Publié le : 14 août 2015
Source : blog.despot.ch
On me rappelle que j’avais rédigé en septembre 2011 une chronique pilote pour une nouvelle émission d’actualités sur « Léman bleu ». Elle avait pour sujet la chute de Kadhafi en Libye. Il me semble utile de la diffuser à présent que même le danger Al Qaida, que j’évoquais, est devenu un « moindre mal ». La réalité que nous constatons quatre ans plus tard au proche et au Moyen-Orient est bien pire que toutes les jérémiades des pessimistes en mon genre.
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Le couteau par le manche (22.9.2011)
Plus de lettres pour le colonel. Ou, dans une traduction plus littérale : le colonel n’a plus personne pour lui écrire. C’était le titre, prémonitoire, d’un roman de Garcia Marquez : ce que l’auteur lui-même ne savait pas, c’était que son colonel s’appelait Mouammar.
Ainsi M. Jean Ziegler lui-même a fait repentance publique d’avoir serré la main de Kadhafi, expliquant que son ancien ami, hélas, était devenu fou. M. Ziegler a constaté la folie du colonel en même temps qu’il s’assurait de l’imminence de sa chute. En tant que dissident officiel, M. Ziegler a toujours su comment tenir le couteau par le manche, tout en faisant mine de se frotter à la lame.
La palinodie de M. Ziegler avait quelque chose de sordide. Oh, il n’était pas, de loin, la première personnalité suisse à retourner sa djellaba libyenne. Ici, à Genève, on en sait quelque chose. Mais M. Ziegler est un intellectuel, un mandarin, une conscience, comme l’on dit.
Il aurait pu composer, comme l’on compose toujours, dans la vie réelle. Dire que son ancien ami était un dictateur, certes. Mais que c’était aussi un garant de stabilité dans la région. Que ses sujets vivaient bien et recevaient une bonne instruction. Qu’il incarnait encore une certaine idée d’indépendance africaine, un espoir anticolonial, un souvenir de ce beau mouvement que furent les non-alignés. Que, vu le profil des Gurkhas qui le combattaient avec l’appui intéressé de l’OTAN, on en viendrait peut-être à le regretter.
La vie réelle est faite de crépuscules. Pendant qu’on renverse un dictateur, le business continue avec des tas d’autres. M. Ziegler aurait pu faire la part du jour et de la nuit. La part de lumière, en l’occurrence, c’était qu’on avait déboulonné un régime tyrannique. La part obscure, c’est qu’en le déboulonnant on risquait d’offrir un siège aux Nations Unies à Al Qaida.
Aujourd’hui, c’est fait. On a fui Charybde, on s’est échoué sur Scylla. Vous vous souvenez d’Al Qaida, M. Ziegler ? Non ? Lorsqu’on veut toujours tenir le couteau par le manche, il faut avoir la mémoire très courte.
Slobodan Despot