Publié le : 29 mai 2015
Source : russeurope.hypotheses.org
Le 29 mai 2015, nous fêterons le dixième anniversaire du referendum sur le projet constitutionnel, qui vit ce dernier rejeté par une large majorité (54,68%). Ce vote ne fut pas isolé. Quelques jours plus tard, les électeurs néerlandais rejetaient à leur tour le projet de traité. Mais, ce 29 mais sera l’occasion aussi de commémorer, car peu de gens auront à cœur de « fêter » cela, le déni de démocratie qui vit, quelques années après, l’essentiel du traité qui avait été rejeté être finalement adopté par un tour de passe-passe dans lequel l’UMP comme le P« S » ont été connivents. Ce déni a provoqué une véritable rupture dans la vie politique française. Nous en vivons aujourd’hui les conséquences. Dix années, donc, se sont écoulées, et les enseignements que l’on peut tirer des événements qui sont survenus depuis fondent la situation politique actuelle.
La crise démocratique
Il ne faut guère aller chercher beaucoup plus loin la crise de la démocratie institutionnelle que traverse notre pays. J’écris « démocratie institutionnelle » et non démocratie, car de nombreux indices témoignent de ce que la démocratie est, elle, bien vivante même si les formes qu’elle prend peuvent surprendre, voire scandaliser. Ce qui est en cause c’est la crise de certaines institutions, crise qui découle de leur perte de légitimité.
Commençons par la presse : rarement depuis qu’il y a une presse libre en France son discours a été aussi et autant discrédité. On le constate dans l’effondrement du lectorat, mais aussi dans l’émergence, certes brouillonne et non dénuée de problèmes et d’abus, d’une « presse alternative ». Cette dernière s’est largement développée sur INTERNET. Le pire y côtoie le meilleur. Mais ce phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur. Le présent carnet en témoigne, avec un nombre de connexions mensuelles et un nombre de lecteur qui sont dignes d’un grand hebdomadaire. Pourtant, si tant de français vont aller chercher sur INTERNET des informations qu’ils n’estiment plus être fiables dans les médias institués, c’est bien parce que ces derniers ont par trop confondu l’opinion – légitime – avec l’information. Le fait qu’en 2005 ils aient pris, dans leur immense majorité, fait et cause pour le projet de traité sans laisser aux opposants, qui allaient pourtant s’avérer majoritaire, un espace d’expression digne et équilibré, n’y est pas étranger.
Mais, cette crise de légitimité touche aussi les partis traditionnels. A multiplier les grands écarts entre les proclamations d’avant les élections et les actes une fois arrivés au pouvoir, en étalant par trop leur cynisme et leur arrogance, ils ont rompu le lien de confiance qui les unissaient à la population. On voit ainsi la côte de popularité monter et descendre dans les sondages au gré de leur exercice du pouvoir. Tel Président, honni à la fin de son mandat, se refait une – timide – santé parce que son successeur s’est avéré aussi hypocrite et aussi cynique que lui même ne l’avait été. Entre le discours du Bourget, où François Hollande clame que « son ennemi est la finance » et la pratique du pouvoir qui le voit s’accroupir devant cette même finance au point de nommer un ancien banquier d’affaires comme Ministre de l’économie, on comprend qu’il y ait un malaise. Et le refus du président d’en prendre acte ne fait que le rendre plus important et plus évident.
Sur le fond, la crise de légitimité qui touche nos institutions, car la justice est elle aussi frappée, traduit l’impuissance, soit subie soit assumée, de ceux qui nous gouvernent. Et cette impuissance a un nom : la crise de l’Etat. Victor Hugo, dans Le Roi s’amuse fait dire au bouffon Triboulet « Je ne viens pas vous réclamer ma fille/ Quand on n’a plus d’honneur on n’a plus de famille ». Ces vers furent l’une des raisons de l’interdiction de la pièce par le pouvoir royal. On peut dire que quand on n’a plus d’Etat, quand on a abdiqué la souveraineté, on ne peut plus prétendre à la légitimité. Ajoutons à cela une atmosphère générale de collusion et de corruption au sein des élites, et l’on aura un tableau, certes pas exhaustif – il y faudrait un livre – des maux qui rongent notre démocratie depuis 10 ans et qui condamnent nombre des institutions de cette dernière.
Les transformations des partis politiques
Dans ce cadre, on assiste à la transformation à marche forcée des principaux partis politiques français.
