Publié le : 06 juin 2015
Source : russeurope.hypotheses.org
La situation en Ukraine et dans les zones insurgées du Donbass se détériore progressivement. Les combats de ces derniers jours, assurément limités, mais qui ont été les plus violents depuis janvier 2015 le prouvent. L’accord « Minsk-2 » est en train de ce dissoudre, et ceci largement du fait du gouvernement de Kiev. Cela était prévisible. Il faut donc revenir sur la situation pour tenter de comprendre comment on en est arrivé là.
Les ruptures du cessez-le-feu
Le cessez-le-feu décrété après les accords de Minsk-2 n’a jamais été parfaitement respecté. Les observateurs de l’OSCE insistent sur le fait que ces violations sont, le plus souvent, le fait des forces de Kiev. Les bombardements de fin mai sont progressivement montés en puissance, provoquant la « contre-offensive » des forces insurgées sur Mariinka. Mais, après avoir pris le contrôle de cette petite ville, d’où des observateurs guidaient les tirs de l’artillerie des forces de Kiev, les forces insurgées n’ont pas poussé plus loin leur avantage.
Le discours tenu le 4 juin par le Président Poroshenko à Kiev, devant le Parlement (la Rada) où il évoque les milliers, voire les dizaines de milliers de soldats russes dans le Donbass doit être pris pour ce qu’il est : de la propagande [1]. Kiev a visiblement voulu jouer la carte d’une stratégie de la tension pour tenter de ressouder ses soutiens internationaux qui semble aujourd’hui se déliter. Le moins que l’on puisse dire est que cette tentative s’est plutôt retournée contre ses auteurs.
Ces ruptures du cessez-le-feu ne présagent pas à elles seules d’une possible reprise des combats. Elles ne sont significatives que dans la mesure où elles se situent dans un contexte de non-application de l’accord de Minsk-2. Rappelons que l’accord de Minsk-2 prévoyait un important volet politique en plus du volet militaire (cessez-le-feu, échange de prisonniers). Ce volet politique prévoyait une fédéralisation de fait de l’Ukraine et le respect de l’intégrité territoriale du pays, moyennant une très large autonomie conférée aux régions de Lougansk et Donetsk. D’emblée, le gouvernement de Kiev a montré de fortes réticences a mettre en œuvre le volet politique de l’accord. Or, si l’on ne procède pas à la mise en œuvre du volet politique, la question militaire resurgira nécessairement. C’est bien parce que nous sommes dans une impasse politique qu’il y a un risque de reprise généralisée des combats.
Le camp de la guerre
Il faut ici dire que, des deux côtés, il y a des personnes qui poussent à cette reprise des hostilités. Du côté des forces de Kiev, les différents groupes d’extrême-droite, voire ouvertement fasciste, poussent à l’évidence à une reprise des combats. Outre l’espoir d’obtenir des victoires sur le terrain, ces groupes ont compris qu’ils ne seront importants dans l’espace politique kiévien qu’en raison du maintien d’une atmosphère d’hostilités et de conflits. Que la tension retombe et ces groupes apparaîtront pour ce qu’ils sont, des bandes de dangereux excités et nostalgiques du nazisme. D’autre forces jettent de l’huile sur le feu : ce sont certains des oligarques, qui forment l’épine dorsale du régime de Kiev, et qui cherchent à prospérer sur l’aide militaire (en particulier américaine). Eux aussi ont intérêt à une reprise des combats.
Du côté des insurgés, il y a des groupes et des personnes qui regrettent que les forces de la DNR (Donetsk) et de la LNR (Lougansk) n’aient pu pousser leur avantage en septembre 2014. A ce moment là, l’armée de Kiev était en pleine déroute. Il eut été possible de reprendre Marioupol, voire d’aller vers Kherson. Si l’offensive des forces de la DNR et de la LNR s’est arrêtée là ou elle s’est arrêtée, c’est du fait de l’intervention russe. Le gouvernement russe a clairement fait comprendre aux insurgés qu’ils devaient s’arrêter. Et ici se place l’un des paradoxes de la crise ukrainienne : les pays de l’Union européenne, et les Etats-Unis, auraient dû prendre en compte cette attitude de la Russie. Il n’en a rien été, ce qui n’a pas peu contribué à persuade les dirigeants de Moscou de la mauvaise foi de leurs interlocuteurs. Si les relations sont tellement difficiles aujourd’hui entre ces pays et la Russie, c’est aussi le produit de leur attitude envers la Russie au moment où cette dernière faisait tout pour calmer la situation militaire.
Les relations de Moscou avec la DNR et la LNR sont complexes. Ceux qui veulent ignorer l’existence d’une autonomie de décision de Donetsk (plus que de Lougansk) commettent une grave erreur. Bien entendu, les dirigeants de la DNR et de la LNR cherchent à être dans de bons termes avec la Russie, mais leurs objectifs ne coïncident pas nécessairement.
