Publié le : 29 août 2015
Source : lefigaro.fr
Les cent cinquante jeunes participant à l’université d’été du diocèse de Frejus-Toulon ont été les premiers surpris samedi de voir arriver sur leur campus plusieurs dizaines de journalistes et de caméras, attirés par la présence de Marion Maréchal-Le Pen, députée FN du département voisin du Vaucluse. En l’espace de quelques jours, cette présence – pourtant connue et annoncée dès avant l’été – est devenue le symbole d’un changement d’attitude supposée de l’Église catholique à l’égard du Front national. En retour une poignée de chrétiens s’est indignée tandis que des élus d’autres partis s’inquiétaient d’une preuve supplémentaire de la normalisation du parti lepéniste.
Cet emballement et les arguments invoqués ont de quoi surprendre. D’abord, l’initiative de Mgr Dominique Rey, l’évêque du lieu, n’était pas, comme ce fut écrit, une offre de dialogue spécifique lancée au FN en tant que parti. Marion Le Pen n’en était pas l’invitée exclusive ou privilégiée. Elle participait à une table ronde réunissant à pied d’égalité l’ancien député-maire PS d’Ajaccio, Simon Renucci, le député Républicains de la Drôme, Hervé Mariton et Arnaud Leclere, du mouvement Sens commun (rattaché au Républicains). Organisée au sanctuaire de la Sainte-Baume, cette table ronde n’a occupé que deux heures sur un séminaire de quatre jours sur le thème de « la vérité » au cours duquel se sont exprimés plusieurs dizaines d’acteurs de la société, dont des journalistes. C’est ainsi qu’à titre personnel, je suis intervenu le vendredi et ai pu assister le lendemain à ce moment si débattu.
Il y a un côté irréel à s’interroger sur la légitimité de la présence d’une élue FN – « nous sommes tous élus du peuple », a rappelé Renucci – quand cela fait plus de trente ans que tous les médias ont réglé cette question. Non sans débat, mais toujours par l’affirmative ; pluralisme et audience obligent. De même, les responsables politiques dénonçant le plus vigoureusement ce parti issu de l’extrême droite, lui déniant jusqu’au caractère « républicain », acceptent depuis longtemps déjà de participer aux mêmes émissions télévisées et de débattre avec ses représentants.
L’Église, au nom de son magistère moral, devait-elle maintenir un cordon sanitaire qui a disparu partout ailleurs? C’est la thèse d’une certaine sensibilité chrétienne. Non sans paradoxe. Car ce sont ceux-là même qui prônent le plus le dialogue avec « l’autre », qui exaltent « le risque de la rencontre », qui voudraient ériger une barrière avec un « autre » qui ne leur plait pas. Ce sont ceux qui se revendiquent le plus fortement du pape François, le pape du « qui suis-je pour juger ? », celui de l’envoi vers « toutes les périphéries » de l’Eglise, qui prétendent que Marion Le Pen serait au delà des périphéries acceptables.
« La position de l’Église à l’égard du Front national n’a pas changé », a rappelé le porte-parole des évêques de France. Deux réalités ont changé pourtant en trente ans: le Front national lui-même d’un côté, le monde catholique de l’autre, notamment dans son rapport à la politique. La « dédiabolisation » du FN n’est pas seulement la feuille de route de Marine Le Pen. C’est un fait que son électorat s’est à la fois développé et diversifié, grossi d’apports venus de la droite et de la gauche, et que la très grand majorité de ses élus et de ses militants n’ont plus qu’un rapport lointain avec l’arrière-plan idéologique ou historique qui avait justifié des interventions solennelles de l’Église. Dans le Var, où se déroulait cette université d’été, le FN a atteint 40 % des voix aux dernières départementales. Parmi celles-ci, une proportion non négligeable de catholiques. La « faute » eut donc été au contraire de ne pas inviter un de ses représentants. D’autant que l’objet de la séance n’était pas d’entendre la voix des partis, mais d’entendre la voix de croyants engagés en politique ; ce qui est le cas de Marion Maréchal Le Pen.