Pour le parti « socialiste », il est clair que l’on a deux mensonges pour une même expression. Ce n’est plus un parti depuis longtemps, mais une bande de dirigeants qui consentent, de temps à autre, à se plier aux rites d’une onction, à vrai dire assez peu démocratique, de la part de leurs sympathisants. Ce n’est pas, non plus, un parti « socialiste » ou les mots n’ont plus aucun sens quand ont voit le gouvernement issu de ce parti, et avec l’appui de la majorité de ses représentants, casser le code du travail, détruire l’école républicaine, renier ses promesses aux travailleurs, multiplier les cadeaux aux grandes entreprises alors même que les plus fragiles sont confrontés à une insécurité juridique destructrice. Plus fondamentalement, le parti « socialiste » a acquis sa base de classe. Il est devenu le parti de la petite bourgeoisie cosmopolite, celle qui ne voit dans l’Euro qu’un instrument utile pour ses déplacements (ignorant semble-t-il que moins de 10% des français va passer ses vacances à l’étranger). Assurément, il reste à l’intérieur de ce mouvement des femmes et des hommes de qualité et qui sont porteurs d’une réelle aspiration socialiste et républicaine. Mais, ces personnes sont condamnées à n’être que des buttes témoin d’une évolution aujourd’hui irrémédiable.
Le tableau n’est pas plus brillant pour l’UMP, désormais en passe d’être rebaptisé « Les républicains » par un de ces tours de prestidigitateur dont la communication politique est farcie. Mais, en réalité, nous n’avons qu’un conglomérat d’ambitions personnelles qui, pour l’instant, sont fédérées par un chef, pas si charismatique que cela, et dont on ne sait s’il finira devant le Parquet ou sur le tapis. Le programme de ce conglomérat est une catastrophe dans l’attente d’un détonateur. Qu’il s’agisse des propositions économiques, dont on voit bien qu’elles replongeraient la France dans la récession. Qu’il s’agisse des éléments de programme social, qui rivalisent dans l’ardeur réactionnaire avec celles des « socialistes ». Car, si ce sont eux qui portent à l’école de la République l’assaut final, ce dernier a bien été préparé par les réformes d’un dénommé Luc Chatel, ex-chef de produit chez L’Oréal, et qui avait mis en place tous les éléments idéologiques des décisions actuelles. Mais, du corps idéologique du gaullisme, que l’on pouvait admirer ou combattre mais qui avait sa cohérence et sa logique, il ne reste plus rien.
Face à ces deux transformations, aujourd’hui achevées, le champ politique présente des forces en mutation. La mouvance écologiste, dont EELV est une des principales composantes, est traversée par des crises à répétition. Certains, conscients qu’ils ne seront jamais gagnants préfèrent jouer placés en se rapprochant du P« S ». Si le rêve d’un mouvement écologique indépendant survit, ses forces déclinent alors même que de plus en plus de personnes sont convaincus de l’urgence de la crise écologique. La mouvance écologique a clairement échoué dans sa mutation. Pour la gauche radicale, le Front de Gauche et en son sein le Parti de Gauche, c’est aussi d’un échec qu’il nous faut bien parler. Jean-Luc Mélenchon avait mené une belle campagne lors des élections présidentielles de 2012. Mais, il a gaspillé une large part de son acquis à ne pas savoir choisir entre une logique clairement souverainiste et le fédéralisme européen. Cela témoigne, aussi, d’une incompréhension de la période ouverte avec le résultat du référendum de 2005. Il témoignait de la montée en puissance des thèses souverainistes, que ce soit par une intime conviction ou par le constat de l’échec du fédéralisme européen. Le saut aurait dû être fait, si ce n’est en 2012, très vite en 2013. A avoir trop voulu tergiverser, Jean-Luc Mélenchon, et avec lui de Front de Gauche, ont laissé échapper la possibilité que se constitue en France un mouvement similaire à SYRIZA ou à PODEMOS. On peut le regretter, mais il faut en prendre acte.
Dernière force en mutation, le Front National. On ne dira pas le cheminement compliqué, et seulement en partie réalisé, qui a conduit d’une formation clairement d’extrême droite vers un grand parti populiste. Rien n’était acquis en 2005. Pourtant, l’évolution est claire. Elle a bénéficié de la paralysie du Front de Gauche après l’élection de 2012. En un sens le FN-Phillipot est le produit de l’échec du FdG-Mélenchon. Mais, aujourd’hui, l’espace politique structuré par les idées souverainistes est en passe d’être hégémonisé par le Front National. Ce dernier connaît des crises internes, et la dernière a été la plus spectaculaire. Mais, ces crises sont le symptôme et non le moteur de cette évolution.
Dès lors, pour tous ceux qui ont voté « non » en 2005, il y a dix ans de cela, se pose la question de leurs relations avec le Front National. Dans un espace politique où la question de la souveraineté, c’est-à-dire celle de l’Etat, est aujourd’hui la question centrale en cela que toutes les autres en dépendent, il faudra bien l’aborder de face et trancher ou renoncer.