La vie dans le statuquo
Faute d’une mise en œuvre du volet politique de l’accord de Minsk, la vie tend à s’organiser sur la base d’une indépendance de fait des régions de Lougansk et Donetsk. Et il est clair que cette vie est tout sauf facile. La population totale des zones sous le contrôle des insurgés est d’environ 3 millions d’habitants, dont environ 1 million est réfugié en Russie. La persistance des combats sur la ligne de front empêche tout effort sérieux de reconstruction pour l’instant, à l’exception du rétablissement de la ligne de chemin de fer entre Lougansk et Donetsk. Une des raisons, d’ailleurs, dans le maintien des combats et les violations incessantes du cessez-le-feu par les forces de Kiev, est la volonté ouvertement affichée par les dirigeants de Kiev de maintenir la population du Donbass dans une insécurité importante et dans une atmosphère de terreur.
Le gouvernement de Kiev a suspendu le paiement des retraites et pensions, ce qui équivaut d’une certaine manière à reconnaître qu’il ne considère plus Lougansk et Donetsk comme relevant de sa juridiction. Rappelons d’ailleurs que le gouvernement russe avait toujours maintenu le versement des retraites et des pensions en Tchétchénie dans la période ou Doudaev avait proclamé la soi-disant « indépendance » de cette république. Il n’est pas dit que les dirigeants de Kiev aient mesuré toutes les implications juridiques de leurs actions. L’un des points de l’accord de Minsk-2 était justement de veiller à la reprise de ces versements. Inutile de dire que Kiev continue de s’y opposer. La population est largement tributaire de l’aide humanitaire russe. Une production minimale continue de sortir des mines de charbons et de certaines usines. Cette production était vendue à Kiev jusqu’en décembre. Puis, à la suite de la destruction par les forces de Kiev de la ligne de chemin de fer, ces ventes se sont interrompues et ont été remplacées par des ventes à la Russie.
Insistons sur ce point : il entraine une progressive raréfaction de la Hryvnia dans le Donbass et la montée en puissance du Rouble russe. De plus, compte tenu de la meilleure solidité du Rouble par rapport à la Hryvnia, le Rouble est massivement devenu l’instrument d’épargne et l’unité de compte dans le Donbass. Or, la question de la monnaie qui circule est éminemment politique. Le choix, pour les autorités de la DNR et de la LNR, est donc entre trois solutions : conserver le Hryvnia (et reconnaître que la DNR et la LNR sont des républiques autonomes dans le cadre de l’Ukraine), basculer vers le Rouble, ce qui prendrait la dimension d’une annexion par la Russie, ou créer leur propre monnaie, et revendiquer leur indépendance. Cette dernière solution n’est pas impossible. Les Pays Baltes, avant d’adopter l’Euro, ont eu chacun leur monnaie. Mais, elle soulève des problèmes extrêmement complexes à résoudre. En réalité, autour de la question de la monnaie se déploie la question du futur institutionnel du Donbass. Les autorités de la DNR et de la LNR, pour l’instant, conservent la Hryvnia. Mais, la raréfaction des billets et la disponibilité du Rouble pourraient bien les obliger d’ici quelques mois à changer d’avis. On voit alors ce qui est en cause. Donetsk et Lougansk vont-ils avoir le statut de république autonome au sein de l’Ukraine, dont il faudra alors réviser la Constitution, ou s’oriente-t-on vers une indépendance de fait, qui ne sera pas reconnue par la communauté internationale ? La Russie, pour l’instant, pousse plutôt pour la première solution alors que les dirigeants de la DNR et de la LNR ne cachent pas leur préférence pour la seconde.
La position des occidentaux
Face à cette situation qui dégénère du fait de l’absence de volonté de mettre en œuvre une solution politique, on a noté ces dernières semaines une certaine évolution de la position tant des Etats-Unis que des pays de l’Union européenne.
Les Etats-Unis, par la voix de leur Secrétaire d’Etat, John Kerry, insistent désormais sur la nécessité pour Kiev d’appliquer l’accord de Minsk-2 [2]. Très clairement, les Etats-Unis n’entendent pas porter le fardeau de l’Ukraine, dont l’économie se désintègre et qui pourrait dans les jours ou les semaines qui viennent faire défaut sur sa dette, comme semble l’annoncer l’échec des négociations avec les créanciers privés [3].
L’Ukraine, qui connaît depuis ces derniers mois une inflation galopante et dont la production pourrait baisser de -10% en 2015, après une baisse de -6% en 2014, a désespérément besoin d’une aide massive. Or, les Etats-Unis n’ont aucune intention de la lui fournir. Ils se tournent vers l’Union européenne, mais cette dernières est, elle aussi, plus que réticente. Bien sur, le secrétaire d’Etat à la défense, Ash Carter, insiste pour que de nouvelles sanctions soient prises contre la Russie [4]. Mais, ceci est plus à mettre sur le compte de l’inefficacité maintenant constatée des sanctions précédentes.
La position française a commencé à évoluer depuis ces derniers mois. Non seulement on commence à reconnaître au Quai d’Orsay que la question ne peut se résumer en un affrontement entre « démocratie » et « dictature », mais on sent, à certaines déclarations, une réelle fatigue devant les positions du gouvernement de Kiev qui ne fait rien pour appliquer les accords de Minsk. On commence à regretter, mais sans doute trop tard, d’être entré dans une logique diplomatique dominée par les institutions de l’UE, qui donnent de fait un poids hors de toute proportion aux positions des polonais et des baltes sur ce dossier. Le sommet européen des 21-22 mai qui s’est tenu à Riga a, de fait, sonné le glas tant des espoirs ukrainiens que de ceux de certains pays boutefeux au sein de l’UE [5].