Mais la mutation la plus profonde est celle du rapport de l’Église de France à la politique. Le pontificat de Jean-Paul II et le renouvellement des générations sont passés par là. La parole publique des évêques et l’engagement dominant des chrétiens s’est recentré sur la mission première de l’Église : l’évangélisation proprement dite. Le débat plus strictement politique en son sein a repris une place sinon secondaire, du moins seconde. Cette remise à sa place de la politique – au sens partisan du terme – permet aujourd’hui une relation plus libre, plus neutre, plus naturelle, et finalement plus décontractée avec les partis. L’invitation lancée à tout élu, fut-il du Front national, ne vaut ni canonisation ni labellisation d’aucun d’entre eux. Il y a donc un côté miroir déformant à surinterprètera la présence de la députée du Vaucluse à la Sainte-Baume ce samedi.
Il n’en fut pas toujours ainsi. De la fin des années soixante au début des années quatre-vingt, il y avait bel et bien eu une volonté explicite des évêques de France de tisser des rapports institutionnels avec tous les partis politiques (le rapport Etchegaray-Matagrin de 1972), ce qui s’était traduit par des rapports exclusifs avec les partis de gauche. À l’époque ce n’était pas le FN qu’il était honteux de fréquenter : en 1975, par exemple, le président et le vice-président de la conférence des évêques de France avaient annulé un déjeuner avec le premier ministre Jacques Chirac au motif que le rendez-vous avait fuité dans la presse. Au nom du « dialogue » de nombreux militants chrétiens avaient accepté la très officielle « main tendue » par le parti communiste dont le fondement idéologique avait portant été déclaré « intrinsèquement pervers » par le Pape Pie XI. La fréquentation du « diable » lepéniste est aujourd’hui dénoncée par la même sensibilité qui avait déjeuné avec le « diable » communiste avec une bien courte cuillère.
Pour revenir au débat d’aujourd’hui, la question de fond est évidemment celle des critères avec lesquels l’Église et les électeurs catholiques doivent aborder le dialogue avec les partis et juger leur programme. Et de ce point de vue, y a-t-il une spécificité du Front national qui justifierait une mise en garde plus explicite? Ceux qui le prétendent mettent en avant « l’accueil de l’étranger » qu’ils opposent au discours « d’exclusion » du FN. Cette exigence de la morale chrétienne est une évidence, rappelée par tous les papes et illustrée par le déplacement spectaculaire de François à Lampedusa. Mais la tentation de faire le tri parmi les impératifs de la foi chrétienne est grande. De garder le « social » et d’oublier le « moral ». Ou l’inverse. Benoît XVI avait ainsi qualifié de « points non négociables » le « respect de la vie » et « le respect de la famille et du couple composé d’un homme et d’une femme ». Ce qui vise en particulier l’avortement, l’euthanasie, les unions homosexuelles ou les manipulations embryonnaires. À cette aune, aucun parti majeur n’est en adéquation avec l’enseignement de l’Église.
L’interpellation du Front national, la sommation même à laquelle certains veulent le soumette, est donc légitime si elle s’adresse avec la même fermeté à tous les partis. Or, dans l’entretien accordé à La Croix par le porte-parole des évêques, l’intransigeance formulée à l’égard de la formation de Marine Le Pen n’est pas complétée par la moindre référence à ces thèmes. Pourtant, de nombreux catholiques et les plus hautes figures de l’Église de France (les cardinaux Vingt-Trois et Barbarin) étaient fortement montés au créneau lors du débat sur Le Mariage pour Tous et sur la révision des lois de bioéthique. Inversement, sur les questions « sociales », incluant celle de l’immigration, l’Église a toujours conjugué l’impératif du respect de toute personne – y compris le clandestin – avec la nécessité et même le devoir des États de définir des politiques de régulation et de protection de ses ressortissants. Ce que le Pape François a rappelé dans son discours devant le Parlement européen. Benoît XVI avait parlé de la nécessité pour l’Europe de « surveiller ses frontières ». Autrement dit, si le racisme est condamnable de manière absolue, des politiques migratoires restrictives, des modifications de l’accès à la nationalité, des décisions d’expulsion,… ne peuvent pas en soi faire l’objet d’une condamnation de principe si elles visent la recherche du « bien commun ». Même si elles peuvent être naturellement contestées ou dénoncées. C’est aussi cette mise en perspective des principes énoncés par l’Église et l’oubli de distinguer les différents niveaux d’autorité « magistérielle » qu’ils recèlent qui fait souvent défaut dans le jugement porté sur les partis politiques, et singulièrement le Front national.
Guillaume Tabard