Publié le : 27 juillet 2015
Source : cercledesvolontaires.fr
Diplômé de l’école Normale Supérieure, de l’ENA et ancien haut fonctionnaire, Bruno Guigue est aujourd’hui professeur de philosophie, essayiste et politologue. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont « Aux origines du conflit israélo-arabe, l’invisible remords de l’Occident » (L’Harmattan, 2002).
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Elevée à la dimension d’une crise planétaire depuis l’ascension fulgurante du prétendu « Etat islamique », la crise syrienne a fait l’effet d’un révélateur chimique. Des protagonistes de cette conflagration majeure, elle dissipe peu à peu les faux-semblants en projetant une lumière inaccoutumée sur leurs stratégies les plus retorses. Dernière en date des supercheries dont la politique occidentale est coutumière : la transformation supposée de la branche syrienne d’Al-Qaida en respectable organisation combattante. Le Front Al-Nosra, lit-on dans la presse française et internationale, se « normaliserait », il oscillerait désormais « entre terrorisme et pragmatisme ». Son affiliation revendiquée à Al-Qaida, son idéologie haineuse et sectaire, sa pratique répétée des attentats aveugles frappant civils et militaires ? Ce seraient de lointains souvenirs. Cette mutation génétique vaudrait à l’organisation jihadiste concurrente de « l’Etat islamique », en somme, un véritable brevet de respectabilité.
Ainsi la diplomatie occidentale accomplit-elle des miracles : elle fabrique des terroristes modérés, des extrémistes démocrates, des coupeurs de tête humanistes. Nous fera-t-elle découvrir, demain, des mangeurs de foie philanthropes ? Comme par hasard, cette opération concertée de blanchiment du Front Al-Nosra, branche syrienne d’Al-Qaida, se déroule au moment même où cette organisation conforte son hégémonie politique et militaire dans le nord de la Syrie. La prédestinant à jouer un rôle majeur au lendemain de l’effondrement attendu de l’Etat syrien, ce succès lui vaut les faveurs particulières des puissances occidentales et régionales qui ont juré la perte du régime baassiste. Peu importent alors le coût humain et le prix politique de ce consentement anticipé à l’instauration en Syrie d’un pouvoir ultra-violent, sectaire et mafieux : la chute de Bachar Al-Assad est un jeu, nous dit-on, qui en vaut la chandelle.
En dépit de déclarations hypocrites qui n’abusent personne, le terrorisme jihadiste remaquillé pour les besoins de la cause rend ainsi des services inespérés à la vaste coalition anti-Assad. Bien sûr, cette connivence des Etats occidentaux et des monarchies pétrolières avec les rejetons frelatés d’Al-Qaida a d’abord une signification politique inédite. Elle signe en effet la réinscription simultanée des deux avatars contemporains du jihadisme transnational dans l’agenda stratégique occidental. En clair, la destruction du régime baassiste, objectif numéro un de l’axe Riyad-Paris-Washington, est non seulement une fin qui justifie tous les moyens, mais la perspective d’un Etat jihadiste incluant Damas fait partie de ce plan stratégique. Il est vrai que cette alliance reconduite avec le terrorisme présente aussi un avantage inattendu qui doit son importance à la conjoncture militaire. Elle rend possible, en effet, la prise en tenailles de l’armée loyaliste syrienne par les combattants de « l’Etat islamique » à l’est et ceux du Front Al-Nosra au nord.
Combinée à la pression des forces rebelles soutenues par Israël au sud du pays, cette manœuvre d’encerclement souligne la fragilité relative des positions tenues par le régime. Au nord, l’appui logistique fourni par la Turquie à la coalition jihadiste menée par le Front Al-Nosra interdit aux troupes loyalistes de reprendre le contrôle d’une vaste zone frontalière dont les milices kurdes, de leur côté, tentent de reconquérir les principales villes sur « l’Etat islamique ». Généreusement financée par Riyad et Doha, l’unification des forces rebelles sous l’égide du Front Al-Nosra s’est effectuée au sein d’une « Armée de la conquête » regroupant les différentes brigades combattantes, y compris celles qui furent officiellement armées et entraînées par les services secrets occidentaux. D’apparence nouvelle, cette sous-traitance officielle de la guerre contre Damas au profit des mercenaires du jihad global est en réalité la stricte application de ce qu’on pourrait appeler la « doctrine Fabius ». Dans un accès de franchise, le ministre français des Affaires étrangères n’avait-il pas déclaré en décembre 2012 que le Front Al-Nosra faisait « du bon boulot » en Syrie ?