L’Allemagne, elle aussi, commence à évoluer sur cette question. Après avoir adopté une position hystériquement anti-russe depuis des mois, elle semble avoir été prise à contre-pied par le changement de position des Etats-Unis. Très clairement, elle perçoit que si ces derniers réussissaient à faire porter le fardeau ukrainien à l’Union européenne, c’est l’Allemagne qui aurait le plus à perdre dans cette logique. Il est extrêmement intéressant de lire dans le compte rendu de la réunion de Riga que l’accord de Libre-Echange ou Deep and Comprehensive Free Trade Agreement (DCFTA) est désormais soumis dans son application à un accord trilatéral. Deux des parties étant évidents (l’UE et l’Ukraine) on ne peut que penser que la troisième partie est la Russie, ce qui revient à reconnaître les intérêts de ce dernier pays dans l’accord devant lier l’Ukraine à l’UE. En fait, on est revenu à la situation que les russes demandaient en 2012 et 2013, mais ceci après un an de guerre civile en Ukraine.
Il semble donc bien que seule la Grande-Bretagne continue de soutenir une position agressive à l’égard de la Russie, alors que dans d’autres capitales c’est bien plutôt la lassitude devant la corruption, l’incompétence et le cynisme politique de Kiev qui domine.
La Russie en position d’arbitre
Les derniers évènements montrent que la Russie est en réalité dans une position d’arbitre sur le dossier ukrainien. La position officielle du gouvernement russe est d’exiger l’application complète des accords de Minsk-2. Mais, d’un autre côté, il sait que le temps joue pour lui et il pourrait être tenté de laisser pourrir la situation.
Incapable de se réformer, en proie à une crise économique dramatique, Kiev est d’ores et déjà en proie à des problèmes de plus en plus graves. La guerre des oligarques qui se poursuit dans l’ombre montre clairement qu’au sein de l’alliance au pouvoir à Kiev existent des divergences importantes. La nomination par le Président Poroshenko de l’ancien président géorgien, Mikhaïl Sakaachvili, l’homme qui fut responsable de la guerre en Ossétie du Sud et 2008 et qui est poursuivi pour abus de pouvoir dans son propre pays, comme gouverneur de la région d’Odessa montre bien que Kiev se méfie comme de la peste des grands féodaux ukrainiens qui sont susceptibles de changer d’allégeance du jour au lendemain. Un sondage réalisé récemment montre que la popularité de Poroshenko reste très différente entre l’Ouest et l’Est du pays. Les événements de ces 18 derniers mois n’ont nullement fait disparaître l’hétérogénéité politique et de population en Ukraine.
La réalité du pays, une nation diverse et fragile, traversée de conflits importants, peut être masquée pour un temps par la répression et la terreur, comme ce fut le cas ces derniers mois. Mais, ces pratiques ne résolvent rien et les problèmes demeurent ?
Mais, surtout, même le gouvernement ukrainien comprend le rôle économique déterminant que jouaient les relations avec la Russie jusqu’en 2013. Sans un accord avec la Russie, l’Ukraine ne peut espérer se relever et se reconstruire. Cela, le gouvernement russe le sait aussi. La Russie sait donc qu’elle va gagner, que ce soit avec un gouvernement de Kiev devenant progressivement plus sensible à ses arguments ou que ce soit du fait de l’éclatement de l’Ukraine. Elle préfèrerait gagner au moindre coût mais, soyons en sur, elle ne mégotera pas le prix à payer pour cette victoire. Rappelons nous ces strophes du poème Les Scythes :
La Russie est un Sphinx. Heureuse et attristée à la fois,
Et couverte de son sang noir,
Elle regarde, regarde à toi
Jacques Sapir
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[1] Sur la question des forces russes au Donbass et la « menace » sur l’Ukraine, on se reportera à l’Audition du général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire, devant la commission de la Défense Nationale et des Forces Armées, 25 mars 2015, http://www.assemblee-nationale.fr/14/cr-cdef/14-15/c1415049.asp
[2] Helmer J., 19/05/2015, http://www.nakedcapitalism.com/2015/05/john-helmer-how-angela-merkel-abandoned-by-john-kerry-victoria-nuland-and-vladimir-putin.html
[3] Karin Strohecker et Sujata Rao, « L’Ukraine et ses créanciers loin d’un accord sur la dette », Thomson-Reuters, 6 juin 2015, http://fr.reuters.com/article/businessNews/idFRKBN0OM0B920150606
[5] Voir la résolution finale, https://www.google.fr/search?client=safari&rls=en&q=joint+declaration+(http://www.consilium.europa.eu/en/meetings/internationalsummit/2015/05/Riga-Declaration-220515-Final_pdf/&ie=UTF-8&oe=UTF-8&gfe_rd=cr&ei=4QJzVdfFM9OkiAav1IFY