l’Union Européenne.
Question : Et l’Ukraine se trouve sous le contrôle des USA.
Sergueï Lavrov : Vous voyez : il y a des vrais casse-têtes, même s’ils sont assez simples. Ce ne sont pas des stratégies progressives.
Question : Une confrontation ouverte avec les Américains se fait de plus en plus sentir dans le monde entier (je comprends que vous avez de bonnes relations avec le Secrétaire d’État John Kerry, mais c’est un sujet à part). En outre, les Américains se permettent d’exprimer leur mécontentement à l’égard des gros projets chinois et de la participation d’autres pays à ces projets. Demain, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, arrive à Moscou ; et les négociations en plein format seront tenues. Dans quelle mesure les Américains influencent-ils nos relations ? Est-ce qu’ils essaient de poser des limites à la Chine ? Si les relations se développent, elles doivent traverser certaines étapes. Quelle pourrait être la prochaine étape de nos relations avec la Chine ? Comment l’envisagez- vous ?
Sergueï Lavrov : En principe, les Américains essaient d’enrayer les relations de tous les pays sans exception avec la Fédération de Russie. Les démarches obstinées et répétées qu’ils adressent notamment à la Chine en l’appelant à ne pas agir trop activement sur le front russe, me font sérieusement douter de l’adéquation des décisions prises par le Département d’État, je ne sais pas à quel niveau. Tous les partenaires que nous rencontrons – pendant mes visites ou lorsque nos collègues viennent chez nous – subissent, avant ces visites, l’influence soit de l’ambassadeur américain, soit de quelqu’un de rang inférieur qui exprime ses exigences, soit un émissaire de Washington circule dans la région et dit quelque chose à tout le monde.
Question : Il met en garde.
Sergueï Lavrov : Oui, il met en garde. L’ambassadeur des USA à Prague, Andrew Shapiro, a regretté et souligné que le Président tchèque Milos Zeman agissait de manière imprévoyante en partant à Moscou. C’est fou ! Je ne peux même pas le commenter. Je trouve que vous l’avez déjà suffisamment fait. Milos Zeman a sa propre dignité et fierté. Malheureusement, ce n’est pas le cas de tout le monde. Je ne comprends pas quand on s’adresse à Pékin avec une démarche tout aussi arrogante. Je ne sais pas qui y étudie la politique chinoise, le positionnement chinois dans le monde contemporain, les relations sino-russes.
Avec la Chine nous avons un niveau de relations sans précédent. Un niveau véritablement multilatéral, global et stratégique. Les projets d’infrastructure que vous avez mentionnés, la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures. C’est une partie de la philosophie de la Chine contemporaine pour la promotion du concept de la ceinture économique de la Route de la soie.
Il faut dire que le Président russe Vladimir Poutine et le Président chinois Xi Jinping étudient régulièrement, lors de leurs entretiens, l’évolution de la coopération régionale et multilatérale – l’Organisation de coopération de Shanghai, les Brics et tout ce qui concerne d’une manière ou d’une autre le développement de l’Espace eurasiatique et son interconnexion avec la région Asie-Pacifique, d’une part, et avec l’Europe de l’autre. C’est un immense pont, qui s’appelait avant la Route de la soie. Aujourd’hui, ces symboles sont bien plus nombreux. Il existe des projets de modernisation des magistrales Baïkal-Amour et du Transsibérien. En suivant les directives des dirigeants de la Russie et de la Russie, les experts se consultent activement sur l’interconnexion de tous ces projets. Je pense que dans ce même rang se trouveront les idées incorporées aujourd’hui dans la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, dont la Russie est devenue membre avec le premier groupe de pays. Nous utiliserons activement ce mécanisme constructif et coopératif pour promouvoir les projets, notamment bénéfiques pour développer notre Sibérie et l’Extrême-Orient.
Question : Cette semaine votre homologue chinois se rendra à Moscou, mais aussi de Belgique, ainsi que le Premier ministre grec Alexis Tsipras. Tout cela sur fond de discussions sur l’isolement de la Russie. Comment ces choses se combinent-elles ?
Sergueï Lavrov : Cela fait longtemps que c’est devenu gênant à commenter. A une époque j’avais honte pour certains exemples de propagande soviétique, même si elle était assez convaincante mais sortait parfois du cadre de ce qu’un homme sensé perçoit. Aujourd’hui, je ressens la même chose pour le matraquage, depuis un an et demi, selon lequel la Russie serait isolée. La réalité prouve le contraire. Nous connaissons les capacités des grands médias qui ne veulent pas partager leur monopole sur le marché médiatique mondial.
Question : Dans quelle mesure la Chine pourrait-elle se sentir dans une nouvelle position après la visite du dirigeant chinois à Moscou le 9 mai pour la célébration du 70e anniversaire de la Victoire ?
Sergueï Lavrov : Il me semble que la Chine a pris conscience depuis longtemps de son nouveau statut. Celui d’une puissance qui apprécie évidemment son richissime passé, sa culture et ses traditions. Un pays qui a conscience de sa renaissance après la Seconde Guerre mondiale, la victoire sur le militarisme japonais. C’est une très grande partie de l’identité chinoise contemporaine. Le 70e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale pour la Chine est une sérieuse étape, assimilée à la nécessité d’empêcher toute révision de cette guerre. Dans ce sens, nos intérêts coïncident à part entière. Le Président russe Vladimir Poutine a invité le Président chinois Xi Jinping à la célébration du 9 mai. Un cycle de pourparlers en plein format sera organisé à l’occasion de cette visite. Le Président chinois Xi Jinping a invité le Président russe Vladimir Poutine à se rendre en Chine début septembre 2015 à l’occasion du 70e anniversaire de la victoire dans le Pacifique.
Je suis convaincu que c’est un contact très important entre nos pays qui permet de défendre le caractère immuable des résultats de cette guerre, l’inadmissibilité d’oublier l’histoire et les héros, des tentatives de la réécrire de manière à mettre les héros au même niveau que les criminels nazis et militaristes.
Question : Que pensez-vous de l’hystérie autour du 9 mai ? Je suis persuadé qu’elle est provoquée par les Américains, qui retiennent littéralement « par le pantalon » pour que certains n’y aillent pas, qui mettent en garde et dissuadent d’y aller, qui intimident comme ils savent si bien le faire. De quoi s’agit-il, d’après vous ?
Sergueï Lavrov : Comme disaient les anciens : « Jupiter, tu te fâches ? Tu as donc tort« . On peut se limiter à cette réponse. Je n’attendais rien d’autre de la part de nos collègues américains, connaissant leurs manières à l’étape actuelle du développement mondial. Je suis davantage préoccupé par certains de nos journalistes, de certains médias, qui commencent à se frotter les mains et se dire : « Lavrov ou Ivanov ont compté 25 participants. Voyons la qualité de ces invitations« . Vous savez, cette vilaine logique ne signifie qu’une chose – ces gens considèrent comme étant de « qualité » uniquement ceux qui en Occident prennent des décisions qui doivent concerner le sort du reste du monde. J’ai un peu honte pour ce genre d’ »articles analytiques ».