Publié le : 24 février 2016
Source : elwatan.com
Spécialisé dans le financement du terrorisme, le journaliste Richard Labévière, rédacteur en chef de la revue Défense, évoque des bruits de bottes en Libye, parce que, selon lui, Daech est à 300 km des côtes européennes et que les filières de migration clandestine travaillent avec les groupes salafo-djihadistes qui veulent exporter des activistes vers l’Europe. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il présente l’intervention militaire étrangère en Libye comme « la pire des catastrophes » qui aurait comme principale conséquence de favoriser une jonction opérationnelle entre la nébuleuse AQMI, Boko Haram et les shebab somaliens.
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Quelle lecture faites-vous de la situation en Libye après les attaques américaines dont on ne connaît toujours pas le vrai bilan ?
On peut relever trois points. Le premier : la guerre franco-britannique déclenchée au printemps 2011 contre la Libye par Nicolas Sarkozy et David Cameron, puis relayée par l’OTAN et les Etats-Unis — behind the window —, a eu pour résultat désastreux l’implosion de la Libye comme Etat-nation.
Désormais, le pays est aux mains de factions mafieuses, islamistes ou pseudo-laïques avec deux pôles politiques dominants : le général Haftar à l’Est, soutenu par l’Egypte, l’Arabie Saoudite et les Emirats, et Fajer Libya à l’Ouest (Tripoli), coalition qui regroupe les milices de Misrata, celles de Abdelhakim Belhadj et des forces affiliées aux Frères musulmans, soutenues par le Qatar et la Turquie notamment.
Au milieu (Syrte), on trouve Daech qui, comme en Irak, a bénéficié du ralliement des cadres de l’armée de Saddam Hussein, profite en Libye de l’appui d’anciens officiers gueddafistes, de même que des tribus de la région, berceau originel de la famille El Gueddafi. Deuxième point : les bombardements américains, effectués en dehors de toute légalité internationale, ont eu pour objectif principal d’empêcher l’avancée de Daech vers les zones pétrolières de Cyrénaïque.
Bon nombre d’observateurs s’attendent à une intervention étrangère dont l’agenda serait déjà fixé, sous prétexte de la présence de Daech. Qu’en pensez-vous ?
Effectivement, les bruits de bottes augmentent, parce que Daech est désormais à 300 km des côtes européennes et que les filières de migration clandestine travaillent avec les groupes salafo-djihadistes qui ne cachent pas leur volonté d’introduire ainsi des activistes en Europe. De fait, l’idée d’une coalition menée par l’Italie fait son chemin. Dernièrement, une réunion des états-majors occidentaux à Rome a montré la difficulté d’une telle coalition inimaginable sans l’aval, sinon le feu vert, donné par un « gouvernement libyen » légal, sinon représentatif du pays. C’est, en tout cas, la condition posée par les Nations unies pour cautionner une telle opération.
Pour l’instant, on en est loin. Donc, les Etats-Unis reprennent leur mauvais réflexe d’hyper-gendarme du monde décidant unilatéralement de bombardements meurtriers conformes à leurs intérêts immédiats. Enfin, et ce n’est pas la moindre des raisons de la distorsion actuelle, l’Egypte lorgne sur les champs pétroliers de Cyrénaïque depuis le roi Farouk… A terme, Le Caire mettra tout en œuvre pour contrôler sa frontière ouest et ses réserves d’hydrocarbures. C’est l’une des raisons de l’achat d’armements (BPC Mistral, Rafales, etc.) à la France…
D’après vous, pourquoi de telles frappes au moment où les factions armées libyennes tentaient de trouver un consensus autour d’un gouvernement d’union nationale ?
La France et la Grande-Bretagne ont déclenché leur guerre de mars 2011 contre la Libye, au moment même où Jean Ping et l’Union africaine étaient en train de négocier une feuille de route politique avec El Gueddafi. On assiste au même processus de mépris pour les efforts politiques et diplomatiques déployés sur le dossier libyen, tant par les Nations unies que par la diplomatie algérienne qui cherche courageusement à initier le même processus qu’elle a eu le mérite d’inaugurer entre les Touareg de l’Azawad et les autorités de Bamako. Faudra-t-il maintenant que ces bonnes résolutions soient accompagnées par un vrai suivi politique, surtout économique, concernant notamment la mise en chantier d’infrastructures (routes, puits, systèmes d’irrigation, etc.).
Une intervention militaire étrangère pourra t-elle stopper l’avancée de Daech ? Ne risque-t-elle pas de susciter plutôt le ralliement de tous les groupes armés libyens à Daech, mais aussi des groupes terroristes des pays de la sous-région comme par exemple Boko Haram ou Aqmi ?
Je partage à mille pour cent vos craintes. Une telle intervention serait la pire des catastrophes à venir et aurait, comme vous le dites, comme principale conséquence de favoriser une jonction opérationnelle entre la nébuleuse AQMI, Boko Haram et les shebab somaliens, sans oublier les trafiquants d’ivoire d’éléphants et de cornes de rhinocéros, dont la commercialisation à destination de la Chine, principalement, s’effectue par le port de Kismayo, aux mains des islamistes somaliens…
Comment expliquer qu’un nombre aussi important de terroristes de Daech, qu’on évalue à 5 000, a-t-il pu quitter les zones de combat en Syrie et en Irak pour rejoindre la Libye et occuper le croissant utile ? N’y voyez-vous pas une aide d’un ou de plusieurs Etats ? Si c’est le cas, dans quel but ?
Je ne pense pas qu’il y ait eu un tel mouvement massif de glissement du théâtre irako-syrien vers la Libye. Cette évolution a concerné quelques cadres de Daech du Machrek venus apporter conseils et consignes à des factions islamistes libyennes, dont le recrutement est essentiellement local, endogène et régional, recyclant beaucoup d’anciens activistes tunisiens proches d’Ennahdha et aussi marocains…
La préoccupation opérationnelle essentielle, dont on ne tient pas suffisamment compte, concerne la profondeur stratégique de Daech vers le Fezzan. Le long d’une ligne qui va de la ville de Sabbah jusqu’à celle de Gât, sur la frontière algéro-libyenne à hauteur de Djanet, se sont développés une dizaine de camps salafo-djihadistes.
A partir de ces sanctuaires, des centaines de terroristes se déploient sur l’ensemble de la bande sahélo-saharienne, notamment par la passe frontalière du Salvador, allant même jusqu’à réexporter des terroristes dans le Sinaï égyptien, de même que dans les zones syriennes via la Turquie, qui continue de jouer un rôle des plus ambigus !
Quel impact une telle situation aura-t-elle sur la région, déjà très affectée par les crises en Tunisie, au Mali et en Egypte ?
A terme, cette évolution, très mal gérée par les puissances occidentales notamment, risque d’ajouter de l’instabilité et des soulèvements terroristes à une situation déjà suffisamment explosive. La seule solution sur la table consisterait à appuyer les efforts diplomatiques entrepris sous l’égide des Nations unies et de la diplomatie algérienne.