La crise de l’Union européenne
Car ce qui donne à la question de la souveraineté toute son importance c’est aussi le fait que dans ces dix dernières années la crise des institutions de l’Union européennes est allée en s’amplifiant.
Le Traité de Lisbonne, cette monstruosité née d’une forfaiture, établit de fait un régime de souveraineté limitée pour les pays qui en sont signataires. On a vu les conséquences s’en développer depuis la crise de 2008-2009. Le Traité sur la gouvernance européenne, que la France a ratifié sur la base d’un reniement (celui de François Hollande) et d’une nouvelle forfaiture, n’a fait qu’approfondir cette situation. Nous en voyons tous les jours les applications, qu’il s’agisse de notre impuissance organisée sur le plan diplomatique, qui se manifeste tant sur le dossier de l’Ukraine ou sur celui de la négociation du Traité de Libre-Echange transatlantique connu sous le nom de TAFTA, ou qu’il s’agisse de réformes imposées par la logique de Bruxelles et par celle de Francfort, c’est à dire l’Euro. Ces réformes inspirent les mesures mise en place par le gouvernement, que ce soit sur le droit du travail ou sur l’éducation.
Mais, en même temps qu’elle étendait et confortait son pouvoir en dehors de toute sanction démocratique véritable l’Union européenne entrait aussi dans une crise profonde. Les prémisses étaient visibles dès les années 1990 quand l’UE s’est lancée, faute de projet interne cohérent, dans la course aux adhésions, course qui a aboutit aujourd’hui à une crise diplomatique majeure avec la Russie. Mais, cette crise s’est surtout développée au moment même où se jouait la négociation du Traité de Lisbonne. Aujourd’hui il est clair que l’UE est un échec économique. Dans pratiquement tous les pays dits du « Sud » de l’Europe, mais ceci inclut aussi la France, le PIB par habitant stagne, voire est resté inférieur, à ce qu’il était avant la crise de 2008-2009. Et encore ceci n’inclut pas les pays qui ont été ravagés par des politiques d’austérité aussi stupides que meurtrières. Jamais les relations entre les Etats de l’UE n’ont été aussi hypothéquées par des récriminations, des critiques, voire des retours de l’Histoire. L’UE, établie soi-disant au nom de la paix dresse actuellement les peuples les uns contre les autres, provoque par son action inconsidérée des conflits à sa périphérie, et se révèle incapable d’y faire face.
Cette crise de l’Union européenne ne se limite pas à a crise de l’Euro. Car la zone Euro est bel et bien en crise. Quand bien même les problèmes de la Grèce seraient-ils réglés que l’on verrait surgir ceux de l’Italie, et derrière ceux de l’Espagne. Même le très conservateur, et très soumis à Mme Merkel, Premier-ministre espagnol commence à ruer dans les brancards. Il faut y voir, bien entendu, une des conséquences des succès électoraux remportés par PODEMOS récemment. Mais, au-delà de la crise de la zone Euro, on constate tous les jours la réalité d’une crise de l’UE, crise qui aiguise les appétits des Etats et dont la première victime a été le budget de l’UE. Les progrès des partis « eurosceptiques » ou souverainistes dans de nombreux pays ne font que refléter la profondeur de cette crise. Avec le référendum britannique, qui se tiendra soit en 2016 soit en 2017, l’UE va affronter un test sévère.
Si, encore, l’UE reconnaissait la réalité de cette crise, il y aurait un espoir d’évolution. Mais, plus la crise s’approfondit et plus elle est niée par les politiciens européens. Plus elle s’approfondit et plus l’UE se plonge dans les délices d’une gouvernance délivrée de tout contrôle démocratique. Désormais, la « démocratie sans le peuple » semble être son unique avenir. L’UE s’est lentement mais surement transformée en une machine d’oppression. C’est le signe indiscutable qu’elle est entrée dans sa crise terminale. De ce point de vue aussi, les dix ans qui nous séparent du 29 mai 2005 n’ont pas été anodins. Certains diront qu’ils ont révélé la véritable nature de l’UE. Je pense, pour ma part, qu’incapable de supporter la moindre critique, incapable de se livrer à la moindre autocritique, elle s’est lancé dans une fuite en avant qui en a changé la nature.