C’est en vertu de cette doctrine que les puissances étrangères coalisées contre le dernier régime nationaliste arabe se répartissent cyniquement les rôles. A chacune sa partition. Dans son combat sans merci contre Damas, les combattants d’Al-Qaida peuvent ainsi compter sur leurs nombreux amis : la Turquie leur livre des armes, Israël soigne leurs blessés, le Qatar leur verse un chèque à la fin du mois, et le quotidien « Le Monde » les ferait presque passer pour des enfants de chœur. Quant à la « coalition internationale contre l’Etat islamique », sa crédibilité est à la mesure de son inaction remarquée lors de l’offensive jihadiste vers Palmyre, le sauf-conduit ainsi offert aux terroristes illustrant une fois encore la duplicité de l’antiterrorisme proclamé à Washington. Entre la poussée de « l’Etat islamique » sur l’axe Palmyre-Damas et celle du Front Al-Nosra sur l’axe Alep-Damas, le rêve des ennemis de Bachar Al-Assad aurait-il quelque chance de s’accomplir ?
Rien n’est moins sûr, et pour une raison fondamentale : il n’y a plus de guerre civile syrienne, mais un conflit international de grande ampleur. Sur le théâtre des opérations, deux forces principales sont en présence : les organisations jihadistes alimentées sans répit en recrues étrangères d’un côté, et les forces du régime syrien, soutenues par leurs alliés iraniens et libanais, de l’autre. Tout le reste n’est que littérature. Les distinctions ubuesques entre rebelles « modérés », « laïques », « islamistes » ou « jihadistes » projettent une fausse lumière sur une nébuleuse de groupes armés dont les contours sont flottants mais l’intention commune parfaitement claire : imposer par la force une idéologie obscurantiste. Les puissances occidentales et régionales le savent si bien qu’elles apportent leur concours au Front Al-Nosra, désormais accrédité comme successeur potentiel du régime à abattre, tout en s’interdisant de combattre « l’Etat islamique » lorsqu’il affronte l’armée syrienne.
Certes, les chancelleries occidentales et leurs perroquets médiatiques ont longtemps accrédité l’illusion que la guerre civile syrienne opposait un régime sanguinaire à une opposition férue de démocratie. Mais si une telle opposition existait ailleurs que dans les salons des grands hôtels de Doha ou d’Ankara, ses parrains internationaux fonderaient sur elle tous leurs espoirs pour « l’après-Assad ». Or ce n’est pas le cas. L’adoubement officiel du Front Al-Nosra par la coalition internationale prétendument antiterroriste, en réalité, signifie une seule chose : dans l’esprit de ses brillants stratèges, rien ne vaut Al-Qaida pour faire tomber Damas. Entre les divers succédanés du terrorisme jihadiste et une opposition « off-shore » composée d’exilés impuissants, fussent-ils rémunérés par des fondations américaines ou adoubés par le Quai d’Orsay, la doctrine Fabius a tranché.
Très loin des représentations médiatiques accréditées par les idiots utiles de la « révolution syrienne », la réalité du conflit, c’est donc la guerre impitoyable que se livrent un conglomérat terroriste alimenté sans limite par les pays les plus riches de la planète et une armée nationale fondée sur la conscription qui défend son pays contre l’invasion étrangère. Loin d’être une guerre civile, cet affrontement sans merci est un conflit international atypique de grande ampleur. Investissant l’espace virtuel du cyberjihad, Al-Qaida avait fait de la résonance planétaire de son action et de sa doctrine une arme redoutable. Depuis 2011, ses avatars successifs en Syrie ont accueilli depuis les cinq continents un flux incessant de combattants sectaires et fanatisés, avides d’en découdre avec les mécréants et les apostats.
Or cette internationalisation du conflit par une nébuleuse jihadiste capable de réunir 40 000 combattants étrangers a provoqué en retour l’internationalisation de la défense du régime syrien. Non seulement la Syrie multiconfessionnelle soudée autour du régime baassiste bénéficie de l’aide financière iranienne, des livraisons d’armes russes et de l’appui des combattants du Hezbollah libanais, mais 10 000 volontaires iraniens, irakiens et afghans sont attendus pour participer à la défense de la capitale syrienne. Internationalisation contre internationalisation, la riposte des forces loyalistes et de leurs alliés risque d’être à la mesure des moyens colossaux dont disposent, grâce à l’aide occidentale et saoudienne, les nouveaux amis de Laurent Fabius. Face à cette réalité, les vaticinations récurrentes des intellectuels parisiens sur la « révolution syrienne » font alors figure de discussions byzantines sur le sexe des anges.
Bruno Guigue