La révolution qui vient
Pourtant, d‘autres évolutions auraient été possibles. S’il est bon et juste d’accabler tant Nicolas Sarkozy que François Hollande, les deux vaincus du 29 mai 2005, les deux dirigeants qui s’étaient le plus engagés pour le « Oui » et qui ont été désavoués lors du référendum, ceux là même qui sont devenus par la suite Président de la République, il convient de ne pas oublier la responsabilité de Jacques Chirac. Au soir du référendum, il avait toutes les cartes en main. Il aurait pu fédérer les « non » et s’appuyer sur eux pour tout à la fois imposer une renégociation et reconstruire une alliance politique qui lui aurait permis de faire élire son successeur désiré, dont on peut penser qu’il ne s’appelait pas Nicolas Sarkozy. Venant après l’attitude courageuse qui avait été la sienne en 2003 lors de l’intervention américaine en Irak, ceci lui aurait conféré une écrasante légitimité et l’aurait fait maître du jeu. Mais, il faut croire que toute son énergie avait été dépensée justement en 2003. En 2005, il fit les mauvais choix, et ces chois ont conditionné, en bonne partie, la suite.
Dés lors, et compte tenu de la décomposition sur pied des deux partis dominants, de la perte totale de légitimité qui les frappe et qui frappe aussi certaines de nos institutions, il est de plus en plus évident que nous sommes entrés dans une période révolutionnaire. Il faut cependant bien mesurer les mots. Cela ne veut pas dire qu’il y aura nécessairement une révolution – l’histoire se rit des déterminismes sommaires – ni que cette révolution correspondra nécessairement aux modèles de celles du XIXème et du XXème siècle. Parler de révolution signifie que l’ordre constitutionnel sera probablement interrompu, et en tous les cas probablement à reconstruire et que les partis, et les alliances politiques, que nous connaissons seront vraisemblablement pulvérisés ou à tout le moins profondément transformés. Cela veut aussi dire que la violence directe retrouvera sa place dans la lutte politique. On le sait, « la révolution n’est pas un dîner de gala ».
Dans une période révolutionnaire, il convient avant tout de ne pas se tromper d’ennemi. Le seul, le véritable ennemi des français et de la France, c’est tout ce qui s’oppose à ce que le pays retrouve sa souveraineté et, avec elle et grâce à elle, les conditions réelles de la démocratie. Si nous voulons retrouver la capacité de penser un modèle social dans un cadre collectif, si nous voulons mettre à bas l’euro-austérité, il nous faudra au préalable retrouver notre souveraineté. C’est ce que SYRIZA a bien compris en passant une alliance non pas avec le parti avec lequel les points d’accord étaient les plus grands sur la question sociale, mais avec les “Grecs Indépendants” (ou An.El) qui partageaient avec SYRIZA cette conception de la lutte pour l’austérité.
Le camp de ceux qui veulent sincèrement que la France et son peuple regagnent la souveraineté est composite. On peut y trouver nombre de points d’opposition, voire de fracture. Ceci fut déjà le cas dans la Résistance et l’une des taches du CNR fut justement de donner un cadre où ces oppositions pouvaient se manifester mais sans porter atteinte au combat pour la Libération. Que ce camp soit composite est d’ailleurs profondément logique dans une société qui est largement hétérogène et traversée d’intérêts différents. Mais, la constitution, et ici on a envie de dire la reconstitution de ces « choses communes », de ces res publica est aujourd’hui une priorité absolue. A quoi bon, en effet, se battre pour des parcelles de « pouvoir » si ce dernier est vide de sens ?
Cela impose que, dans le camp des souverainistes, on établisse une trêve sur ce qui divise afin de se concentre sur ce qui nous unit. J’écris « trêve » et non paix, car, une fois la souveraineté retrouvée, une fois l’Etat reconstruit, les luttes sociales et politiques reprendront de plus belle. Mais, dans la période actuelle, il faut comprendre que ces luttes doivent être soumises à l’objectif principal, celui du rétablissement de la souveraineté. Non que ces luttes soient contradictoires avec cet objectif. Je suis persuadé que dans la lutte contre le TAFTA tout comme dans celle contre la réforme des collèges et la casse de l’éducation nationale, c’est en réalité la souveraineté que l’on défend. Mais, nous pouvons avoir, et il n’y a rien de plus normal à cela, des points de vue qui différent dans le cadre de ces luttes. Ces contradictions, il faudra si ce n’est les faire taire, du moins les réguler pour qu’elles n’empêchent pas la constitution d’une large alliance. Cela implique que nos coups devront porter en priorité contre l’ennemi et non entre nous. Mais cela implique aussi qu’entre la souveraineté et l’utopie fédérale, il faudra choisir.
Jacques Sapir
[...] Comme le dit Jacques Sapir : « le Traité de Lisbonne, cette monstruosité née d’une forfaiture, établit de fait un régime de souveraineté limitée pour les pays qui en sont signataires ». lien [...]